Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 juin 2014 6 21 /06 /juin /2014 08:51

Le banquet eschatologique 

ou l'hospitalité divine

Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis

 

Au Nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, 

L'Église nous a déjà donné à méditer cette parabole le 2ème dimanche après la Pentecôte, afin d'en souligner l'aspect eucharistique : l'évangile de ce 2ème dimanche est l'évangile des mystères eucharistiques à travers les temps. 

            Aujourd'hui, l'Église reprend le même récit mais selon un autre évangile, car l'Église marche aussi vers l'accomplissement eschatologique de la fin des temps, vers les temps apocalyptiques. 

            Les Pères de l'Église, comme Grégoire de Rome et tant d'autres, discernent dans ce Banquet, trois vagues ou trois mouvements. D'abord viennent les 1ers serviteurs que le Roi envoie quérir les invités : ils n'ont pas de succès. La 2ème vague des serviteurs ne réussit pas davantage : ils sont même maltraités. Enfin, il est dit : «Le Roi fut irrité, il envoya son armée, fit périr ces meurtriers et brûla leur ville». 

            La première vague de serviteurs représente tous les prophètes de l'Ancien Testament, de cette longue période qui précède l'Incarnation du Christ, mais le monde reste indifférent, préoccupé de choses terrestres et ne veut pas reconnaître sa vocation d'union avec Dieu. 

            La deuxième vague de serviteurs symbolise les Apôtres depuis les temps apostoliques, du temps du Christ jusqu'à la fin des temps. C'est-à-dire tous les apôtres chrétiens et aussi, d'une certaine manière, nous tous que Dieu envoie vers le monde pour l'appeler à ce Banquet auquel Il le convie. Et le monde les maltraite et nous maltraite. 

            La troisième vague, c'est une armée, et nous savons que du point de vue des Écritures, "armée" désigne le monde angélique. Cette troisième vague surviendra à la fin des temps, les anges descendront pour détruire la cité qui refuse Dieu. 

            Que peut-on reprocher aux invités qui ne sont pas venus ? Des péchés personnels ? De la faiblesse ? Non ! Car dans le même Évangile il est dit : «Ils amèneront au Banquet des bons et des mauvais». Alors quel était leur péché essentiel ? Pourquoi se sont-ils détournés du Banquet ? Pourquoi cette colère divine ?

            Les invités ont décliné l'appel divin uniquement par désir de s'occuper de leurs affaires, de leurs champs, de leur mariage... 

            L'ennemi du mystère eucharistique, c'est la préoccupation du monde, mais le monde n'a pas le goût de Dieu. Dieu l'invite et il répond : Non ! nous n'avons pas le temps ! Nous avons beaucoup d'autres choses à considérer : œuvres sociale, culturelles, pensées philosophiques, scientifiques, politiques, etc. 

            C'est ainsi que dans tout l'univers l'humanité est tellement absorbée de "choses" à accomplir, qu'elle renonce à sa vocation essentielle qui est celle d'être épouse de Dieu et de se rendre au Banquet nuptial. 

            Nous pouvons remarquer que les grands buts dans la vie n'empêchent pas particulièrement l'évolution spirituelle, mais bien plutôt la sollicitation permanente des choses secondaires, la distraction, car, à bien réfléchir : toutes les choses à faire, les champs sont toujours là ! Et lorsqu'un Roi invite à son Banquet, on peut les abandonner, on peut même abandonner la famille, les affaires, la politique pour lesquelles on garde son temps. Ce sont les petites choses qui retiennent. 

            La plus grande tentation de notre temps - de tous les temps - est précisément de se laisser distraire. Tous sont appelés, mais l'humanité est si distraite, si dispersée par les riens quotidiens - importants en apparence - qu'elle n'éprouve pas le désir de dire : Oui ! Et cependant, chaque Eucharistie que nous célébrons nous offre les prémices de cette invitation divine : «Tout est prêt, le veau gras est servi». L'homme qui cherche soi-disant les Béatitudes, le bonheur, n'a qu'à dire : «Je viens». 

            «Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus !» annonce le Christ dans l'Évangile, nous sommes tous appelés, mais n'est élu que celui qui répond, comme Marie : «Oui !». 

            Trouvons donc le temps, revoyons notre échelle des valeurs, trouvons une place dans notre cœur, dans notre existence pour un oui ardent, oui je suis libre, je viens au Banquet du Roi.

            Amen !

Partager cet article
Repost0
20 février 2014 4 20 /02 /février /2014 09:01

Saint Syméon le Nouveau Théologien.

Son surnom de Théologien exprime la profondeur de sa pensée théologique, et "Nouveau" le qualifie, marquant le renouveau que sa spiritualité a apporté à la théologie chrétienne. Avec Jean l'Évangéliste et Grégoire de Nazianze, il est l’un des trois théologiens de l'église Orthodoxe.

Issu de la petite noblesse et né en 949 en Paphlagonie, près de Sinope, dans cette province chargée d'histoire, qui fut hittite avant d'honorer Mithra, le futur Syméon à Constantinople dans sa jeunesse, tenté par une carrière politique. C'est un jeune homme remuant, avide de tous les plaisirs, vite déçu cependant.
Tel le fils prodigue de la parabole son besoin de vie spirituelle l'amène à fréquenter le grand monastère du Studion, où il rencontre un moine, Syméon le Pieux, qui devient son "maître spirituel". Entré comme novice au Studion en 976, à l'âge de vingt-sept ans, il adopte le nom de son maître pour marquer sa "nouvelle naissance". Syméon, désormais, consacrera sa vie à l'étude, à l'ascèse et à la spiritualité. Après quatre ans d'apprentissage auprès de son père spirituel, il va se mettre au service de ses frères et est, en 980, élu abbé du monastère de Saint Mamas, près de Constantinople. Pendant vingt-neuf ans, il va diriger son monastère, écrire ses Catéchèses, ses Actions de Grâces, prononcer ses sermons, rénover la vie monastique et prêcher, chez les laïcs, une expérience chrétienne renouvelée. Il dérange...

Après des années de travail, en 1009, Syméon renonce à sa charge d'abbé et se fixe à Chrysopolis, sur la rive asiatique du Bosphore. Certes, ses démêlés avec le patriarche Serge II, si attentif à défendre les "droits de l'Église" contre les prétentions impériales, qui n'approuve guère ni l'austérité de sa direction monastique, ni sa quête de spiritualité, et qui lui fait grief de sa dévotion à son maître Syméon le Pieux, apparaissent comme le facteur déclenchant ce retrait.
En fait, Syméon a franchi une étape. Il a soixante ans et ce retrait est aussi l'occasion de rentrer en lui-même : dans son hymne XLIII, il demande à Dieu s'il doit continuer à lutter pour les "besoins temporels" du monastère ou "cultiver sans relâche le recueillement et lui seul".

A Chrysopolis, redevenu simple moine totalement détaché des affaires du monde, vivant enfin pour Dieu seulement, il rédigera ses Hymnes de l'amour divin. Il mourra dans sa retraite, en 1022, ayant atteint ses soixante-treize ans, accueillant la mort avec la joie de celui qui a écrit : « La mort est délivrance des soucis, la mort est libération des maladies et passions de toutes sortes, la mort est suppression des péchés et de toute iniquité, la mort est affranchissement de tous les maux de la vie, et, pour ceux qui ont bien vécu, condition d'une joie sans fin, des délices éternelles et de la Lumière sans couchant. »

La Philocalie a retenue de son oeuvre les "Chapitres pratiques et théologiques" qui s'adressent à des moines, novices ou confirmés, et qui parlent assez peu, explicitement, de la prière. En voici un extrait :

 

Sur les trois modes de la prière.

Il y a trois modes de l'attention et de la prière, par lesquels l'âme, ou bien s'élève et progresse, ou bien tombe et se perd. Si elle use de ces trois modes en temps opportun et comme il faut, elle progresse. Mais si elle en use inconsidérément et à contretemps, elle tombe. L'attention doit donc être inséparablement liée à la prière, comme le corps est inséparablement lié à l'âme. L'une ne peut tenir sans l'autre. L'attention doit aller devant et guetter les ennemis, comme un veilleur. C'est elle qui la première doit connaître le péché et s'opposer aux pensées mauvaises qui entrent dans l'âme. Alors vient la prière, qui détruit et fait périr sur le champ toutes ces pensées mauvaises, contre lesquelles en premier lieu a lutté l'attention. Car celle-ci ne peut, à elle seule, les faire périr. Or c'est de ce combat de l'attention et de la prière que dépendent la vie et la mort de l'âme. Car si, par l'attention, nous gardons pure la prière, nous progressons. Mais si nous négligeons de garder pure la prière, si nous ne veillons pas sur elle, si nous la laissons souiller par les pensées mauvaises, nous sommes inutiles et nous ne progressons pas.
Il y a donc trois modes de l'attention et de la prière. Et il nous faut dire quelles sont les propriétés de chacun. Ainsi celui qui aime son salut pourra choisir le meilleur, et non le pire.

 

Du premier mode de l'attention et de la prière

Telles sont les propriétés du premier mode. Quand quelqu'un se tient en prière, il lève vers le ciel ses mains, ses yeux et son intelligence. Il se représente les pensées divines, les biens du ciel, les ordres des anges et les demeures des saints. Il rassemble brièvement et recueille en son intelligence tout ce qu'il a entendu dans les divines Écritures. Il porte ainsi son âme à désirer et à aimer Dieu. Il lui arrive parfois d'exulter, et de pleurer. Mais alors son coeur s'enorgueillit, sans qu'il le comprenne. Il lui semble que ce qu'il fait vient de la grâce divine, pour le consoler, et il demande à Dieu de le rendre toujours digne d'agir comme il le fait. C'est là une marque de l'erreur. Car le bien n'est pas bien quand il ne se fait pas sur la bonne voie et comme il faut. Quand bien même il vivrait dans une extrême hésykhia, il est impossible qu'un tel homme ne perde pas son bon sens et ne devienne pas fou. Mais même s'il n'en arrivait pas là, il ne saurait parvenir à la connaissance, ni maintenir en lui les vertus de l'impassibilité. C'est ainsi que se sont égarés ceux qui ont vu une lumière et un flamboiement avec les yeux de leur corps, qui ont senti un parfum avec leur propre odorat, et qui ont entendu des voix avec leurs propres oreilles, ou qui ont éprouvé des choses du même ordre. Les uns ont été possédés par le démon, et sont allés de lieu en lieu, hors d'eux-mêmes. D'autres ont reçu en eux les contrefaçons du démon: il leur est apparu comme un ange de lumière, et ils se sont fourvoyés, ils ne se sont jamais corrigés, ils n'ont jamais voulu écouter le conseil d'aucun frère. D'autres encore ont été poussés par le diable à se tuer : ils se sont jetés dans des précipices, ils se sont pendus. Qui pourrait décrire toutes les illusions par lesquelles le diable les égare ? Ce n'est guère possible.
Mais après ce que nous venons de dire, tout homme sensé peut comprendre, à quels dommages expose ce présent mode de l'attention et de la prière. De même, s'il arrive que l'un de ceux qui usent de ce mode n'en reçoive aucun mal, dès lors qu'il se trouve en compagnie d'autres frères (car ce sont surtout les anachorètes qui connaissent un tel mal), cependant, toute sa vie durant, il ne progressera pas.

 

Du deuxième mode

Tel est le deuxième mode de l'attention et de la prière. Quand quelqu'un recueille son intelligence en lui-même, en la détachant du sensible, quand il garde ses sens et rassemble toutes ses pensées pour qu'elles ne s'en aillent pas dans les choses vaines de ce monde, quand tantôt il examine sa conscience et tantôt il est attentif aux paroles de sa prière, quand à tel moment il court derrière ses pensées que le diable a capturées et qui l'entraînent dans le mal et la vanité, quand à tel autre moment, après avoir été dominé et vaincu par la passion, il revient à lui-même, il est impossible que cet homme, qui a en lui un tel combat, soit jamais en paix, ni qu'il trouve le' temps de travailler aux vertus et reçoive la couronne de la justice'. Car il est semblable à celui qui combat ses ennemis la nuit, dans les ténèbres. Il entend leurs voix et reçoit leurs coups. Mais il ne peut pas voir clairement qui ils sont, d'où ils viennent, comment et pourquoi ils le blessent, dès lors que le dévastent les ténèbres de son intelligence et les tourments de ses pensées. Il lui est impossible de se délivrer de ses ennemis, les démons qui le brisent. Le malheureux peine en vain, car il perd son salaire, dominé qu'il est par la vanité. Il ne comprend pas. Il lui semble qu'il est attentif. Souvent, dans son orgueil, il méprise et accuse les autres. Il s'imagine qu'il peut les conduire, et qu'il est digne de devenir leur pasteur. Il est semblable à cet aveugle qui s'engage à conduire d'autres aveugles.
Il est nécessaire que quiconque veut être sauvé sache le dommage que peut causer à l'âme ce deuxième mode, et qu'il fasse bien attention. Cependant ce deuxième mode est meilleur que le premier, comme la nuit où brille la lune est meilleure que la nuit noire.

 

Du troisième mode

Le troisième mode est vraiment chose paradoxale et difficile à expliquer. Non seulement ceux qui ne le connaissent pas ont du mal à le comprendre, mais il leur paraît presque incroyable. Ils ne croient pas qu'une telle chose puisse exister, dès lors que, de nos jours, ce mode n'est pas vécu par beaucoup, mais par fort peu. Un pareil bien, je pense, nous a quittés en même temps que l'obéissance. Car c'est l'obéissance au père spirituel qui permet à chacun de ne plus se soucier de rien, dès lors qu'il remet ses soucis à son père, qu'il est loin désormais des tendances de ce monde, et qu'il est un ouvrier tout à fait zélé et diligent de ce mode. Encore lui faut-il trouver un maître et père spirituel véritable, dégagé de toute erreur. Car celui qui, par une vraie obéissance, s'est consacré à Dieu et à son père spirituel, qui ne vit plus sa propre vie et ne fait plus sa propre volonté, mais est mort à toutes les tendances du monde et à son propre corps, par quelle chose passagère peut-il être vaincu ou asservi ? Ou quelle 'inquiétude et quels soucis peut avoir un tel homme ? C'est donc par ce mode, et par l'obéissance, que se dissipent et disparaissent tous les artifices des démons et toutes les ruses qu'ils trament pour entraîner l'intelligence dans toutes sortes de pensées. Alors l'intelligence de cet homme est délivrée de tout. C'est avec une grande liberté qu'elle examine les pensées que lui apportent les démons. C'est avec une réelle aptitude qu'elle les chasse. Et c'est avec un coeur pur qu'elle offre ses prières à Dieu. Tel est le commencement de la vraie voie. Ceux qui ne se consacrent pas à ce commencement peinent en vain, et ils ne le savent pas.
Or le commencement de ce troisième mode n'est pas de regarder vers le haut, d'élever les mains, d'avoir l'intelligence dans les cieux, et alors d'implorer le secours. Ce sont là, nous l'avons dit, les marques du premier mode : le propre de l'illusion. Ce n'est pas non plus de faire garder les sens par l'intelligence, de n'être attentif qu'à cela, de ne pas voir dans l'âme la guerre que lui font les ennemis et de ne pas y prêter attention. Car ce sont là les marques du deuxième mode. Celui qui les porte est blessé par les démons, mais il ne les blesse pas. Il est meurtri, et il ne le sait pas. Il est réduit en esclavage, il est asservi, et il ne peut pas se venger de ceux qui font de lui un esclave, mais les ennemis ne cessent de le combattre ouvertement et secrètement, et le rendent vaniteux et orgueilleux.
Mais toi, bien-aimé, si tu veux ton salut, il te faut désormais te consacrer au commencement de ce troisième mode. Après la parfaite obéissance que tu dois, comme nous l'avons dit, à ton père spirituel, il est nécessaire de faire tout ce que tu fais avec une conscience pure, comme si tu étais devant la face de Dieu. Car sans obéissance, jamais la conscience ne saurait être pure. Et tu dois la garder pure pou trois causes. Premièrement, pour Dieu. Deuxièmement, pour ton père spirituel. Troisièmement, pour les autres hommes et pour les choses du monde.
Tu dois garder ta conscience pure. Pour Dieu, c'est-à-dire ne pas faire ce que tu sais ne pas reposer Dieu et ne pas lui plaire. Pour ton père spirituel : faire tout ce qu'il te demande, ne pas en faire plus, et ne pas en faire moins, mais marcher selon son intention et selon sa volonté. Pour les autres hommes : ne pas leur faire ce que tu as en aversion et ce que tu ne veux pas qu'ils te fassent. Pour les choses du monde : te garder de l'abus, autrement dit user de tout comme il faut, de la nourriture, de la boisson, des vêtements. En un mot, tu dois tout faire comme si tu étais devant Dieu, afin que ta conscience n'ait rien à te reprocher, quoi que tu fasses, et qu'elle n'ait pas à t'aiguillonner pour ce que tu n'as pas fait de bien. Suis ainsi la voie véridique et sûre du troisième mode de l'attention et de la prière, que voici.
Que l'intelligence garde le coeur au moment où elle prie. Qu'elle ne cesse de tourner dans le coeur. Et que du fond du coeur. elle adresse à Dieu ses prières. Dès lors qu'elle aura goûté là que le Seigneur est bon z, et qu'elle aura été comblée de douceur, elle ne s'éloignera plus du lieu du coeur, et elle dira les paroles mêmes de l'apôtre Pierre : "Il est bon d'être ici". Elle n'arrêtera plus de veiller sur le coeur et de tourner en lui, poussant et chassant toutes les pensées qu'y sème l'ennemi, le diable. À ceux qui n'en ont aucune idée et qui ne la connaissent pas, cette oeuvre salutaire paraît pénible et incommode. Mais ceux qui ont goûté sa douceur et ont joui du plaisir qu'elle leur donne au fond du coeur disent, avec le divin Paul: "Qui nous séparera de l'amour du Christ ?"

Car nos Pères, entendant le Seigneur dire dans le saint Évangile que c'est du coeur que sortent les mauvaises pensées, les meurtres, les prostitutions, les adultères, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, et que c'est là ce qui souille l'homme, entendant aussi l'Évangile nous demander de purifier l'intérieur de la coupe, pour que l'extérieur également devienne pur, ont laissé toute autre oeuvre spirituelle et se sont totalement adonnés à ce combat, c'est-à-dire à la garde du coeur persuadés que, par cette oeuvre, ils pourraient aisément acquérir toute autre vertu, dès lors qu'il n'est pas possible qu'aucune vertu perdure autrement. Cette oeuvre, certains parmi nos Pères l'ont appelée hésykhia du coeur, d'autres l'ont nommée attention, d'autres sobriété et vigilance, et réfutation, d'autres examen des pensées et garde de l'intelligence. C'est à cela que tous ont travaillé, et c'est par là que tous ont été rendus dignes des charismes divins. C'est pourquoi l'Écclésiaste dit : "Réjouis-toi, jeune homme, dans ta jeunesse, et marche sur les voies de ton coeur intègre et pur, et éloigne de ton coeur les pensées." L'auteur des Proverbes dit la même chose : Si la suggestion du diable t'assaille, "ne le laisse pas entrer dans ton lieu". Par lieu, il entend le coeur Et notre Seigneur dit dans le saint Évangile : "Ne vous laissez pas entraîner", c'est-à-dire ne dispersez pas votre intelligence ici et là. Il dit ailleurs : "Bienheureux les pauvres en esprit", c'est-à-dire : Bienheureux ceux qui n'ont dans leur coeur aucune idée de ce monde, et qui sont pauvres, dénués de toute pensée mondaine. Tous nos Pères ont beaucoup écrit là-dessus. Quiconque le veut peut lire ce que disent Marc l'Ascète, Jean Climaque, Hésychius et Philothée le Sinaïte, l'Abbé Isaie, le grand Barsanuphe, et bien d'autres.

En un mot, celui qui n'est pas attentif à garder son intelligence ne peut pas devenir pur en son coeur, pour être jugé digne de voir Dieu. Celui qui n'est pas attentif ne peut pas devenir pauvre en esprit. Il ne peut pas non plus être affligé et pleurer, ni devenir doux et paisible, ni avoir faim et soif de la justice. Pour tout dire, il n'est pas possible d'acquérir les autres vertus autrement que par cette attention. C'est donc à elle que tu dois t'appliquer avant tout, afin de comprendre par l'expérience ce dont je t'ai parlé. Et si tu veux savoir comment faire, je te le dis ici, autant qu'il est possible. Sois bien attentif.

Il te faut avant tout garder trois choses. D'abord ne te soucier de rien, tant de ce qui est raisonnable que de ce qui est déraisonnable et vain, c'est-à-dire mourir à tout. Deuxièmement, avoir une conscience pure : que ta conscience n'ait rien à te reprocher. Troisièmement, n'avoir aucun penchant: que ta pensée ne se porte vers rien de ce qui est du monde. Alors assieds-toi dans un lieu retiré, demeure au calme, seul, ferme la porte, recueille ton intelligence loin de toute chose passagère et vaine. Pose ton menton sur ta poitrine, sois attentif à toi-même avec ton intelligence et tes yeux sensibles. Retiens un moment ta respiration, le temps que ton intelligence trouve le lieu du coeur et qu'elle y demeure tout entière. Au début, tout te paraîtra ténébreux et très dur. Mais quand tu auras travaillé sans relâche, nuit et jour, à cette oeuvre de l'attention, ce miracle, tu découvriras en toi une joie continuelle. Car l'intelligence qui mène le combat trouvera le lieu du coeur. Alors elle voit au-dedans ce qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle ignorait. Elle voit cet espace qui est à l'intérieur du coeur et elle se voit elle-même tout entière lumineuse, pleine de toute sagesse et de discernement. Désormais, de quelque côté qu'apparaisse une pensée, avant même que celle-ci entre, soit conçue et se forme, l'intelligence la chasse et la fait disparaître au nom de Jésus, c'est-à-dire avec l'invocation "Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi". C'est alors qu'elle commence à avoir les démons en aversion, qu'elle mène contre eux un combat sans relâche, qu'elle leur oppose l'ardeur naturelle, qu'elle les chasse, qu'elle les frappe, qu'elle les force à disparaître. Ce qui advient ensuite, avec l'aide de Dieu, tu l'apprendras seul, par l'expérience, grâce à l'attention de l'intelligence, et en gardant dans ton coeur Jésus, c'est-à-dire sa prière "Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi". Un Père dit en effet : "Demeure dans ta cellule, et elle t'apprendra tout".

 

Partager cet article
Repost0
25 janvier 2014 6 25 /01 /janvier /2014 10:26

Avant d'aborder cet exposé sur la doctrine de la grâce dans l'Église Orthodoxe, nous devons faire quelques remarques préliminaires, afin d'éviter tout malentendu possible. 

L'union des Églises et le témoignage de l'Église Orthodoxe 

L'absence d'unité dans le monde chrétien est une réalité cruelle, toujours présente à la conscience de chaque chrétien attentif aux destinées communes de l'humanité. Qui pourrait dire, surtout à l'époque où nous vivons, que ces destinées de la Chrétienté désunie le laissent indifférent, sans encourir la condamnation terrible de l'Apocalypse : «Parce que tu es tiède et que tu n'es ni froid ni ardent, Je te vomirai de Ma bouche» (2, 16). La plaie que ces séparations ont ouverte reste vive et saignante chez tous ceux qui, d'une part, ne se laissent pas engourdir dans un sommeil de suffisance et de contentement de soi-même, mais d'autre part ne peuvent non plus sacrifier à une activité quelconque en vue de l'«union des Églises», la vérité qu'ils confessent. Je me permettrai de citer ici quelques lignes de Kart Barth qui expriment bien ma pensée : «Les mouvements super ou inter-ecclésiastiques ou bien ne valent rien, car ils ne prennent pas au sérieux les problèmes de la doctrine, de la constitution et de la vie de l'Église, ou bien ils valent quelque chose : et voilà que prenant au sérieux ces problèmes, ils sont forcés d'abandonner la neutralité et de créer une nouvelle Église ou une communauté qui lui ressemble. Donc si l'on veut que le travail ecclésiastique se fasse, il se fera dans son centre chrétien : dans les Églises. `Si nous voulons vraiment écouter Christ comme Celui qui est l'unité de l'Église et en qui elle est déjà accomplie, alors il nous faut reconnaître d'une façon concrète notre existence ecclésiastique particulière». Et encore : «Seule une puissante réalité ecclésiastique peut pousser une Église à abandonner sa séparation. Elle ne le fera pas si cela signifie aussi l'abandon d'un point sur un i, dont l'authenticité lui est certaine dans l'obéissance à Jésus Christ». «L'union des Églises ne se fait pas, mais on la découvre». Et j'ajouterai à ces paroles de Barth : on la découvre à condition d'aller jusqu'au bout dans la confession sincère et nette de la foi de nos Églises ou communautés concrètes, historiques, qui seules peuvent engager notre responsabilité. 

Donc en tachant de retracer ici quelques aspects de la doctrine orthodoxe sur la grâce, nous ne chercherons nullement à cacher ou à mitiger les différences foncières qui existent sur ce point avec les autres confessions chrétiennes. Nous ne voulons faire ici aucune polémique, car notre but est de nous comprendre mutuellement. Aussi, si dans cet exposé nous sommes obligés d'opposer maintes fois certains points de l'enseignement de l'Église Orthodoxe aux points de vue des autres confessions chrétiennes, il ne faut pas nous prêter des sentiments d'hostilité confessionnelle ou, encore moins, le moindre désir de blesser nos frères séparés. 

Tout en opposant l'enseignement de l'Église orthodoxe à celui d'autres communautés, je me garderai bien d'entrer dans les détails des controverses au sujet de la grâce qui créèrent tant de courants d'opinions diverses en Occident. En effet Khomiakoff disait il y a presque un siècle que pour nous, orthodoxes, l'Occident séparé ne peut se présenter autrement que sous l'aspect d'une seule famille, d'un groupe relativement homogène. Tous les déchirements entre Rome et la Réforme ne sont pour nous que des scissions intérieures de la chrétienté occidentale. Notre séparation d'avec Rome consommée au XIe siècle se rapporte au même titre aux protestants et à toutes les communautés qui se détachèrent ultérieurement du patriarcat de Rome. Ceci est juste surtout en ce qui concerne la doctrine de la grâce, car la séparation de l'an 1054, malgré tout ce qui a été dit et écrit à ce sujet par les polémistes d'époques postérieures, eut pour fondement dogmatique l'enseignement sur le Saint-Esprit, Donateur de la Grâce. Ceci dit, nous nous trouvons posés face à face avec notre sujet. 

La question de la grâce en Occident médiéval 

On peut dire, d'une façon très générale, que la question de la grâce s'est posée en Occident le plus souvent en partant d'un point de vue fonctionnel : celui du rôle de la grâce dans l'œuvre de notre salut. On s'intéresse surtout à la fonction sans se demander toujours quelle est la nature de la grâce. Dans la définition classique des manuels de théologie, la grâce apparaît comme un «don surnaturel concédé par Dieu à une créature douée d'intelligence en vue du salut éternel». Les distinctions multiples de la grâce - sanctifiante ou justifiante «gratum faciens» ou «gratis data», habituelle et actuelle - ont pour but de nous montrer les fonctions différentes de la grâce par rapport au sujet qui le reçoit

Envisagée surtout comme une relation de Dieu avec la créature déchue, cette notion de la grâce sera inévitablement liée à la question du libre arbitre humain et de la prédestination divine. Question cruciale qui engendra des disputes théologiques infinies, débutant à l'époque de Pélage et de saint Augustin, transmise par Gottschalt et Scot Érigène aux grands siècles scolastiques, pour éclater de nouveau au siècle de la Réforme et s'éterniser plus tard dans les controverses jansénistes et molinistes du XVIIe siècle. 

En face de toutes ces attitudes différentes, de ces affirmations inconciliables, on peut se demander ce qu'aurait pu être la doctrine de l'Église Orthodoxe. Encore une doctrine, encore une tentative d'accorder ces trois éléments - libre arbitre, grâce et prédestination - où la grâce joue si souvent le rôle de quantité inconnue, de l'x dans cette règle de trois. 

Il faut reconnaître un fait : les controverses sur le libre arbitre et la grâce restèrent presque étrangères à l'Orient chrétien. Même à l'époque antérieure à la séparation, époque de vie commune, lorsqu'on ne connaissait pas d'opposition entre Orient et Occident, la dispute pélagienne ne joue qu'un rôle local et somme toute secondaire. La question centrale pour l'Église du Ve siècle était celle du Christ, Homme-Dieu, unissant les deux natures et les deux volontés, divine et humaine, dans une seule Personne. Ce dogme une fois affirmé, le pélagianisme s'écroulait en même temps que le nestorianisme, dont il n'était qu'un corollaire anthropologique. Lorsque les controverses sur la grâce et le libre arbitre renaissent en Occident, au IXe siècle, l'Église de Rome avait une vie déjà presque séparée de celle de ses sœurs d'Orient. Et plus tard, après la rupture définitive, cette question ne se posera devant la conscience de l'Église d'Orient qu'au XVIIe siècle, soulevée, parmi tant d'autres points de doctrine, par le cas spécial du Patriarche Cyrille Loukaris, «calviniste oriental». Même à ce moment, ce problème propre à l'Occident ne jouera pas un grand rôle dans la vie dogmatique de l'Église Orthodoxe, car la doctrine de la grâce se développe pour elle d'une manière différente, en partant d'un principe tout autre que le point de départ habituel de la chrétienté occidentale. 

Nature de la grâce 

En effet, si en Occident on traite, comme nous avons dit, la question de la grâce surtout du point de vue fonctionnel, l'Église Orthodoxe, avant de se demander quel est le rôle de la grâce dans notre salut, se pose la question de savoir ce qu'est la grâce. La grâce est traitée ici avant tout, non comme un corrélatif du libre arbitre humain, mais pour ainsi dire, ontologiquement, en elle-même, comme un être dont il s'agit de définir la nature. 

L'enseignement sur la grâce trouva son expression dogmatique au XIVe siècle, lors des Conciles de Constantinople dits «palamites» du nom d'un Père de l'Église, saint Grégoire Palamas, que l'Église Orthodoxe exalte comme «prédicateur de la grâce». Cela ne veut aucunement dire que cette doctrine n'existât antérieurement, bien avant le XIVe siècle. Avec moins de netteté dogmatique, il est vrai, nous retrouverons cet enseignement chez la plupart des Pères en remontant jusqu'aux premiers siècles de l'Église. C'est la tradition même, gardée par l'Orient, qui se manifesta soudain aux Conciles du XIVe siècle - telle une source cachée que l'on entend toujours couler sous le sol et qui jaillit tout à coup des profondeurs de la terre. 

Pour l'Église Orthodoxe, la question de la grâce trouve son fondement doctrinal dans un ordre d'idées plus générales, à savoir dans l'enseignement sur la nature de Dieu. 

A côté des trois Personnes (Hypostases) et de la nature (physis) unique, la pensée des Pères distingue en Dieu, dans la nature même commune aux Personnes de la Trinité, l'essence (ousia) ou nature proprement dite, inconnaissable, inaccessible - et «ce qui est auprès de la nature», les opérations ou énergies divines, «ce qui peut être connu de Dieu» selon la parole de saint Paul : «...Sa vertu éternelle et Sa Divinité... par laquelle Il Se manifeste dans la créature» (Ro 1, 19-20). Car, «si les énergies descendent jusqu'à nous, l'essence reste absolument inaccessible», disait saint Basile. Néanmoins ces opérations ne sont pas des actes extérieurs, œuvres de la volonté de Dieu qui, comme tels, seraient en quelque sorte étrangers à l'essence divine, comme le sont par exemple l'acte de la création du monde, les actes de la Providence, ainsi que d'autres dans lesquels Dieu n'est présent qu'à titre de Cause. Les opérations ou énergies ne sont pas des actes, mais des «processions», des «débordements» pour ainsi dire, de la nature divine, par lesquels Dieu existe en dehors de Son essence. Les énergies ne sont pas des actes, mais un mode d'existence de Dieu, en vertu duquel Il existe, en même temps, dans Son essence inaccessible et, en dehors de l'essence, «le Même et l'Autre». Car si le Dieu des philosophes peut n'être qu'une essence, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, Dieu de Jésus-Christ est plus qu'une essence. 

Essence et énergie 

En dépit de la distinction réelle entre l'essence et les énergies, ces dernières ne doivent pas être séparées de l'essence, dont elles sont les «processions naturelles» - car distinction ne veut pas dire séparation ou morcellement. Les rayons du soleil se distinguent du disque solaire - ils n'en sont pas moins inséparables, étant les énergies naturelles de ce disque lumineux. Mais toute comparaison serait nécessairement imparfaite : la distinction entre l'essence et les énergies est plus radicale et, en même temps, leur unité est infiniment plus grande, allant jusqu'à l'identité. Le même Dieu demeure inaccessible - «Deus absconditus» - en tant qu'essence et devient connaissable, accessible, nous permet de participer à sa perfection en se donnant à nous dans Ses énergies. 

Ainsi la doctrine de la grâce découle nécessairement du dogme plus général sur les énergies. «La grâce ou illumination déifiante n'est pas l'essence, mais l'énergie divine», dit saint Grégoire Palamas - énergie qui nous unit à Dieu, qui accomplit notre «déification». C'est pourquoi l'énergie déifiante est souvent nommée «divinité» tout court, dans la théologie orthodoxe. 

Les énergies étant des processions naturelles de Dieu, communes aux trois Personnes de la Trinité, comme leur est commune l'essence - il faut conclure qu'au même titre la grâce qui est une énergie donnée aux êtres humains, doit être commune aux trois Personnes - Père, Fils et Saint Esprit, tout en nous étant communiquée par la personne du Saint Esprit. C'est pourquoi le Christ dit aux Disciples, leur annonçant la descente de l'Esprit Saint : «Il Me glorifiera, parce qu'Il prendra de ce qui est à moi et vous l'annoncera (Jean, 16, 14).» «Ce qui est à Moi», selon l'interprétation des Pères est la nature commune au Fils, au Père et au Saint Esprit, nature à laquelle nous sommes appelés à participer, dans les énergies ou, ce qui revient au même, par la grâce, selon la parole de saint Pierre - «divinae consortes naturae» (I. Ep. 1, 4). 

Une autre conclusion s'impose : la Personne du Saint-Esprit qui nous confère la grâce, le Don déifiant, est distincte de ce Don, comme les Personnes de la Trinité sont distinctes de leur nature et des énergies propres à cette nature. 

L'ontologie médiévale 

Tel est, en quelques traits généraux, l'enseignement orthodoxe sur la nature de la grâce. 

Il fut attaqué avec véhémence au XVIIe siècle par le célèbre érudit jésuite Denis Pétau (ou Pétavius), qui fit preuve d'une incompréhension totale de la doctrine sur l'essence et les énergies. Mais Pétau n'était pas seul en Occident à ne pas comprendre le fondement même de la tradition de l'Orient orthodoxe. Pour ne pas nous engager trop loin sur le terrain de l'histoire des idées théologiques, je dirai simplement que cette incompréhension fut l'héritage des grands siècles de scolastique qui, dans leur synthèse remarquable, forgèrent une conception plutôt philosophique de l'essence de Dieu. 

En effet, la notion thomiste de Dieu «acte pur», n'admet rien de divin en dehors de l'essence, qui ne serait Dieu - Seigneur, Sagesse, Vie, Vérité se rapportant à l'essence analogiquement, comme ses attributs abstraits. Ils ne désignent pas les forces ou énergies réelles, dans lesquelles Dieu se fait connaître comme Sagesse, Vie, etc. Dieu se trouve, pour ainsi dire, limité par son essence. Tout ce qui est en dehors de l'essence est en dehors de Dieu, se rapporte au domaine de l'être créé. Les opérations ne peuvent être conçues, dans cet ordre d'idées, que comme des actes extérieurs, étrangers à l'essence. En un mot, il y a l'essence divine, il y a ses effets créés; mais il n'y a pas d'opérations ou énergies divines. L'enseignement orthodoxe apparaissait aux théologiens de l'Église Romaine, disciples d'Aristote, comme une absurdité, une «folie». 

La conséquence de cette doctrine, appliquée à la question de la grâce, est évidente : la grâce serait, pour la théologie latine, ou bien l'essence divine même - incommunicable par définition - ou bien un effet créé produit par Dieu dans notre âme. Dans les deux cas, il n'y a pas de participation réelle à la nature divine, pas d'union véritable entre Dieu et l'homme. L'abîme reste béant, infranchissable. Et ceci est juste pour la théologie de l'Église de Rome, comme pour celles de la Réforme (v. par exemple le barthianisme qui est très net sur ce point. 

Doctrine thomiste de la grâce créée 

La différence fondamentale dans la doctrine sur la grâce réside en ce fait que pour l'Église Orthodoxe la grâce est incréée; pour l'Église de Rome et les autres confessions chrétiennes qui se séparèrent de Rome, la grâce est créée. 

Cependant il faut faire quelques précisions sur ce point, afin d'éviter tous malentendus possibles. Les manuels de théologie de l'Église Romaine font la distinction entre la grâce créée et la grâce incréée. Je cite au hasard le livre du P. Plus, Dieu en nous : «Qu'il y ait dans la grâce un élément créé, les facultés surnaturelles qui nous permettront de poser les actes surnaturels, cela n'est pas douteux; mais que le Saint-Esprit, ipsissima persona Spiritus Sancti (Cornelus à Lapide), accompagne ce don créé, rien n'est plus énergiquement affirmé par l'Église». Donc ce qu'on entend ici sous le nom de «grâce incréée», c'est la Personne même du Saint Esprit, donateur de la grâce; tandis que «l'élément créé» qui nous confère les facultés surnaturelles correspond justement à ce que la théologie orthodoxe désigne par le mot «grâce» tout court, ou énergie divine. La théologie occidentale ne connaît pas d'énergies divines, d'où la suite inévitable : ce qui est donné n'est pas identique à ce qui est reçu par l'homme. C'est le paradoxe de la grâce sanctifiante : par Son amour infini Dieu se donne surnaturellement à l'homme, mais tout ce que l'homme peut saisir, recevoir de cette présence de Dieu dans son âme, n'est qu'un effet créé. La grâce sanctifiante est une action de Dieu sur notre âme, acte qui pourrait être comparé à la création, bien que ce ne soit aucunement une création ex nihilo : la grâce sanctifiante a pour matière l'âme humaine, ou pour être plus précis, les «facultés obédientielles» de l'âme, selon saint Thomas d'Aquin, facultés qui deviennent aptes à poser les actes surnaturels méritoires nous conduisant vers le salut. C'est un moyen du salut, un secours créé produit par Dieu en nous, en vue du salut éternel. 

Toutefois la présence divine, l'habitation de la Trinité en notre âme reste cachée selon la doctrine catholique romaine, insensible, inconnaissable. Elle ne peut être qu'objet de foi - sauf pour quelques «âmes privilégiées» auxquelles l'expérience mystique de l'habitation divine est concédée parfois en état d'extase. Mais normalement, jusqu'à l'heure de la mort, les justes possèdent la grâce comme un héritage inconnu, dont ils ne disposeront qu'après la mort, lorsque la grâce sera renforcée par la «lumière de la gloire», «lumen gloriae» - qui procure la vision de Dieu présent dans leurs âmes. Cependant, aussi bien que la grâce, cette lumière de gloire est également créée ; elle permet de voir Dieu, de jouir de Sa présence, mais ne transforme pas réellement les justes en «dieux selon la grâce», en «êtres déifiés», en «cohéritiers de la nature divine», selon la parole de saint Pierre. 

Les textes des mystiques de l'Église Romaine sur la présence de Dieu dans l'âme sont très caractéristiques en ce sens. Les âmes sanctifiées par la grâce sont comparées au ciel, au paradis, lieu de l'habitation divine, au calice de Bethléem qui a reçu l'Enfant Jésus. Un homme en état de grâce est un «porte-Dieu». Ce qui frappe surtout dans ces comparaisons, c'est leur caractère inerte et statique : la créature reste ce qu'elle était et n'acquiert rien de divin, il n'y a aucune pénétration de l'être créé par l'incréé. Et la parole un peu rude de saint Bernard est surtout significative en ce sens : l'âne reste toujours un âne, même s'il porte le Christ sur son dos. 

Par contre, tout autres sont les qualifications de l'homme possédant la grâce chez les auteurs orthodoxes. La nature humaine pénétrée par la grâce est comparée le plus souvent au fer rougi par le feu et qui devient feu lui-même sans cesser d'être fer ; à l'air inondé de lumière qu'il reçoit, etc. Ces analogies font ressortir surtout un rapport dynamique entre la grâce et la nature humaine, la pénétration de l'être créé par la divinité, la déification réelle de l'homme par la grâce. Dans la doctrine orthodoxe ce qui est appelé par les théologiens latins «grâce sanctifiante», effet de la présence de la Trinité, est envisagé comme grâce incréée, grâce tout court, le Don ou les Dons du Saint-Esprit, réellement donnés, cédés et réellement reçus, acquis, appropriés par l'homme. 

L'union des deux natures dans la Personne du Verbe 

Une question se pose naturellement : comment cette doctrine orthodoxe peut-elle concevoir la possibilité pour un être créé de participer à la divinité, si l'on veut échapper au panthéisme platonisant ou à l'anéantissement de la créature dans l'Etre Divin ? 

II ne faut pas oublier une distinction primordiale entre la nature et la personne - doctrine commune à tous les chrétiens qui confessent le dogme de la Sainte Trinité et celui de l'Incarnation. De même qu'en Dieu nous distinguons les trois Personnes de leur nature commune, il faut distinguer dans l'être humain, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, la personne - image de l'hypostase divine - et la nature dans laquelle et par laquelle vit la personne créée. 

Entre les deux natures, celle de Dieu et celle de la créature, il y a un abîme infranchissable - distance infinie selon l'expression de saint Jean Damascène. Mais pourtant les deux natures ont été réunies, sans fusion, dans la Personne une du Verbe incarné. Tout en restant distinctes, non mélangées, elles sont les deux natures d'une seule Personne, la divinité et l'humanité du seul Jésus Christ. Ce n'est pas tout : unies hyspostatiquement, les deux natures du Christ restent séparées l'une de l'autre en tant qu'essences différentes, mais les énergies divines pénètrent l'humanité du Christ; ce sont elles qui font resplendir Sa nature humaine déifiée, transfigurée par l'éclat de la lumière incréée sur le Mont Thabor. C'était le royaume de Dieu apparu dans sa force (Lc. 9, 1), selon la parole de l'Évangile. Et les Pères attestent que le Seigneur a montré aux Disciples dans Sa Transfiguration, l'état déiforme auquel sont appelés tous les hommes, chaque personne humaine. 

Le Christ est une Personne divine, incréée, ayant assumé la nature humaine, créée. Mais, d'après l'expression de saint Irénée de Lyon, répétée par presque tous les Pères, «Dieu S'est fait homme, afin que l'homme puisse devenir Dieu». Donc les personnes humaines, créées, sont appelées aussi à réunir en elles les deux natures - humaine et divine - et à posséder par la grâce tout ce que Dieu possède par la nature qui Lui est propre. En tant que personne, l'homme déifié est un être créé et reste tel, même en participant à la nature divine, même ayant sa nature humaine transfigurée par les énergies incréées. Ainsi Le Christ, Personne Divine, est resté Dieu tout en ayant assumé la nature créée, tout en ayant souffert et étant mort sur la Croix comme un homme. 

La distinction entre la personne et la nature dans l'être créé correspond à celle d« (image» et de «ressemblance», dont parle la Révélation (Gen. 1, 26-27). L'image - personne toujours unique pour chaque être humain, irremplaçable, indéfinissable parce qu'absolument originale - est liée à la nature commune de tous les hommes. Elle vit et se manifeste dans la nature et par la nature. Appelée à vivre dans la communion avec Dieu, dans la lumière de la Trinité, la personne humaine perdit ce bénéfice lorsque notre nature, viciée par le péché, cessa d'être «la ressemblance» de Dieu. La personne humaine, image de Dieu, attachée à la nature, suivit sa chute et s'engouffra avec elle dans les ténèbres du péché. Au lieu de vivre de la lumière de la face de Dieu, la personne (ou les personnes), après le péché originel, ne peut vivre que de sa nature et encore de sa nature profondément viciée. Bien que restée image de Dieu, elle ne connaît plus la Trinité car la connaissance est une fonction de la nature et la nature est obscurcie. Bien que toujours libre, elle ne garde que la liberté du choix, car la volonté est une énergie de la nature, déchirée par les désirs contraires. Bien que portée vers les buts grands et divins, elle est pratiquement aveugle et impuissante, inapte à bien choisir, n'agissant bien souvent que suivant les inclinations de sa nature, serve du péché. 

Ayant assumé notre nature déchue, le Christ par Sa mort sur la Croix et Sa résurrection lui rendit la possibilité de devenir la «ressemblance» de Dieu, d'être la nature pure, apte à recevoir l'Esprit Saint. Et le Saint-Esprit, descendu sur les disciples et descendant sur chaque membre de l'Église dans le sacrement de la Confirmation, confère à chaque personne chrétienne Ses Dons incréés, la grâce déifiante qui doit transfigurer la nature. Ainsi la personne humaine dans l'Église, malgré tous ses péchés, malgré toutes ses défaillances dues à sa nature rebelle, en voie d'ascension lente et pénible vers Dieu, porte en elle deux natures, créée et incréée, et deux volontés, notre volonté encore aveugle et débile, et celle de Dieu, suivant laquelle la personne transforme sa nature par la grâce, «acquiert» la grâce. Les deux volontés, divine et humaine, sont les deux ailes qui nous portent vers l'union parfaite avec Dieu, disait Maxime le Confesseur. 

L'enseignement sur la grâce dont j'ai retracé ici quelques lignes générales, nous permet d'affirmer que pour l'Église Orthodoxe, contrairement aux autres confessions chrétiennes, la grâce n'est pas seulement un secours divin, un moyen de notre justification ou sanctification, mais le but même de la vie chrétienne. On peut dire avec une certaine témérité, que pour la théologie orthodoxe l'habitation de Dieu en nous (notre adoption ou «sanctification» dans le sens catholique-romain), serait plutôt envisagé comme moyen et l'acquisition de la grâce incréée, transformant notre nature, comme fin

Conséquences de la doctrine orthodoxe 

Trois conséquences découlent de ce principe, d'importance capitale pour la vie spirituelle : 

1) La présence invisible de Dieu en nous, conférée par la descente du Saint-Esprit ou le sacrement du Saint Chrême, ne peut être détruite par les péchés actuels. L'Église Orthodoxe ne connaît pas la distinction entre péchés véniels et péchés mortels, nous privant de cette présence (de l'«état de grâce» selon la doctrine catholique-romaine). Mais n'importe quel péché peut rendre cette présence inagissante, abstraite, en obscurcissant notre nature, en la rendant plus ou moins impénétrable aux énergies divines, à la grâce déifiante. C'est la lutte constante, la vacillations entre les états lumineux et les poussées ténébreuses des forces non purifiées de notre nature, acheminement lent et laborieux vers la Lumière du Jour Éternel. 

2)   Deuxième conséquence : la grâce ne peut être inconnue, non sentie, objet de foi seulement. Elle doit être un objet d'expérience. C'est pourquoi l'Église Orthodoxe ne connaît pas d'«âmes privilégiées», bénéficiant, à titre d'exception, de l'expérience de la grâce. Chaque Chrétien doit avoir dans la mesure qui lui est propre, l'expérience de la grâce. L'acquisition de la grâce n'est pas un processus inconscient. C'est pourquoi aussi nos auteurs ascétiques ne considèrent jamais la «nuit mystique», la «sécheresse d'âme» comme un état normal, comme une étape nécessaire pour un être qui s'élève vers l'union avec Dieu. Cette attitude héroïque des grands saints de l'Occident chrétien, en proie à la douleur d'une séparation tragique, est inconnue de la spiritualité orthodoxe. Pourtant si plusieurs de nos saints dans leurs luttes pour la Lumière divine, passèrent par l'état poignant de la tristesse «acedia», de désespoir, cet état fut toujours envisagé comme une tentation suprême qui pose l'être humain sur les limites de la mort spirituelle. Ceux qui triomphèrent dans la lutte, eurent l'expérience constante et de plus en plus ferme de la Lumière déifiante. Tel saint Séraphin de Sarov, mort il y a un siècle, dont la face resplendissait d'une lumière insupportable pour les yeux humains.

3) Troisième conséquence : l'Église Orthodoxe ne fait pas de distinction nette entre théologie et mystique. Toute mystique n'est qu'une expérience du dogme révélé à l'Église, comme d'autre part, tout enseignement théologique est inséparable de l'expérience mystique, donnée à tous les membres du Corps du Christ, bien qu'à des degrés différents, proportionnés aux ascensions individuelles de chacun vers l'état d'homme parfait, à la mesure de la stature parfaite du Christ (Eph. 14, 13)... 

Tels sont, autant qu'il est possible de les noter dans un aperçu général, les points principaux de la doctrine orthodoxe sur la grâce. Si on voulait faire un schéma des degrés différents de la présence de la grâce dans le monde créé, selon la plénitude croissante de l'union, il faudrait tracer quatre cercles concentriques, dans lesquels le centre désignerait la plénitude de l'enseignement en même temps que celle de l'expérience de la grâce. Ces quatre cercles seraient les suivants : le monde païen, ou «laïc», le monde vivant selon la Loi révélée ou la loi naturelle, le monde chrétien en général et, enfin, le centre mystique de l'univers où les saints peuvent arriver à la plénitude de la grâce, à l'union parfaite avec Dieu. 

Ces quatre cercles correspondraient à ceux tracés par saint Maxime le Confesseur, à l'époque où la chrétienté ne connaissait qu'une seule doctrine sur la grâce : 

«L'Esprit Saint est présent en tous les hommes sans exception, comme Conservateur de toutes choses et Vivificateur des semences naturelles; mais particulièrement Il est présent en tous ceux qui ont la Loi, signalant les transgressions des commandements et rendant témoignage à la promesse du Christ; quant aux chrétiens, l'Esprit Saint est présent en chacun d'entre eux, les rendant fils de Dieu ; mais comme Donateur de la Sagesse, Il n'est pas présent en eux tous, mais seulement dans les raisonnables, c'est-à-dire en ceux qui, par leur vie inspirée de Dieu, devinrent dignes de l'habitation déifiante du Saint-Esprit»

                                                                                                                        Vladimir Lossky

Partager cet article
Repost0
4 janvier 2014 6 04 /01 /janvier /2014 10:28

L’aptitude de l’esprit et du corps humain à porter et montrer dieu par monseigneur Germain

Monseigneur Germain Évêque de St Denis et de l’Église Orthodoxe de France   (Revue Panharmonie. No 192. Octobre 1982)

 

C’est un sujet un peu spécial, abstrait et, pour commencer, je citerai un homme tout à fait extraordinaire qui s’appelle Syméon le Nouveau Théologien et que les Orthodoxes connaissent bien.

Dans la tradition de l’Église Orthodoxe, on considère qu’il n’y a que trois Théologiens auxquels on peut donner ce nom : le premier c’est Jean, le disciple bien-aimé ; le deuxième, qu’on appelle le Théologien, c’est Grégoire de Naziance qui vivait au IVe siècle, qui a été pendant très peu de temps Archevêque de Constantinople et qui s’est ensuite retiré dans le désert, tout en laissant des sermons théologiques tout à fait exceptionnels ; le troisième, Syméon, était un moine grec qui vécut de 949 à 1022.

On appelle « Théologien » un homme qui a l’expérience et qui enseigne des propos plus ou moins juridiques, mais qui ne peuvent être placés que dans l’intellect. Syméon, le Nouveau Théologien, lui, était un homme d’une expérience tout à fait exceptionnelle. Il a eu de fréquentes extases liées à des lévitations. Si bien qu’un jour, raconte un de ses disciples qui était dans le même monastère que lui, se réveillant, il le cherche et ne le voit pas. Il continue à chercher partout et il le voit tout à coup en lévitation au plafond !

Syméon ayant la colonne vertébrale cassée, il restait toujours allongé. Comme il avait eu des expériences spirituelles dans le monde physique, il disait que la vie spirituelle était quelque chose de vital et non théorique. Il prenait comme critère sa propre expérience. Et même si toute expérience ne se communique pas, on peut quand même exprimer celle que l’on a eue. C’est là la première raison pour laquelle je parle de Syméon.

La deuxième raison, c’est la Paix. On parle souvent de paix, mais lorsque le Christ dit : « Je vous laisse ma Paix », c’est celle qui dépasse toute intelligence. Elle a un Temple. Ce Temple de la Paix, c’est l’esprit de l’homme qui a pour caractéristique d’être toujours pacifique. Son auteur et son acteur, c’est l’Esprit de Dieu qui, lui, ne trouble jamais. Il y a beaucoup d’esprits qui troublent, mais quand vient l’Esprit de Dieu, il ne trouble pas. Toutes les autres sont de fausses paix !

La troisième raison pour laquelle je parle de Syméon, c’est à cause de la quête du spirituel. C’est quelque chose de tout à fait actuel. Malraux a dit : « Le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas ! » Je crois qu’il avait raison. Il n’a pas dit comment, mais nous approchons du lever spirituel et surtout de la nécessité de distinguer chez nous le psychique du spirituel, ce qui n’est pas la même chose : l’âme et l’esprit, et de cerner ce que j’appellerai l’anthropologie ou la connaissance de l’homme.

Ceci étant précisé, je voudrais situer l’esprit dans l’anthropologie, ce que c’est que l’esprit de l’homme selon la tradition orthodoxe. Mais auparavant, je vais préciser qui est Syméon, le Nouveau Théologien, puisqu’il me sert de référence dans ce que je vais dire.

Il est né à Galatie, c’est-à-dire dans l’Empire Byzantin, à l’est de Constantinople, au bord de la Mer Noire. Il est de petite noblesse provinciale. Il avait un disciple, comme lui de la philocalie, qui s’appelait Nicéthas Stéthatas. Il vient à Constantinople chez son oncle qui est fonctionnaire impérial et en 963, il a 14 ans, il veut entrer dans un monastère tout à fait exceptionnel à Constantinople qui s’appelle Le Stoudion, fondé en 468 par Stoudios. Là, il rencontre un Staretz, c’est-à-dire un être spirituel qui est capable de communiquer une expérience. Ce Staretz s’appelle Syméon-le-Pieux et il devient son père spirituel.

Les moines, sept ou huit cents du Stoudion, ce qui est considérable pour l’époque, étaient très agités, ils avaient l’habitude de se mêler de politique et de se battre publiquement. Syméon entre au Stoudion puis dans un autre monastère fameux, St. Mamas de Xerocercos. En 996, les moines se révoltent et l’empereur les exile. En 1005, Syméon a environ 50 ans. Devenu l’Abbé du monastère, il se démet de sa charge et est exilé par l’empereur.

Cela lui est très utile, car on l’enferme dans un monastère à Paloukiton, dans un oratoire Sainte Marine où il va pouvoir faire des expériences spirituelles. Il y crée un centre spirituel. Il est donc dans une demi-solitude sur les bords de la Mer Noire à côté de l’actuelle Trébizonde. Il s’y isole avec ses disciples. Les Grecs le considèrent comme une prodigieuse figure, comme un Nouveau Théologien, parce que c’est un homme qui a l’expérience de Dieu. Il a su se taire pour écouter Dieu qui s’exprime.

L’humanité a une manie, c’est de trop parler. Mon prédécesseur, Monseigneur Jean, répondit un jour dans un congrès à un Père Jésuite qui disait : « Je pense qu’à l’époque moderne, il est temps que les hommes s’expriment alors Dieu se tait ! » ; et Monseigneur Jean de répondre : « Je pense que les hommes sont si bavards que Dieu ne peut pas s’exprimer ! »

Ce qu’a expérimenté Syméon, c’est faire le silence dans son esprit afin que l’Esprit Saint de Dieu lui présente les mystères. Hesychia, en grec, c’est faire silence. On en a fait Hesychiasme, le fait du silence-ascèse.

Ceci pose la question de situer l’esprit de l’homme, comme le décrit St. Syméon, le Nouveau Théologien, à la suite des Pères de l’Église de l’Orient.

Pour situer l’esprit de l’homme, posons une triade anthropologique fondamentale :

L’homme a l’esprit, en grec pneuma ;

L’homme a l’âme, en grec psyché ;

L’homme a le corps, en grec soma ;

et pas seulement l’âme et le corps comme on le disait au 17e siècle.

Les Cartésiens se sont élevés contre cette triade au 18e siècle pour des raisons que l’on peut comprendre. En général, il y a eu des investigations du monde par la tradition et aussi par les triades. Il y a par exemple la triade des fils d’Adam, des fils de Noé. De multiples triades qui sont traditionnelles et qui nous permettent de comprendre un peu le cheminement du monde. L’intelligence chez l’homme est toujours duelle, elle refuse les triades comme non-évidentes pour l’intelligence, alors qu’elles sont évidentes tout court. Et on peut remarquer que les Cartésiens refusent les triades parce qu’ils ont quelque part un esprit de domination qui se réserve l’esprit pour eux et qui concèdent aux autres le physique et le psychique.

J’ai remarqué une chose : les régimes tyranniques politiques dans le monde, par exemple la Roumanie où je vais souvent, essayent d’installer la vie physique de leurs citoyens. Ensuite, ils soignent la culture, il y a énormément d’aspects culturels que développent ces pays. Mais ils se gardent le spirituel, même s’il n’y a pas derrière le spirituel le contenu que j’y mets. Pour eux il est un épiphénomène de la matière, de la structure ou un mode d’organisation.

Alors pourquoi cette hostilité à l’égard de cette triade ? C’est une hostilité que l’on rencontre souvent en ce moment contre la vision de l’homme, corps, âme, esprit. C’est parce que les Gnostiques des premiers siècles l’ont beaucoup aimée et qu’il en était ainsi également dans la nuit des temps. On dit : « C’est une triade platonicienne et non biblique ». Pour les biblicistes, l’affirmation de la triade a pris une allure païenne et les Orthodoxes, dont je fais partie, la considèrent souvent comme gnostique ( Égypte).

Et pourtant cette triade est vraie. L’Apôtre Paul l’emploie dans son épître aux Thessaloniciens. Il dit : « Que tout votre être, esprit, âme et corps, soit conservé intact, irrépréhensible ». Il le cite une autre fois dans l’épître aux Hébreux : « La parole de Dieu Puissant partage le pneuma de la psyché », c’est-à-dire c’est la jointure de l’esprit et de l’âme.

Ici il y a triade : esprit, âme, corps avec esprit distinct de l’âme et du corps, mais ils sont tout de même liés.

Sainte Irénée de Lyon était disciple par Polycarpe de Jean l’Évangéliste, c’est la troisième génération, c’est la génération de la plénitude. Une tradition est vraie quand il y a trois générations ou plutôt elle est féconde. Il y a le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, on ne dit pas le Dieu de Moïse.

St Irénée de Lyon dit que l’esprit a pour caractéristique de former ou d’organiser ou de sauver. Par contre, le corps est formé ou informé, et l’âme est le balancement entre les deux. La relation de l’âme avec les deux autres la conduit à se spiritualiser ou, au contraire, à s’incliner vers le corps ; soit elle le déséquilibre, soit elle lui donne de l’ampleur.

Il y a autre chose : on peut être spirituel de manière prépondérante. Je pense avoir une vie spirituelle, non pas parce qu’elle existe, mais parce qu’il y a une certaine tension dans l’être pour tenter d’y arriver. Mais cela ne donne pas le droit de mépriser le monde corporel ni le monde psychique. Ce sont des dangers et pourtant on les frôle assez vite.

Voyons un cas qui touche à la nourriture. L’homme se nourrit physiquement par des aliments, l’homme se nourrit psychiquement par les arts, etc., et l’homme se nourrit spirituellement par Dieu et par la prière.

La nourriture du corps, ce sont les aliments, la nourriture de l’âme, c’est la culture, la civilisation, l’art, la littérature, la musique, etc. La nourriture de l’esprit normalement c’est Dieu, c’est la prière.

Un moine russe, qui s’appelait Théophane le Reclus, s’était retiré dans une tour dans laquelle il priait et recevait un courrier prodigieux qu’il n’ouvrait jamais, quoiqu’il répondait à toutes les lettres. Il n’avait pas besoin de les ouvrir pour savoir ce qu’elles contenaient. A travers un guichet, il disait à son secrétaire : « Tu répondras ça et ça, et le reste tu le brûleras ». Il mangeait peu. Un beau jour, il s’est aperçu qu’il perdait pied et il s’est dit : « Mon âme se dessèche ; physiquement cela va, spirituellement j’ai la prière, mais mon âme n’est pas nourrie… » Il a donc demandé qu’on lui passe un violon et il s’est mis à en jouer à l’intérieur de sa cellule. C’était un fait remarquable, c’est la claire vision de ce qui constitue sa propre nature.

Tout ceci nous mène à ce qui constitue la contemplation de l’esprit de l’homme vue par cette tradition dans laquelle je me trouve.

L’esprit a une caractéristique curieuse, il est simultanément trois et un, quelque chose qui est unique et triple. C’est difficile à exprimer. Le mot esprit dans notre langage exprime des choses très différentes. Les Grecs et les Latins sont plus riches que nous. L’esprit a un aspect que les Grecs appellent le Nous et que les Latins nomment de Mens. Un deuxième aspect, c’est le Logos (voyez le mot logique) et qui est Ratio chez les Latins ou encore Intellecto comme au Moyen-âge. Un troisième aspect, c’est le mot Pneuma en grec et Spirito en latin.

Le Nous, c’est l’esprit silence, c’est ce que dans notre esprit on peut appeler source, c’est quelque chose qui s’ouvre et qui a la caractéristique de se taire.

Le Logos, c’est l’esprit logique, le Verbe. Le Pneuma, c’est l’esprit qui souffle, qui communique quelque chose.

On doit tenir compte de ces trois aspects ou trois énergies de l’Esprit. Et ce que Syméon le Théologien va cultiver dans son expérience spirituelle, c’est le Nous. Nous, nous sommes des bavards, nous cultivons le Logos. Parler avec puissance, c’est le Pneuma, le souffle. Ces trois aspects ne sont pas forcément en concurrence les uns avec les autres.

Vous écoutez par exemple un très bon orateur et vous demandez à un ami de se tenir à la sortie et d’observer ce qui se passe. Cet ami se précipite donc sur un auditeur pour lui demander ce qui a été dit. Et celui-ci de répondre : « Oh, je ne sais pas, mais c’était vraiment très bien ! » Qu’a-t-il apprécié ? Il n’a pas apprécié l’expression, mais a apprécié la puissance.

Après avoir mentionné les trois aspects de l’esprit, essayons de donner un exemple de distinction entre le psychique et le spirituel. Ce n’est pas la même chose. Il me semble que chez nous l’âme est synonyme de désir, tandis que l’esprit est synonyme de paix. Le corps serait alors synonyme de sensation ou de sentiment. Si l’on regarde les trois opérations essentielles de l’être humain : l’analyse, l’intuition et la synthèse, l’âme, ce qui chez nous représente le psychique, est capable d’analyse, d’intuition et de synthèse, mais successivement, jamais simultanément. Tandis que l’esprit est capable simultanément de synthèse, d’analyse et d’intuition.

Je vais appuyer ma thèse par cette histoire de Monseigneur Jean, mon Maître spirituel : en 1939, il se trouvait avec Drieu de la Rochelle, qui s’est suicidé ensuite. Et celui-ci lui dit : « Il n’y aura pas de guerre ». Monseigneur Jean répondit : « Je suis d’accord avec vous », mais immédiatement Monseigneur Jean rentre en lui-même et alors il voit que la guerre est certaine. Que s’est-il passé ? Son âme ne voulait pas la guerre, mais son esprit a vu clairement que la guerre était inévitable.

Chez Syméon le Nouveau Théologien, qui parle à travers son expérience, les caractéristiques de l’esprit de l’homme sont au nombre de huit. C’est la description de l’homme à travers l’expérience.

Un autre homme très remarquable, Grégoire Palamas, Archevêque de Salonique au XIVe siècle, donne à peu près la même description. Il dit : « Ce qui chez l’homme est capable d’entrer en contact immédiat avec Dieu, c’est l’esprit-silence ». Toutes les techniques de méditation sont destinées à nous procurer ce silence, à nous faire expérimenter cet esprit-silence, à nous faire expérimenter Dieu. C’est le Nous des Grecs. Cet esprit-là vient de Dieu comme l’âme et le corps en tant que création. Mais la forme de sa création n’est pas la même que celle de l’âme ou du corps. Le visible est créé par la parole divine de Dieu, l’invisible est aussi créé, mais par le silence et le Nous est créé dans le silence.

Quand nous parlons et que les mots ont un sens, une profondeur, c’est que derrière il y a un océan de silence. Par contre lorsqu’on parle à tors et à travers, nous sommes des répétiteurs, il n’y a pas de silence. On sent très bien un mot précédé par le silence et un mot qui ne l’est pas.

Pour retrouver cet esprit dans le silence, pour retrouver le monde angélique — car le monde angélique est consubstantiel au silence — il faut entrer dans le silence. C’est le silence qui permet de retrouver Dieu. Et Syméon, le Nouveau Théologien, dit : « Il faut une création ouverte et ouverte à Dieu », et ceci est peut-être, à mon avis, une des nostalgies de notre temps.

Ceci n’est pas donné par la parole ! Elle sort peut-être du silence, mais elle n’y retourne pas. La parole crée en tant que manifestation, comme expression, comme extériorisation, mais Dieu se tait. Dieu se parle. Dieu se manifeste et, en même temps s’abstrait. Syméon dit : « Regardez la nature extérieure, que fait-elle ? Elle parle de Dieu. Mais l’Esprit-Dieu parle en elle… »

On peut parler de Dieu, mais Dieu peut aussi s’exprimer en nous. C’est tout à fait autre chose ! Et toutes les extériorisations empêchent de retrouver l’esprit silencieux. Donc l’esprit de l’homme vient de Dieu, non pas comme une émanation, non pas comme une énergie, mais dans le silence. Cela soulage peut-être de le savoir.

Un jour j’ai demandé à un Père spirituel russe : « Comment avoir une expérience de Dieu ? » Alors il m’a répondu : « C’est très simple, c’est quand tu ne sais rien que tu sens Dieu ! »

Il y a plusieurs points importants quand Dieu parle :

— L’esprit est créé dans le silence ;

— L’esprit subsiste toujours, il subsiste en soi pas dans le sens absolu, c’est-à-dire qu’il n’est pas conditionné par l’extérieur. Il peut être étouffé par les passions de l’âme ou du corps, mais il est en soi. Le monde extérieur ne le définit pas, on peut déjà l’exprimer ainsi;

— L’esprit a la capacité de se dépasser. C’est probablement pour cela que chez tous les hommes il y a quelque chose qui veut toujours devenir. L’homme est un éternel insatisfait. Il a une difficulté qui est due à ses facultés spirituelles, l’esprit ou l’activité de l’esprit. L’homme est souvent limité par notre monde physique, souvent inconsciemment. Alors il pense, étant limité par le corps physique, que le corps peut se dépasser. Ce n’est pas vrai, le corps ne se dépasse pas. L’esprit, par contre, peut donner de la puissance à l’âme et élever le corps (le phénomène de la lévitation). Son caractère c’est d’aller vers Dieu. Pour aller vers Dieu, on doit se dépasser et l’homme possède l’instrument de ce dépassement qui s’appelle « l’esprit ». Mais la nature psychosomatique, elle, ne peut pas se dépasser, elle se combine.

Je vais vous raconter une histoire russe : du côté de Kiev, un peu avant la révolution, près d’un grand monastère, il y avait une folle en Christ, un peu comme St. François d’Assise, qui se mettait à tenir des propos apparemment fous pour faire passer la sagesse sans être inquiétée. Il y a des êtres qui préfèrent vivre ainsi, ce qui leur permet de mener leur vie spirituelle comme ils l’entendent.

Donc cette folle en Christ se présente un jour à la seule porte du monastère en criant : « Au feu ! Au feu ! Il y a le feu dans votre monastère ! » Alors on lui ouvre la porte, on la connaissait et elle attrape un seau d’eau au passage, elle se précipite vers un endroit où il y avait un moine en extase et elle en arrose le moine. L’extase se termine, le moine la regarde méchamment et elle dit alors : « Le feu est éteint ! »

Que s’était-il passé ? C’était une extase psychique. Elle avait vu cela de loin.

— L’esprit est capable de s’élever vers l’Intelligence Divine.

Le psychisme peut avoir des sentiments, des élans, même la foi, mais il ne peut s’élever à la connaissance de Dieu de manière immédiate. Voilà pourquoi toutes les fausses mystiques sont toujours psychiques.

Ce sont des élans, mais il n’y a pas ce type de connaissance. On lutte souvent au départ chez les spirituels contre l’imagination, parce que l’imagination est mêlée à des choses psychiques. Alors écarte provisoirement l’imagination, fais l’expérience spirituelle, entre dans ton esprit et si Dieu te donne, tu connaîtras. Et si tu as la connaissance, fais redescendre les énergies spirituelles dans l’âme et tu auras des émanations prodigieuses.

Les images des Pères spirituels sont toujours remplies d’une imagination débordante, mais juste, exacte ; tandis que celle des psychiques ont toujours un parfum, on se dit : « Qu’est-ce qui se passe… ? » Il y a quelque chose qui ne marche pas.

Les élans de l’âme n’ont pas la capacité d’élever vers Dieu, sauf si elles sont entraînées par l’esprit.

— L’esprit reçoit l’expérience divine avant l’âme et le corps, parce qu’il est capable d’entrer en contact, il n’est pas lumière, mais il la reçoit.

— Lorsqu’il a reçu l’Esprit, l’esprit lui-même devient lumière. Les êtres lumineux existent, j’en ai connu trois ou quatre dans ma vie, un Évêque orthodoxe, un moine d’Égypte, un Talmudiste.

Quand on a affaire à un être lumineux, on voit nettement que c’est l’esprit qui l’éclaire, pas seulement l’Esprit de Dieu, mais le sien.

— L’esprit, quand il s’unit à Dieu, l’union est telle qu’expérimentalement on a l’impression qu’il n’y a plus de différences entre l’humain et le Divin et qu’ils sont comme un. On pourrait dire « comme l’union du fer et du feu ». A ce moment, l’esprit est naturellement tourné vers Dieu et quand il s’ouvre, il devient tellement consentant que, tout en étant différent par l’origine, il y a un moment de total silence et alors il n’y a plus que l’inexprimable. On a l’impression expérimentalement que c’est l’aboutissement.

— Après le silence vient quelque chose de nouveau : le dialogue reprend et commence la sanctification de l’âme et du corps et la descente de l’Esprit Divin. C’est ce que nous appelons : le Dialogue des deux Amours.

Syméon raconte dans ses expériences qu’il a gravi tous les échelons. De quelle manière ? « Je priais, dit-il, tant que mon esprit l’exigeait. J’eus des extases. Puis le désir de communion divine était si fort, que je ne voulais plus que disparaître. Un jour, c’est arrivé, je disparus et à ce moment, Dieu me nomma et en me nommant Il me sépara de Lui. Ce fut une douleur inouïe et une joie aussi grande. »

C’est l’expérience de l’esprit de l’homme qui porte Dieu, mais en même temps Dieu se distingue de lui. Il n’y a donc pas de disparition totale.

Lorsque cet esprit-silence s’est manifesté, c’est-à-dire lorsqu’il a parcouru cette échelle que je viens de décrire, la Présence spirituelle descend les échelons de la vie et va jusqu’au corps et le corps devient porteur de Dieu. Mais l’esprit reçoit la grâce avant le corps. C’est pourquoi l’énergie divine vient toujours par le Nous, elle vient toujours par l’esprit. Si l’esprit n’est pas éveillé, l’Esprit de Dieu ne peut pas éclairer l’être humain. Il convient d’abord d’éveiller notre esprit.

Il y a beaucoup de gens qui viennent me trouver pour me dire : « Il y a des guerres à notre époque, comme il y en a toujours eu, quel scandale !… Monsieur, Dieu n’existe pas… » C’est un argument classique. Que se passe-t-il là ? Ces gens profondément sincères sont bouleversés par toutes ces difficultés, ces catastrophes, ces persécutions, que sais-je… Pourquoi ? Parce que leur âme est remplie d’émotions, mais leur esprit n’est pas éveillé. Il est là, mais les mouvements de l’âme et ses énergies sont puissants, donc « Dieu n’existe pas » devient une évidence.

Toute l’ascèse d’un homme comme Syméon le Nouveau Théologien consistait à éveiller son propre esprit par la Hesychias, le silence.

Sur certaines icônes, il y a des représentations de moines en prières hésychiastes. Ils sont assis sur un petit siège bas, ils se ramassent un peu sur eux-mêmes, ils descendent la tête vers le cœur. C’est une position qui doit être légère. Il y a de ces techniques physiques qu’on peut trouver dans d’autres domaines. Leur but, c’est tout simplement d’éveiller l’esprit pour entrer en contact. Ils savent à ce moment-là que l’esprit est capable de porter la Présence Divine, qu’ils en seront distincts et, qu’après cela, c’est leur corps qui va devenir porteur de cette Présence.

Il y avait un moine russe qui vivait vers les années 1830. Il est passé par un monastère, puis il s’est retiré dans la solitude la plus totale. Il y est resté mille jours et mille nuits. Lui aussi, il a fait cette expérience et il a été rempli par la présence de l’Esprit Saint. Ce fut à tel point qu’il a fait comme Moïse descendant du Sinaï, il voilait son visage pour qu’on ne voit pas son regard que les gens ne pouvaient supporter. Il avait un disciple athée. Alors un jour — et le récit nous a été transmis — il lui a dit : « Viens avec moi, je veux que tu fasses l’expérience de porter l’Esprit Saint en toi », après quoi il lui a communiqué cette expérience. Mais, afin que ce ne soit pas une apparence, il la lui a faite décrire, ce qui fait que nous avons des descriptions d’un autodidacte : « Nous sommes sur la neige, il fait moins vingt degrés, j’ai froid, tout est lumineux, il y a des parfums… », enfin tout le cortège qui accompagne l’expérience spirituelle. Après cela le disciple a dit encore : « Et dire que j’ai mis vingt ans à croire que j’ai fait vraiment cette expérience ! »

Quand l’expérience spirituelle est authentique, c’est que l’homme en est capable. Il l’a entièrement décrite et il a ajouté : « Pendant les vingt années pendant lesquelles je n’y ai pas cru, j’étais en enfer ! »

Qu’est-ce que l’enfer ? C’est voir et ne pas pouvoir expérimenter, c’est avoir soif, l’eau est là, et vous ne pouvez pas la boire. L’autodidacte le décrivait ainsi : « Ce sont les vers qui rongent sans cesse et le feu qui ne s’éteint pas ! »

Ce que Syméon nous livre, c’est que nous disposons, nous les hommes, d’un esprit que l’on peut appeler « l’esprit silence » qui nous permet de rentrer en contact immédiat avec Celui qui nous a créés ou ce que l’on appelle « Dieu ». Et c’est là une de nos activités essentielles.

Partager cet article
Repost0
8 juillet 2013 1 08 /07 /juillet /2013 10:47

 

Extrait de « l’Eglise Orthodoxe fondée par le Christ Lui-Même. »


          L'Église orthodoxe et les autres tendances


 Quelle est l'attitude de l'Église orthodoxe vis-à-vis de la théosophie, de l'anthroposophie, et de tous les mouvements spirituels actuels ?


         Nous avons énormément de ces mouvements dits spiritualistes. Il y a des tendances, ici hindouisantes, là théosophiques, un peu anthroposophiques, du moins d'inspiration... D'autres, de caractère spirite, tout à fait occidentales, sont nées à la fin du XIXe siècle. À ces tendances, ajoutons qu'il y a des groupes initiatiques, ésotériques, il y a les livres de René Guénon et tant d'autres... Pour ces phénomènes-là, il y a deux problèmes.


Ce ne sont ni des Eglises, ni des religions, ce sont des tendances, des écoles, des mouvements... Ces mouvements, si on les considère, comme les religions, du point de vue de la vérité abstraite, on pourra dire : celui-ci croit à la réincarnation, c'est une hérésie ; là il y a telle autre chose, aussi absolument hérétique.


Mais si on les regarde dans le contexte historique, ces mouvements apparaissent tout différemment. En effet si, dans l'Église il y a une continuité de la Tradition ininterrompue, en dehors de l'Église, il y a une loi et cette loi est : thèse, antithèse, réaction, contre-réaction... Par exemple, on cherche la liberté, et ensuite on recherche l'unité et l'autorité. Nous sommes en face d'une multitude de tâtonnements de l'humanité, de différents désirs ou opinions. Après une période positiviste et matérialiste, inévitablement l'humanité cherchera à opposer à cette attitude des tendances spiritualistes, et nous aurons probablement ces mouvements. Nous allons actuellement beaucoup plus vers le spiritualisme que vers le matérialisme et il prendra des formes athées camouflées ou bien d'autres plus croyantes : ces spiritualismes vont augmenter, avec même des phénomènes spirituels très curieux en parallèle à des phénomènes techniques. L'Église est attaquée maintenant violemment par les communistes, on la persécute en Russie, ils vont continuer sans Dieu ; cela changera peut-être dans l'histoire mais, pour le moment, ceux qui persécutent la religion, ce sont les matérialistes-marxistes. Mais c'est un fait passager ; et je ne donne pas 100 à 150 ans pour que l'Église soit persécutée par les spiritualistes, qui vont faire des martyrs au nom de leurs valeurs spirituelles, au nom de leurs dieux, de leurs divinités, de leurs conceptions métapsychiques ! Cette persécution prendra d'autres formes, pas policières, mais magiques, ou autres. C'est inévitable, parce que, après ce grand courant positiviste, doit venir un courant spiritualiste.


        Pour bien comprendre, nous chrétiens, nous ne devons jamais oublier que l'on ne peut pas poser le problème théosophique, spirite ou autre en dehors du contexte historique. Si vous posez le spiritualisme, qui a telle forme, immédiatement souvenez-vous qu'il y a, à côté, le matérialisme qui a telle autre forme pratique, actuelle, philosophique. Quand nous avons posé les deux, ce que nous ne devons jamais oublier, c'est que l'Antéchrist, c'est-à-dire la "pointe antichrétienne", sera spiritualiste. Tant qu'il y a le matérialisme athée dans le monde, nous sommes tranquilles, nous avons encore quelques quarts d'heure à vivre sur la terre ! Car il y a une chose positive qui sera toujours supérieure, dans le matérialisme, dans le communisme, dans la science par rapport à toutes les grandes expériences spirituelles : c'est que la matière trompe moins que l'esprit.


Une des plus grandes tragédies de tout spiritualisme, c'est qu'au nom de l'Esprit, l'esprit qu'ils poursuivent et cultivent est un mélange imprécis de Dieu, du Diable et de notre esprit. Avant le Christ, Isaïe décrivait ces spiritualistes qui veulent avoir des pouvoirs, des visions, des connaissances. Ils n'ont aucun critère pour distinguer les esprits et plus ils sont avancés dans l'échelle, quand ils ont dépassé le 33e degré, quand ils arrivent au 66e, au 3350e degré d'initiation, absolument aveuglés, ils ne savent pas où commence le Diable ni où finit Dieu. C'est archiconnu, et c'est inévitable.


Vis-à-vis de ces choses là, comment comprendre ? Dans tous les mouvements historiques, on doit dépister le désir, l'instinct : le spiritualisme est né du désir, de l'instinct de dépasser le matérialisme et le positivisme. Le livre de Leadbeater en est un exemple. Leadbeater était devenu évêque de l'Église libérale, c'était un homme très curieux, très fort, qui a écrit sur la liturgie un livre symbolique, magique et autre : La science des sacrements. Ce Leadbeater, qui avait beaucoup de pouvoirs, est mort fou. Comme beaucoup de ces grands êtres, il a été par les chemins tortueux des recherches spirituelles. C'est un aspect. Mais j'ai connu des centaines de gens qui, venant du monde positiviste et étant habitués à une certaine méthode de pensée, parce qu'ils ont eu le contact avec le livre de Leadbeater, tout à coup ont dit :"tiens, il y a quelque chose d'intéressant ; et puis, après avoir connu Leadbeater, ils ont évolué dans un sens réellement chrétien.

 

Donc ici, historiquement, il faut porter un non jugement, il ne faut pas juger in abstracto. C'est pourquoi saint Antoine le Grand disait que le meilleur maître de la vie spirituelle, c'est le Diable, parce qu'il nous oblige à réfléchir... Certainement, il faut le dépister car, si vous êtes en son pouvoir, vous n'avancez pas ; mais quand vous avez constaté cela, alors vous faites un pas. Huysmans est venu vers le Christ et a déclenché tout un mouvement littéraire, peut-être superficiel, mais qui est toute une page de la culture française, par le Diable !


Voilà historiquement ce que nous devons comprendre. Ce n'est pas qu'on doive approuver, mais nous devons clairement voir les défauts, distinguer le désir d'un groupe de gens qui cherchent, ce qu'ils cherchent, pourquoi ils cherchent, ce qu'ils ont trouvé, et, ensuite, voir ce qu'il y a d'authentique, et ce qu'il y a de dangereux et de faux. Et le danger dans le mouvement spiritualiste est certainement plus grand que le danger dans le mouvement matérialiste, pour la personne et pour le destin de l'homme et de l'humanité. »


Evêque Jean de Saint-Denis : PO N°4  2004

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:25

LE MONDE ANGÉLIQUE 

 Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis (Eugraph Kovalevsky)

Saint Jean de Saint-Denis 

Cours professé en 1956  

(Présence Orthodoxe n° 68, 69, 72, 73, 74, 76, 77, 78)  

 

 

SOMMAIRE  

 

 

 

LIVRE I :  LE MONDE ANGÉLIQUE I

 

  1 - Introduction à l'angéologie

  2 - les noms et la nature des anges

  3 - Les serviteurs les anges

  4 - Splendeur et humilité

  5 - Les deux spiritualités

  6 - Le sens de la lutte

  7 - Le serpent dans la Bible

  8 - Chérubins et séraphins

  9 - L'humilité qui surmonte la chute

10 - Puissance de l'icône

11 - La beauté, aussi grande que la bonté

12 - La sainteté

13 - La gloire du Seigneur d'Israël

14 - Des machines vivantes qui chantent Dieu

15 - Le monde angélique et le monde analogique

 

 

 

 

 

 

LIVRE II :  LE MONDE ANGÉLIQUE II 

   

16 - Un savant et théologien russe

17 - Des balbutiements du Moyen-Âge à la vraie science

18 - La lenteur de l'humanité

19 - Magie et liturgie

20 - Détournement spirituel

21 - Hasard ou liberté

22 - Les archétypes la connaissance

24 - L'homme et la limitation créatrice

25 - Le lion et le rayonnement dans la puissance

26 - Le bœuf et la fécondité dans le sacrifice

27 - Être en Dieu

28 - Les quatre faces

29 - La signification du corps

30 - Les signes de l'action

31 - Première énigme

 

 

 

 

LIVRE III :  LE MONDE ANGÉLIQUE III

   

32 - Les ailes

33 - Les mains

34 - Les pieds

35 - Deuxième énigme

36 - Puissance léonine du corps

37 - Le ciel de cristal

   

                LES TRÔNES

 38 - L'autorité scientifique et la Tradition

39 - Le témoignage de Paul

40 - Le témoignage de l'Aréopagite

41 - Humilité, stabilité, élévation

42 - Les pieds sur terre : les pieds au ciel

43 - L'échelle sainte

 

                GABRIEL

            44 - Témoignages scripturaires

45 - Daniel

46 - Zacharie

47 - Marie

48 - Accoutumance aux apparitions

49 - Le Nom

50 - Spécificité et universalisme de la fonction initiatrice de Gabriel

   

TOBIE ET L'ANGE RAPHAËL.   

51 -La croisée des chemins

52 - Le mensonge par économie

 

 

 

 

LIVRE IV :   LE MONDE ANGÉLIQUE IV

   

53 - La médecine de l'ange

54 - La puissance des parfums

55 - La puissance de la louange

56 - L'ange, le messager

 

                LES SEPT ANGES ET LEURS NOMS

 57 - L'anonymat des anges

58 - Tradition des noms angéliques

59 - Uriel, archange

60 - Les noms des anges et leur signification

61 - Nos amis les anges

   

LES ANGES ET LA RÉSURRECTION 

62 - Authenticité des témoignages

63 - Lectures comparées

64 - La Résurrection devient une prophétie

65 - Contradiction ou complémentarité

66 - Les annonciateurs de la Bonne Nouvelle

67 - Identification des anges

 

 

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:12

LE MONDE ANGÉLIQUE

Saint Jean de Saint-Denis

 

 

Cours professé en 1956 

 

 

 

53. La médecine de l'ange 

            L'histoire du poisson est intéressante. L'ange dit à Tobie de prendre le fiel, le cœur et le foie pour guérir l'aveugle et préserver Sara du démon... Sans tomber dans la magie, nous devrions être beaucoup plus concrets. Parfois, le Christ guérit d'une parole, parfois avec un médicament : Il prend de la salive, fait de la boue et guérit l'aveugle-né. Il emploie une matière - une sorte de potion magique - et cela fait dire aux Pères qu'il s'agit d'une création car l'aveugle-né n'avait pas d'yeux et le Christ en a créé, Il a formé des yeux pour lui.

            De même que le Christ prit de la terre et y mêla de la salive, de même l'ange enseigne à Tobie une sorte de recette comparable à une médecine. Or, cette médecine n'est pas seulement pour guérir l'aveugle - ce qui paraîtrait normal - mais aussi pour chasser un démon. Avec le fiel, il ouvre les yeux de l'aveugle, et cela, nous pouvons l'admettre parce qu'il s'agit de quelque chose de physique, mais avec le cœur et le foie, il chasse les mauvais esprits. Comment cela est-il possible ?... Pourtant, nous faisons une chose analogue, tous les jours, nous encensons, et le problème est le même, et tous les peuples savent qu'on doit brûler telle ou telle plante et que son arôme agit. Tobie doit brûler le cœur et le foie parce qu'ils produisent une odeur qui agit. De même, le prêtre encense l'église pour la sanctifier. De même, au commencement de la Semaine sainte, pour chasser les esprits impurs, on encense trois fois l'église. Et, de nos jours, les spiritualistes achètent des bâtons d'encens. Mais les chrétiens ont toujours brûlé l'encens. La diminution de l'encens dans l'Église romaine est très récente... Je ne sais quel pape a fait un pacte avec le Diable car, dans une église romaine, quand on brûle de l'encens, on ne le sent pas... Or, la fumée de l'encens est avec l'eau bénite l'un des plus sûrs moyens de chasser les démons, et c'est ce que nous faisons lorsque nous chantons : «Que ma prière s'élève comme l'encens devant toi...».

            Il y a aussi un problème de symbolisme car tout est lié par analogie. L'ange prend le poisson parce que le poisson, ichtus, est une figure du Christ, et le cœur, son cœur brûlant qui guérit et chasse le démon. Tout un monde signifiant s'ouvre à nous et cela nous indique que les éléments physiques ont part au spirituel et l'influencent.

            Si les Asmodées et autres démons ne sont pas des créatures corporelles mais des esprits, ils n'en sont pas moins sensibles à la matière physique... Nous sommes devenus cartésiens, nous sommes dans une forme de dualisme qui sépare le monde spirituel et le monde physique, nous n'avons plus la notion de communication entre les deux et pourtant l'esprit agit sur le corps. Une pensée peut détruire le corps, une pensée peut la fortifier, une prière peut changer la matière, mais la matière agit aussi sur l'esprit. Or, nous en sommes venus à croire que l'esprit agit seulement sur l'esprit et la matière sur la matière sous le prétexte platonicien qu'on ne peut connaître que son semblable... Connaître, oui ! Nous savons que la matière ne peut connaître l'esprit, l'inférieur ne peut connaître le supérieur, pour connaître l'esprit on doit être esprit, pour connaître Dieu on doit avoir Dieu en nous, mais cela ne joue pas du point de vue des influences car il n'y a pas de séparation et, de fait, la matière a une influence sur l'esprit... C'est une notion tout à fait commune que le caractère peut changer à cause d'une maladie physique, et qu'un père spirituel recevant une personne peut, selon le cas, se demander ce qui agit sur elle : le Diable, la fatigue, une maladie de foie, une maladie spirituelle ?... On ne doit jamais oublier l'influence du physique sur le spirituel et toute ascèse comporte l'hygiène du corps et requiert un discernement des couleurs, des formes, des lignes, des mots, des odeurs, des éléments... 

54. La puissance des parfums 

            L'ange pourrait-il guérir et chasser le démon sans fiel ni foie ni cœur de poisson ? Oui ? Il le peut. Le Christ n'a pas non plus besoin de faire de la boue avec de la salive. Mais allons-nous interdire au monde supérieur d'agir par le monde - disons - inférieur ?

            Du point de vue démonologique, Asmodée était attirée par le parfum des péchés de jeune fille car l'esprit mauvais est attiré par les parfums des vices. Les passions ont leur odeur même si notre nez n'y est pas souvent sensible et, de même, la sainteté. De la présence de l'Esprit-Saint émane une odeur agréable. Les manifestations du Saint-Esprit chez saint Séraphim de Sarov ne sont pas des abstractions, or, il y avait un parfum agréable, une chaleur douce et une lumière... Parfum, arôme, lumière, chaleur, sont des matières qui portent en elles un monde où se réfléchit le monde spirituel, ce sont des véhicules - et pas seulement par analogie - sans qu'il y ait coupure avec la joie spirituelle.

            Le Vendredi saint, le parfum a sa place dans l'Église[18]. De même, dans notre vie... Un jour, j'ai assisté à un événement très cocasse au sujet des parfums. C'était en captivité, les Allemands avaient permis à un prêtre orthodoxe serbe de célébrer la liturgie dans une salle où il y avait un portrait d'Hitler. Or, je vois ce prêtre ressortir de la salle encadré par des soldats en arme. Je demande pourquoi ? On le conduit en cellule à cause de l'encens. Les nazis avaient bien supporté qu'on célèbre la liturgie dans une salle où se trouvait le portrait d'Hitler, mais ils n'avaient pas supporté l'encens et ils disaient : «Vous n'ayez pas prévenu et maintenant le portrait sent l'encens !» Et le prêtre serbe est resté puni trois jours pour avoir encensé Adolphe.

            Raphaël donne lui-même des explications : «On brûle cœur et le foie de poisson et leur fumée s'emploie dans le cas d'un homme ou d'une femme que tourmente un démon ou un esprit malin, et toute espèce de malaise disparaît définitivement sans laisser aucune trace» (6, 8). Cela se faisait en Orient comme en Occident, on brûlait dans l'encensoir un papier ou un parchemin sur lequel était écrit «ichtus, Sauveur du monde» au-dessus d'un poisson dessiné avec un cœur flamboyant et un foie. Cette coutume était très répandue et très efficace et, pour chasser le démon sans y avoir recours, il faut être un saint. On les chasse par ici, ils rentrent par là... Les prêtres savent combien les exorcismes sont difficiles. 

55. La puissance de la louange 

            Tobie, sans plaisir, obéit à Raphaël et épouse la jeune fille. Il veut bien obéir à la loi de Moïse mais cependant il est inquiet : «Elle a déjà été donnée sept fois en mariage, et chaque fois son mari est mort dans la chambre des noces... Je suis le seul fils de mon père, et je ne tiens pas à mourir, je ne veux pas que mon père et ma mère s'affligent toute leur vie sans moi jusqu'au tombeau» (6, 14-15). Et l'ange lui dit : «Écoute-moi, frère. Ne tiens pas compte de ce démon et prends-là. Je te garantis que dès ce soir elle te sera donnée pour femme. Seulement, quand tu seras entré dans la chambre, prend le foie et le cœur du poisson, mets-en un peu sur les braises de l'encens. L'odeur se répandra, le démon la respirera, il s'enfuira, et il n´y a pas de danger qu'on le reprenne autour de la jeune fille. Puis, au moment de vous unir, levez-vous d'abord tous les deux pour prier. Demandez au Seigneur du Ciel de vous accorder sa grâce et sa protection. N'aie pas peur, elle t'a été destinée dès l'origine, c'est à toi de la sauver... (Ce texte fait surgit le problème de l'amour unique dans le mariage mais on ne peut l'aborder ici.) Elle te suivra, et je gage qu'elle te donnera des enfants qui te seront comme des frères. N'hésite pas». Et le texte se poursuit : «Quand Tobie entendit parler Raphaël et qu'il sut que Sara était sa sœur, parente de la famille de son père, il l'aima au point de ne plus pouvoir en détacher son cœur» (6, 16-18).

            À présent laissons ces événements, l'inquiétude de Raguël (ou Ragouël) pendant la nuit des noces, la tombe creusée, et leur prière «Tu es béni Dieu de nos pères, et ton Nom est béni», prière admirable qu'on chantait dans l'Antiquité pour les noces.

            Raphaël est allé chercher l'argent chez Gabaël, puis ils sont tous partis vers Ninive précédés du petit chien qui était avec eux et qui arrive le premier à la maison de Tobit, le père de Tobie... Raphaël dit comment guérir les yeux de Tobit : «Tu lui appliqueras sur l'œil le fiel de poisson, la drogue mordra et lui tirera des yeux, une petite peau blanche». Tobie fait ainsi et le vieillard s'écrit : «Je te vois mon fils, lumière de mes yeux», et il bénit par cette admirable prière :  

Béni soit Dieu !

Béni son grand Nom !

Bénis tous ses saints anges !

Béni son grand Nom !

dans tous les siècles !

Parce qu'Il m'avait frappé

et qu'Il a eu pitié de moi

et que je vois mon fils Tobie !          (11, 14-15). 

            Puis l'ange fait sa confession : «Raphaël les prit tous les deux à l'écart et leur dit : "Bénissez Dieu, célébrez-le devant tous les vivants, pour le bien qu'Il vous a fait. Bénissez et chantez son Nom. Faites connaître à tous les hommes les actions de Dieu comme elles méritent, et ne vous lassez pas de le remercier» (12, 6).

            Jean de Cronstadt a été le plus grand thaumaturge du XXe siècle. Toute sa méthode consistait à bénir Dieu. Quelquefois la messe durait deux heures parce qu'après avoir dit : «Il est véritablement digne et juste...» il ajoutait, ajoutait, ajoutait - il ne chantait pas, il parlait, parlait, parlait - des pages et des pages qu'il écrivait : «Je te bénis... Je te bénis... Je te bénis...» Et cette bénédiction lui a donné une telle puissance que de lui coulait un torrent de miracles.

            Si nous cessons de bénir, nous perdons la puissance et nous devenons fades, un peu tristes, un peu courbés. Ni l'intelligence, ni la pensée ne peuvent donner cette puissance mais seulement l'émerveillement du Nom divin. Quand vous êtes complètement dans les ténèbres, quand tout va le plus mal possible, à ce moment-là, si vous voulez la puissance, bénissez Dieu.

            Une très grande loi est la loi de la conversion. Elle consiste à opposer le «vrai» à l'évidence car l'évidence est l'ennemie de la vie spirituelle. Un philosophe russe, Chestov[19], a très bien montré que l'évidence est l'ennemie du vrai dans la vie spirituelle. Quand tout est logiquement catastrophique, bénissez et dites l'opposé de ce qui apparaît, et ne vous lassez pas de bénir... L'ange dit : «Il convient de garder le secret du roi, tandis qu'il convient de révéler et de publier les œuvres de Dieu. Remerciez-le dignement. Faites ce qui est bien et le malheur ne vous atteindra pas... Mieux vaut la prière avec le jeûne, et l'aumône avec la justice, que la richesse avec l'iniquité... Ceux qui font l'aumône sont rassasiés de jours, ceux qui font le péché et le mal se font tort à eux-mêmes» (12, 6-8). 

56. L'ange, le messager 

            Raphaël leur fait tout un discours, puis il poursuit : «Je vais vous dire toute la vérité, sans rien vous cacher. Je vous ai déjà enseigné qu'il convient de garder le secret du roi, tandis qu'il convient de révéler dignement les œuvres de Dieu. Vous saurez donc que, lorsque vous étiez en prière, toi (Tobit) et Sara, c'était moi qui présentais vos suppliques devant la Gloire du Seigneur et qui les lisais, et même lorsque tu enterras les morts. Quand tu n'as pas hésité à te lever et à quitter la table pour aller ensevelir un mort, j'ai été envoyé pour éprouver ta foi, et Dieu m'envoya en même temps pour te guérir ainsi que ta belle-fille Sara. Je suis Raphaël, l'un des sept anges qui se tiennent toujours prêts à pénétrer auprès de la Gloire du Seigneur» (6, 11-14).

            Ils sont remplis d'effroi tous les deux et se prosternent, mais l'ange leur dit : «Ne craignez point, la paix est avec vous. Bénissez Dieu à jamais. Pour moi, quand j'étais avec vous, ce n'est pas à moi que vous deviez ma présence, mais à la volonté de Dieu, c'est lui qu'il vous faut bénir au long des jours, lui qu'il faut chanter. Vous avez cru me voir manger, ce n'était qu'une apparence. Alors, bénissez le Seigneur sur la terre, et rendez grâces à Dieu. Je vais remonter à Celui qui m'a envoyé. Écrivez tout ce qui est arrivé». Puis il s'élève et disparaît.

            Ces paroles de l'archange Raphaël nous introduisent de plain-pied - si l'on peut dire - dans l'action des archanges Mickaël, Gabriel, Raphaël, Uriel... et les autres. Raphaël dit : «Je suis l'un des sept anges...» C'est pourquoi nous parlerons de ces sept anges qui sont en éternelle montée vers le ciel et descente vers la terre, prêts à chaque instant à pénétrer auprès de la Gloire du Seigneur et à exécuter sans hésitation la volonté de Dieu. Béni soit-Il, lui qui envoie ses anges au loin et descend avec eux vers nous de façon que nul ne soit éloigné de lui. 

LES SEPT ANGES ET LEURS NOMS 

            Nous avons vu les noms de Mickaël, Gabriel et Raphaël. Pour la tradition orthodoxe comme pour l'Église romaine, le livre de Tobie appartient à la Bible. Mais, dans la Bible protestante, Raphaël n'apparaît pas parce que le livre de Tobie n'est pas considéré par les protestants comme canonique. Or, Raphaël dit : «Je suis un des sept qui nous tenons devant la face du Seigneur» (Tb 12, 15). Qui sont ces sept anges ? 

57. L'anonymat des anges 

            Dans la Bible, l'ange apparaît souvent mais il est rarement nommé. Il est dit seulement «ange» ou «ange du Seigneur». Même quand l'ange apparaît à Josué (ou Jésus, c'est le même nom), il dit : «Je suis le chef de l'armée du Seigneur» (Jos 5, 14). On devine Mickaël, mais il ne dit pas «je suis Mickaël». Au tombeau du Christ les deux personnages qui disent aux femmes : «Pourquoi cherchez-vous parmi les morts Celui qui est vivant ?» (Lc 24, 5) ne sont pas des hommes mais des anges. Les anges apparaissent à Abraham, à Ismaël, à Moïse, et ils ne donnent pas leurs noms. Mais ceux à qui ils apparaissent reconnaissent immédiatement à leur aspect et leur attitude que ce sont vraiment des anges du Seigneur et non des démons ou des illusions. Ils ne se nomment pas mais ce sont bien des anges.

            Si une apparition ne se nomme pas, n'y a-t-il pas un doute sur la vérité de cette vision ? La réponse est que le nom n'est pas un critère car une fausse vision, un faux ange - une illusion de notre esprit - ou d'autres entités, peuvent apparaître et se nommer de n'importe quel nom, Christ, Dieu... et ne pas être. Ce qui apparaît comme un ange de lumière n'est peut-être pas du tout un ange. Les spirites qui font tourner les tables et qui évoquent le curé d'Ars, Jeanne d'Arc ou Jules César, ont des apparitions qui leur donnent des conseils et qui disent s'il va pleuvoir demain. Mais est-ce vraiment Jeanne d'Arc ?...

            Donc le nom est rarement donné et les anges se nomment plus rarement que les autres. Un seul nom ne peut être employé par le Diable : Jésus. Le Diable apparaît facilement comme christ, et il prend son aspect de lumière et de bonté, parlant de l'amour du prochain. Christ est un nom honorifique et le Diable aime les noms honorifiques. Il peut y avoir beaucoup de faux christs car des esprits qui ne sont pas célestes mais «sous-ciel», comme dit l'apôtre Paul, aiment les noms sonores. Ils ne se nomment jamais Jésus, mais christ. C'est pourquoi Denys insiste sur la prière de Jésus dont le nom est impossible à prononcer par un mauvais esprit.

            Quand j'étais enfant, j'ai assisté à une scène curieuse. Une folle en Christ, une prophétesse, dit à un possédé : «Prononce le nom de Jésus», et cet homme qui faisait des discours admirables quand il était possédé, en fut incapable. J'ai assisté moi-même à ce spectacle. L'apôtre Paul dit que «devant le nom de Jésus s'inclinent et tremblent le ciel, la terre et l'enfer». Jésus est le nom de l'humiliation divine et il est doux et salutaire.

            Les démons ne peuvent pas non plus apparaître comme Marie la Vierge, mais ils peuvent se présenter comme une fausse mère divine ou comme Reine des Cieux... En conclusion, sachons que les anges, plus souvent, ne se nomment pas et que, de toute manière, le nom n'est pas un critère pour savoir s'il s'agit d'un messager de Dieu ou d'une autre obédience.

            Si les anges ne se nomment pas, dit le concile de Laodicée, c'est pour que nous ne fassions pas un culte idolâtre des anges. Le danger de remplacer Dieu par les anges est très grand et l'Église primitive a dû lutter contre cette tendance. L'ange, dans la puissance de son apparition, a un tel aspect de grandeur, de majesté, de splendeur et d'intelligence que l'on a l'impression que c'est Dieu lui-même. L'ange est, par sa nature, force, tension permanente, transcendance ; il est porteur de la puissance et de la volonté de Dieu ; mais devant Dieu il s'efface afin d'être au service, et son mouvement intérieur consiste à dire : «Pas moi, mais toi».

            Un être spirituel qui se nomme attire un culte plus facilement qu'un être spirituel anonyme. Aussi les anges cachent-ils leurs noms. Le culte de Mickaël archange n'est-il pas beaucoup plus grand que celui des anges qui sont restés anonymes ? 

58. Tradition des noms angéliques 

            Il ne faudrait pas croire qu'il n'y a pas d'autres noms connus pour les anges. Les sept anges auxquels fait allusion Raphaël ont chacun leur propre nom. Je propose de vous ouvrir un peu le rideau des noms des anges. Ils sont assez complexes et inattendus !

            D'où viennent les noms des anges, en dehors de la tradition orale et de la connaissance supérieure ? Des livres apocryphes. Apocryphe voulait dire : «mis à part, caché». L'un des plus typiques est le livre d'Énoch. Étrange figure, Énoch marchait devant Dieu et il est monté au Ciel. Énoch et Élie ont ce trait commun de n'avoir pas connu la mort physique et d'être montés entiers dans les Cieux.

            Parmi les livres sacrés dits «apocryphes», il y a encore L'ascension de Moïse, et surtout L'apocalypse d'Esdras. On y trouve des noms en el et des noms en han. El désigne Dieu comme dans Elohim. Han désigne la grâce, comme dans Johan (Jean), Anne, la mère de Marie. Voici quelques-uns des noms : Uriel, Amshallaspur, Raguël, Saraguël, Phanuël, Rumaël. Gabuletton, Aker, Orphigetton, Bebur, Zabubéon...

            Certains sont tellement étranges que l'Église, au IVe siècle, prise de panique, dit : «Laissons tomber ces anges, qui sait s'ils ne cachent pas des diables.» Ces noms paraissaient tellement bizarres qu'on interdit de les prononcer dans les litanies. Et ainsi, ils furent complètement abandonnés. Pourtant, les Pères de l'Église insistent beaucoup sur les noms des archanges. Saint Ambroise, dans ses sermons, parle de quatre anges : Mickaël, Gabriel, Raphaël et Uriel. Ils sont dans toutes les prières hébraïques. Ces quatre anges ont la maîtrise des quatre coins qui protègent le monde et ils sont invoqués pour nous protéger. 

59. Uriel archange 

            Saint Isidore de Séville fait allusion à une grande quantité d'anges et la messe mozarabe en nomme beaucoup. D'après saint Isidore, Uriel est porteur du feu divin. Bède le Confesseur cite les archanges Uriel, Ramiel et Pamiel. L'Église d'Éthiopie, qui fête les anges, célèbre Uriel le 13 juillet. L'antique calendrier éthiopien, celui d'Alexandrie, a cette particularité d'avoir beaucoup de célébrations d'anges ; pendant la messe, les Éthiopiens font la commémoraison des quatre archanges. Les litanies carolingiennes, pour la nuit de Pâques et les Rogations, mentionnent Mickaël, Gabriel, Raphaël et Uriel, et de plus mentionnent Raguel et Tobiel. Dans les calendriers germaniques du VIIIe au XIIIe siècles, on compte huit noms d'archanges : Mickaël, Gabriel, Raphaël, Uriel, Matthiel, Zapkiel, Béliel et Ramiel. Enfin, en France dans la Loiret, dans le célèbre Baptême de Germiny, qui est très abîmé, on peut voir le Christ environné des huit archanges, parmi lesquels Mickaël occupe la place du haut. Sur les tombeaux, sur les sarcophages, on peut relever d'antiques inscriptions gréco-latines : Mihaîl, Gavriîl, Raphaîl, Istmaîl, Uriîl. Et sur tous les objets destinés au culte dans l'Église primitive, il est fréquent de voir Uriel à côté des trois : Mickaël, Gabriel, Raphaël. 

60. Les noms des anges et leur signification 

            Les archanges qui sont en face de Dieu et qui ont tous des noms très élevés ne sont pas seuls, il y a aussi les anges des hiérarchies inférieures. Tout l'enseignement des Pères au sujet des anges consiste à dire que chaque pays, chaque élément, chaque objet, chaque bête, a son ange. Même si nous n'en connaissons pas les noms, ils existent. Le pasteur Hermas, qui est visionnaire, donne le nom d'un ange des bêtes : Degré.

            Si nous serrons de près la Tradition, tout de suite nous découvrons une quantité de noms d'anges que nous n'avions jamais entendus. À cela s'ajoute d'autres sources que le christianisme. Il y a les livres apocryphes, les prières, les monuments, toute la tradition juive avec ses rites, ses prières, la Torah, la Kabbale, etc. Il y a les régions d'Asie Mineure d'où viennent beaucoup de noms persans.

            La difficulté est dans la compréhension des noms. Il est fréquent de trouver sept ou huit noms mais ce ne sont pas toujours les mêmes ; ainsi dans les traditions germanique et éthiopienne. La traduction des noms nous aide à comprendre la fonction et l'ordre de ceux qui les portent.

 

MICKAËL : Qui comme toi Dieu, qui est semblable à Dieu. Rien que Dieu, Dieu seul.

GABRIEL : Homme de Dieu. Unique force vient de Dieu.

RAPHAËL : Dieu guérit, médecin divin. Unique vrai médecin vient de Dieu.

URIEL : Flamme de Dieu, Dieu est ma lumière. Unique vient de Dieu.

REÜEL (RAGÜEL, RUFAËL) : Ami de Dieu. Seul ami de Dieu.

SAREÜEL (SARAGUËL) : Principe de l'amitié de Dieu.

ZATHEL : Zayit veut dire «olivier» ou «olive». Grâce ne vient que de Dieu.

PENUËL (PHAMUËL) : La face de Dieu, voir la face de Dieu. Je m'efface pour que la face de Dieu brille en moi.

RUMAËL : Toute élévation vient de Dieu.

NATHANAËL (MATTHIEL) : Don de Dieu, Dieu l'a donné. Tout don vient de Dieu.

TSIDQIËL (ZAKKIËL) : Dieu est justice. Dieu seul est juste. 

            Le caractère de ces noms est de tout remettre à Dieu. Tous ces noms ont été composés avec des racines hébraïques, et le suffixe el qui signifie Dieu, ou plus exactement rien que Dieu, comme aussi dans Ézéchiel, Israël, Zorobabel, etc.

            Le nom de l'ange des bêtes : «Degré», qui est apparu ; au pasteur Hermas, est très mystérieux. Hermas écrivait en latin et la racine de ce nom doit être différente de ce que nous pensons. L'unique racine hébraïque pour «Degré» est «vigueur».

            Les noms angéliques nous font suivre un itinéraire, surtout dans les litanies où ils sont mis dans l'ordre, mais aussi dans d'autres textes liturgiques, et dans les prières hébraïques. Ils constituent presque un programme spirituel, nous indiquant l'un après l'autre que nous devons être en Dieu, rien que Dieu, force de Dieu, amitié de Dieu, béatitude, vision, délivrance, justice, beauté, etc. Ces noms - tous - nous ramènent à ce Dieu unique qui dépasse totalement le monde angélique. 

61. Nos amis les anges 

            La caractéristique des anges est d'être totalement transparents. Intermédiaires entre Dieu et l'homme, ils ne s'interposent pas, mais ils sont comme une vitre ou un cristal laissant venir la pensée et la grâce divine dans l'homme. Par eux s'accomplit la volonté divine, par eux arrivent vers nous la lumière et la flamme de la Divinité. Ils sont, perfection de la créature, dans un éternel service, se dépassant par l'abnégation totale de soi et l'amour des autres. C'est pourquoi, ils préfèrent ne pas donner leurs noms, mais dire simplement ange ou messager comme s'ils disaient : «Je ne suis rien, je suis quelqu'un qui vous transmet une lettre de mon maître».

            Nous ne verrons jamais, ni dans la Bible, ni dans l'expérience spirituelle, un ange qui impose sa volonté, même pour imposer le bien. Nous savons à quel point l'ami le plus intime de chaque homme est l'ange gardien. Si nous faisons le bien, il rit. Si nous faisons le mal, il pleure. Il s'efforce de nous guider, et devant nous il a toute puissance, mais jamais il n'a un mouvement pour contrarier notre volonté - il est «au service». C'est pourquoi, grande est la douleur des anges qui, d'une part, voient le mal et, d'autre part, par obéissance à la volonté divine, ne font jamais violence. La formule : «Que ta volonté soit faite», est théologiquement communion intime avec les anges devant Dieu.

            Ils nous aident à comprendre la volonté divine et il est facile d'être en contact avec les anges toujours prêts et proches de nous. Un jour quelqu'un eut l'idée, alors qu'il était en conflit avec un autre, de dire à son ange gardien dans la prière de s'arranger avec l'ange gardien de l'autre. Et il fut exaucé. Les anges sont très attentifs et ils peuvent aussi insuffler des idées à des hommes. Beaucoup d'idées positives et admirables viennent à des hommes par les anges. L'ange a de l'amitié pour l'homme, fidèle et discrète.

            Les anges que nous avons pu nommer sont ceux-là qui accomplissent les grands desseins de Dieu dans le développement de la destinée du monde. C'est pourquoi ils apparaissent. Mais nos amis les anges gardiens veillent et restent invisibles. 

LES ANGES ET LA RÉSURRECTION 

62. Authenticité des témoignages 

            Les quatre textes évangéliques de la Résurrection présentent une difficulté parce qu'il n'est pas aisé d'établir une chronologie des faits. Marie entre, elle n'entre pas ; elle voit, elle ne voit pas ; elle sort : il y a une femme, trois femmes ; un ange, deux anges, etc. Les Pères du temps d'Origène ont beaucoup écrit dessus, mais leur production n'a pas d'intérêt pour l'angéologie. Il est donc difficile de voir le processus historique de la Résurrection et il y a un certain flottement dans les récits. L'Église primitive n'a pas voulu changer un mot - ce qui aurait pu être si facile - par fidélité au récit des témoins. Si l'on scrute les contradictions et variations entre les quatre Évangiles sur différents faits du Christ, on a l'impression de témoins sincères, nets et inspirés, mais en même temps les paroles ne sont pas exactes et c'est cela précisément qui peut être perçu comme un signe d'authenticité. Si tous les textes étaient d'accord. ce serait signe que l'Église aurait réuni une commission qui aurait tout arrangé. Mais dans notre religion on n'arrange pas. On préfère les difficultés aux combines avec la vérité.

            Une autre particularité, dans l'Écriture sainte, est qu'il y a une manière de raconter sous une forme générale et une manière de raconter avec plus de détails. On sait que les témoignages non prépa­rés sont très différents les uns des autres. Si l'on montre un film à des enfants et qu'après on leur demande séparément de le raconter, il y aura autant d'histoires que d'enfants.

            L'Évangile est basé sur deux volontés : le témoignage humain et l'inspiration divine. L'Évangile n'est pas le résultat d'une écriture automatique ni d'une inspiration divine seulement, mais de la rencontre de deux volontés : humaine et divine. L'homme et l'Esprit-Saint[20]

63. Lectures comparées 

- Après le sabbat (Matthieu) ;

- le premier jour qui suivait le sabbat, de grand matin, comme il faisait encore noir, Marie de Magdala se rendit au sépulcre (Jean).

- lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des parfums pour aller oindre Jésus (Marc).

- à l'aube du premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l'autre Marie allèrent voir le tombeau (Matthieu) ;

- de grand matin, le soleil venait de se lever (Marc) ;

- le premier jour de la semaine, de grand matin (Luc) ;

- et voici qu'il se fit un grand tremblement de terre, un ange du Seigneur descendit du ciel, fit rouler la pierre, et s'assit dessus. Il était brillant comme l'éclair, son vêtement était blanc comme la neige. À sa vue, les gardes crurent mourir d'épouvante. Mais l'ange dit aux femmes : "Pour vous ne craignez pas..." (Matthieu) ;

- elles virent assis à droite un jeune homme vêtu d'une robe blanche, elles furent épouvantées (Marc) ;

- elles ne savaient que penser, lorsque deux personnages parurent devant elles, vêtus de robes resplendissantes et dans leur épouvante, elles baissaient le visage contre terre (Luc).

            Matthieu mentionne la venue d'un ange qui n'a rien à voir avec les anges qui, chez Marc et Luc, parleront aux Saintes Femmes[21]. La mission de cet ange est spéciale car il agit avant la venue des autres. Les femmes se sont mises en route, il y a juste assez de lumière pour ne pas trébucher et les premiers rayons du soleil apparaissent. «Et voici qu'il y eut un grand tremblement de terre» (Mt 28, 2). L'acte de l'ange est indépendant de celui des femmes. En arrivant, elles se demandent «qui roulera la pierre à l'entrée du tombeau» (Mc 16, 3). Ensuite, étant entrées, elles ne trouvent pas le corps de Jésus et croient qu'on l'a volé... 

64. La Résurrection devient une prophétie 

            Revenons en arrière avec le texte de Matthieu : «Et voici qu'il se fit un grand tremblement de terre : un ange du Seigneur descendit du ciel, fit rouler la pierre et s'assit dessus. Il était brillant comme l'éclair, son vêtement était blanc comme la neige. À sa vue, les gardes crurent mourir d'épouvante» (Mt 28, 2-4). Il était intéressant qu'au «commencement» de l'Évangile les anges fussent apparus aux pasteurs des brebis. Ce sont des gens pieux qui appartiennent à la Synagogue et qui ont la connaissance des anges. Mais pourquoi les soldats ? Étaient-ils juifs ? Romains ? Germains ? Celtes ?... On n'en sait rien. À la fin de l'Évangile, c'est donc à ces hommes de l'extérieur - des soldats - qu'apparaît l'ange. Ainsi, le premier choc de la résurrection du Christ se passe en face de ceux qui n'ont pas l'habitude de voir les anges. Pour eux, c'est un choc ! Jugez-en, ils perdent conscience.

            Cela nous conduit vers la pensée d'un autre événement qui, celui-là, appartient à l'avenir : la Résurrection universelle. Tout l'élément eschatologique est là, en miniature : la Résurrection universelle préfigurée dans le tremblement de terre, l'ange, image du Seigneur, descendu du ciel, l'ouverture du tombeau symbolisant l'ouverture du monde. Tout cela qui décrit la résurrection du Christ prophétise la Résurrection universelle.

            Mais qui est l'ange ? «Sa face brillait comme l'éclair, sa robe était blanche comme la neige». 

65. Contradiction ou complémentarité ? 

            «Les femmes disaient entre elles : "Qui nous roulera la pierre de l'entrée du tombeau ?" Levant les yeux, elles aperçurent que la pierre, qui était très grande, avait été roulée...» (Mc). En Orient, le tombeau était une grotte et le mort était enterré debout. Quand Clémenceau voulut être enterré debout, il protestait contre la coutume catholique mais, sans le savoir peut-être, il adoptait la coutume hébraïque. On fermait la caverne avec une immense pierre qu'on roulait devant la porte. «Elles trouvèrent la pierre roulée loin de l'ouverture du tombeau. Étant entrées, elles n'y trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus» (Lc). Marc insiste sur l'inquiétude des femmes au sujet de la pierre. Luc constate seulement que la pierre avait été roulée. Chez Matthieu, il n'y a pas de séquence parallèle mais la descente de l'ange du Seigneur qui fait rouler la pierre et s'assied dessus, et la terreur des soldats. Il ne parle pas non plus des aromates dont il est question chez Marc et chez Luc. Ainsi, l'un complète l'autre, c'est un témoignage véridique et non un protocole de notaire. L'un dit ceci, l'autre dit cela ; l'un rapporte une conversation au sujet de la pierre et l'autre n'en parle pas, et tous se complètent. 

66. Les annonciateurs de la Bonne Nouvelle 

            «Elles entrèrent dans le sépulcre et virent, assis à droite, un jeune homme vêtu d'une robe blanche. Elles furent épouvantées» (Mc). «Elles ne savaient que penser, lorsque deux personnages parurent devant elles, vêtus de robes resplendissantes. Dans leur épouvante, elles baissaient le visage contre terre» (Lc). Jean va raconter l'histoire bien différemment. Comment expliquer ces contradictions ?

            Représentons-nous la grotte : les femmes arrivent l'une après l'autre ; Madeleine est la première, elle repart aussitôt et dit à Pierre et à Jean : «On a enlevé du tombeau le Seigneur» (Jn 20, 2). À ce moment arrivent les autres femmes, elles se penchent vers la grotte, l'une voit un jeune homme, effrayée, étonnée, éblouie, elle écoute les paroles et les rapporte aux Apôtres, l'autre a mieux vu, elle parlera de deux anges... Tout cela en fin de compte est extrêmement précis. Et la question qui nous intéresse du point de vue de l'angéologie est de savoir qui sont les anges annonciateurs de la Bonne Nouvelle.

            «L'ange dit aux femmes : "Pour vous, ne craignez pas, car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. II n'est point ici, Il est ressuscité comme Il l'avait dit. Venez voir l'endroit où Il a reposé» (Mt). «Il leur dit : "Ne vous effrayez pas. C'est Jésus de Nazareth que vous cherchez, le Crucifié, Il est ressuscité, Il n'est point ici, voici la place où on l'avait déposé"» (Mc). «Ils leur dirent : "Pourquoi cherchez-vous parmi les morts Celui qui est vivant ? Il n'est pas ici, Il est ressuscité. Souvenez-vous de ce qu'Il vous disait lorsqu'Il était encore en Galilée : Il faut que le Fils de l'homme soit livré entre les mains des pécheurs, qu'Il soit crucifié, et qu'Il ressuscite le troisième jour"» (Lc). L'évangéliste Luc est toujours le plus explicite.

            «Hâtez-vous d'aller dire aux disciples qu'Il est ressuscité des morts. Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le reverrez, je vous en avertis» (Mt). «Allez dire à ses disciples et à Pierre qu'Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le reverrez comme Il vous l'a dit» (Mc). Pierre est-il spécialement nommé par l'évangéliste Marc pour qu'il lui soit fait honneur ? Non ! Pierre était apostat, il avait nié le Christ, il n'était plus apôtre. Les apôtres avaient fui mais ils n'avaient pas nié. Aussi, dans l'Évangile de Marc, l'ange nomme Pierre, en plus des apôtres, pour qu'il ne soit pas oublié.

            «Sorties du tombeau, elles s'enfuirent tremblantes et saisies de peur. Elles ne dirent rien à per­sonne à cause de leur effroi» (Mc). Finalement, Marie de Magdala porte la Bonne Nouvelle à ceux qui avaient été avec Jésus. Jean introduit de nouveaux détails : «Elle court auprès de Simon-Pierre et de l'autre disciple que Jésus aimait et leur dit : "On a enlevé du tombeau le Seigneur, et nous ne savons pas où on l'a mis"» «On» désigne ici les anges. Ils réapparaissent dans la séquence qui suit celle des deux disciples : «[...] Elle aperçut deux anges vêtus de blanc, assis, l'un à la tête, l'autre aux pieds, à l'endroit où avait reposé le corps de Jésus [...]» Ensuite, les anges ne sont plus mentionnés. 

67. Identification des anges 

            Il y a trois anges : Mickaël, Gabriel et Raphaël. Le premier ôte la pierre du tombeau et se retire. Les deux autres se tiennent dans le tombeau, annoncent la Bonne Nouvelle aux femmes, mais n'apparaissent pas aux apôtres.

            Pourquoi Raphaël ? Gabriel et Mickaël, on comprend mieux ! Raphaël est aussi un ange de la Bonne Nouvelle. D'après la Tradition, il est l'ange qui descend agiter l'eau de la piscine Bethesda pour guérir les malades. Et souvenons-nous aussi du livre de Tobie. Selon la Tradition, Raphaël a un rôle aussi grand dans notre salut que Mickaël et Gabriel.

            La séquence de la Résurrection est la dernière manifestation des anges dans les Évangiles, mais ils reviendront dans les Actes des apôtres au moment de l'Ascension et arriveront dans la vie des apôtres quand ils annonceront leur ministère.

            Quand le Christ monte au Ciel, deux anges apparaissent annonçant que Celui qui est monté redescendra comme Il est monté. Ces deux anges qui ferment l'Évangile, la Tradition n'en a jamais donné les noms. Mais on doit retenir que l'œuvre du Christ sur terre se termine par des paroles angéliques, comme elle a commencé. Et le Deuxième Avènement sera aussi caractérisé par les anges. Ils seront vus par tous les mortels en multitude : «Le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui... Toutes les nations seront assemblées devant lui» (Mt 25, 31). Vers la fin des temps, les anges vont se mêler de plus en plus sensiblement à notre vie. C'est une des causes pour lesquelles je me suis permis d'occuper cette année 1956-1957 avec l'angéologie.

            N'oubliez jamais que le monde angélique prend une part très active à notre existence et retenez ce chiffre : 1/999... le monde visible est par rapport au monde visible dans la proportion de 1 à 999...

 

 

[18]   La croix sur l'autel est ointe avec des essences de fleurs.

[19] Léon Chestov (Kiev 1866 - Paris 1938). Parmi ses ouvrages traduits en français, citons : La philosophie de tragédie, (Flammarion 1986) ; Sur la Balance de Job (Flammarion, 1971) ; Spéculation et Révélation (L'Âge d'Homme, 1982) ; Kierkegaard et la philosophie existentielle (Vrin, 1972) ; et son maître-livre : Athènes et Jérusalem, un essai de philosophie religieuse (Flammarion, 1967). Chestov fut l'ami de Berdiaev (N.D.L.R.).

[20] L'écriture inspirée est une expérience où le vécu humain devient le support, le langage et le témoin de la pensée divine (N.D.E.).

[21] Sans contredire l'évêque Jean mais en nous efforçant de demeurer dans sa pensée, il nous paraît utile d'apporter la réflexion suivante.

Chez Matthieu, l'ange qui ouvre le tombeau et les deux anges qui parlent aux femmes ne sont pas distingués les uns des autres et l'évangéliste semble tout attribuer au premier.

Chez Marc, il subsiste une confusion entre le souvenir du premier ange et les deux autres. La manière de noter le détail de la robe blanche est commun aux deux Évangiles et rend cette confusion évidente. L'évangéliste ne mentionne pas le premier ange mais reporte sur les deux autres réduits à un seul les caractères du premier.

Chez Luc, il n'y a plus du tout le souvenir du premier ange, mais bien les deux anges qui parlent aux femmes.

Chez Jean la description des deux anges se précise, mais l'accent est mis sur la rencontre de Marie et Jésus qu'elle prend pour le jardinier et la douceur de l'homme ressuscité devient le contrepoint de l'aspect glorieux et terrifiant des anges.

Ce qui est commun aux trois synoptiques, c'est l'épouvante des femmes qui témoigneront, on s'en doute, beaucoup plus de leur impression et de leur émotion, que d'un fait objectif qui serait scientifiquement rapporté.

 

Retour à la bibliothèque

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:08

LE MONDE ANGÉLIQUE

Saint Jean de Saint-Denis

 

 

Cours professé en 1956 

 

32. Les ailes 

            Dans la Bible, les ailes ont un symbolisme très précis : avant tout, les ailes donnent l'assurance d'une protection : 

- Sous l'abri de tes ailes, protège-moi (Ps 17, 8) ;

- À l'ombre de tes ailes, les fils de l'homme ont un abri (Ps 36, 8) ;

- Le Seigneur est ton gardien, le Seigneur est ton ombre (Ps 121, 5). 

            Cette idée revient souvent dans les Psaumes. Il y a au moins cinquante ou soixante fois dans la Bible l'idée de l'ombre des ailes protectrices. Le premier sens des ailes n'est donc pas élévation mais protection.

            Le sens de l'aile est celui de cacher, d'entrer dans l'ombre, entrer en soi, entrer dans l'ombre de soi-même. La contemplation, l'élévation, est seulement le deuxième sens parce qu'une véritable élévation vers les hauteurs ne peut être que le résultat de cette protection ou entrée en soi-même. Ce n'est que lorsque nous sommes entrés entièrement en nous-mêmes que nous pouvons commencer à nous élever. Celui qui prétend d'abord aller plus haut, tombe vite, se retrouve sous la coupe des esprits sous le ciel et n'a plus ensuite la force de monter.

            La loi mystique est de se protéger pour entrer en soi et de s'élever ensuite. Ceux qui veulent tout de suite s'élever, ce sont les idéalistes, les fantaisistes, voire les gnostiques qui ont l'illusion d'une élévation mais qui n'arrivent nulle part. La vraie gnose, la vraie connaissance, la vraie vie spirituelle consiste à invoquer l'ombre des ailes. Quand l'assemblée dit au prêtre les paroles de l'ange à la Vierge : l'ombre du Très-Haut te couvrira, cela veut dire qu'à l'ombre des ailes il se cache pour présenter l'offrande, déposée par les anges sur l'autel d'en haut.

            Il est souvent dit dans la liturgie qu'avec leurs ailes les anges couvrent leur corps, leur tête, leur cœur, leur poitrine - c'est-à-dire la source, l'amour... Dans la célébration de la liturgie céleste, les anges, eux aussi, se protègent. 

33. Les mains 

            Dans la Bible, il y a quatre ou cinq cents textes où il est question des mains. Avant tout, les mains signifient puissance et pesanteur : La main de Dieu a pesé sur moi... Il est redoutable de tomber dans la main de Dieu... La main du Seigneur fut sur eux pour les détruire (Dt 2, 15).

            La main est une puissance qui pèse mais qui peut aussi sauver : Mes destinées sont ta main, délivre-moi de mes ennemis (Ps 31, 16)... Non, la main du Seigneur n'est pas trop courte pour sauver (Isaïe 59, 1).

            La main des chérubins est sous les ailes pour signifier que cette puissance qui doit servir Dieu est subordonnée à la contemplation. Les mains œuvres et agissent. Nous transmettons le pouvoir des dons apostoliques par l'imposition des mains. La main menaçante ou bénissante est une véritable puissance. Elle est moins indiscrète que l'œil mais elle peut s'appesantir.

            Si nous parcourons la Bible ? Nous verrons que la main - et surtout la main de l'homme - est aussi une protection, par la force qu'elle représente : «Ses mains ont été fortifiées par les mains du puissant Jacob» (Gn 49, 24). C'est un tout autre aspect, qui a le sens d'une certitude et d'une assurance et, dans ce sens-là, c'est aussi une abnégation dans la puissance : «Entre tes mains Seigneur, je remets mon esprit» (Ps 31, 6)... «Père, entre tes mains Je remets mon esprit» (Lc 23, 46).

            Si les ailes qui sont plus extérieures et mouvantes suggèrent une contemplation et une intériorisation pour montrer, les mains qui sont sous les ailes ont une puissance dans l'action qui ne se manifeste pas de manière brutale car elles constituent une deuxième couche en dessous des ailes qui protègent. 

34. Les pieds 

            Dieu bénit les pieds, Dieu lave les pieds des apôtres pour qu'ils parcourent la terre - c'est une action missionnaire. Mais que dire des plantes des pieds comme celles d'un veau des chérubins : Leurs pieds étaient droits et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d'un veau, et ils étincelaient comme de l'airain poli (Éz 1, 7). Les chérubins étaient plantés ferme sur leurs pieds. Et les pieds du veau brillants comme de l'or sont fermés sur l'or terrien. C'est le signe de la mission et du sacrifice. Les pieds qui se tiennent fermes sur la terre manifestent celui qui est là pour servir.

            Les pieds du Christ apparaissent dans le livre de l'Apocalypse. Mais ici, pas de pieds de veau mais des pieds d'homme brillant comme brille l'airain : Ses pieds étaient semblables à de l'airain ardent comme s'il eût été embrasé (Ap 1, 15).

            Ce qui ressort de ces deux visions, c'est la fermeté et la solidité. 

35. Deuxième énigme 

            Cette masse de sagesse, cette perfection de la sagesse des chérubins, a trois signes : les ailes, les mains, les pieds. C'est une sagesse qui est puissante, forte, solide comme l'airain et cependant marquée par le sacrifice. Ce n'est pas quelque chose de détaché qui voltige quelque part.

            Quatre éléments apparaissent donc dans les têtes et l'un des quatre ne se manifeste pas dans l'action. Il y a une chose cependant que nous ne voyons pas dans les chérubins : la poitrine, le corps, le cœur, la flamme de l'amour ! 

36. Puissance léonine du corps 

            Dans l'unique vision d'Isaïe les séraphins se tenaient au-dessus de lui, ils avaient chacun six ailes : deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler (Is 6, 2). Au contraire des chérubins dont nous ne voyons pas le corps, les séraphins dévoilent leur poitrine, mais les pieds restent couverts et la face est voilée. Pour les séraphins qui sont en face de Dieu, la charité est léonine. Ce qu'ils font apparaître d'eux-mêmes symbolise l'intérieur : la poitrine, le cœur, le feu, la puissance redoutable du feu, puissance de l'amour qui n'est pas seulement autour d'eux mais qui est manifestée vers Dieu. 

37. Le ciel de cristal 

            Au-dessus des têtes des animaux, il y avait comme un ciel de cristal resplendissant qui s'étendait sur leurs têtes dans le haut. Sous ce ciel, leurs ailes étaient droites l'une contre l'autre... J'entendis le bruit de leurs ailes, quand ils marchaient, pareil au bruit de grandes eaux ou à la voix du Tout-Puissant, c'était un bruit tumultueux comme le bruit d'une armée... Au-dessus du ciel qui était sur leurs têtes, il y avait quelque chose de semblable à une pierre de saphir, en forme de trône, et sur cette forme de trône apparaissait comme une figure d'homme placée dessus en haut (Éz 1, 22-26).

            Le ciel de cristal est la transcendance de la nature divine parce que le ciel de cristal est comme une glace qui sépare. D'un côté Ézéchiel voyait Dieu et de l'autre les anges qui touchaient Dieu à travers le cristal. Il y a rupture entre les deux natures : divine et angélique.

            Les chérubins et les séraphins sont au-dessous du ciel de cristal parce qu'ils tiennent le ciel. Et tout ce que décrit Ézéchiel au-dessus du ciel de cristal est la nature divine manifestée. C'est une manifestation, non plus du monde angélique mais du monde de la divinité. Et la gloire est l'un des aspects de ce monde-là ; mais cela nous introduit dans le domaine de la théophanie qui n'est pas notre sujet. Si nous voulons étudier le monde angélique, nous devons nous arrêter à la description de ce qui est au-dessus du ciel de cristal.

            L'image du ciel de cristal est très exacte. En même temps qu'elle suggère la transcendance de la nature divine, elle signifie l'immanence divine par la vision, par la lumière, puisqu'à travers une vitre on voit la lumière par pénétration de celle-ci alors qu'il y a tout de même séparation. Ainsi, lorsque je joue avec un chat qui est de l'autre côté de la vitre, j'agite le doigt et il essaie de l'attraper sans jamais y parvenir. Et ceci est une image magnifique : moi et le chat, nous sommes en contact, il joue avec mon doigt, il me voit et nous sommes comme la nature incréée et créée, et le ciel est entre nous, en même temps contact et séparation.

            Certainement, cette image est imparfaite car Dieu entre en nous, intimement, mais elle demeure exacte du point de vue de la nature. Et nous retiendrons de la vision du ciel de cristal qu'il sépare le divin du monde angélique. 

LES TRÔNES 

            Nous le savons, parmi les hiérarchies célestes, trois sont près de Dieu : les séraphins, les chérubins, les trônes. Le mot trône est souvent employé dans la Bible mais il n'y a qu'un seul et unique texte où les trônes soient considérés comme des êtres spirituels d'une hiérarchie élevée. 

38. L'autorité scientifique et la Tradition 

            Un seul texte nous renseigne sur les trônes !... Nous avons déjà vu que pour les séraphins, il n'y a d'autres textes que celui d'Isaïe. Pour les chérubins, il y a la description du Temple et l'Arche d'alliance, Ézéchiel et l'Apocalypse. L'Écriture sainte renferme la plénitude de la connaissance, mais, si l'on n'avait pas les Pères et si l'on ne savait pas lire selon la Tradition, en particulier si l'on n'avait pas Denys l'Aréopagite, c'est-à-dire le témoignage de la tradition orale et silencieuse qui se dévoile, on ne saurait rien des anges. Si l'on veut poser uniquement la science du monde angélique sur la lettre de l'Écriture sainte, elle nous échappe. Les quelques hommes de science actuels qui sont bien pensants, ceux de la société biblique, ceux de l'école de Jérusalem, les protestants... ne savent pas cela, et ils sont ravis qu'on puisse nommer Denys le «pseudo-Denys !» mais lorsqu'ils trouvent des textes sur les chérubins, les séraphins et les trônes, ils disent : «Oui, mais enfin, on n'est sûr de rien...»

            Soyons certains que si Sa Sainteté le Pape de Rome publie des dogmes nouveaux, il n'y en aura pas sur les saintes Armées angéliques. Pour l'instant, les jésuites n'ont pas une grande admiration pour ce sujet. À titre d'exemple, voici le contenu d'une note provenant de la Bible de Jérusalem : Les chérubins sont des animaux étranges qui rappellent les «Karibu» assyriens (dont le nom correspond à celui des chérubins de l'Arche) êtres à tête humaine, corps de lion, pattes de taureau et ailes d'aigle, dont les statues gardaient les palais de Babylone. Ces serviteurs des dieux païens sont ici attelés au char d'Israël : expression frappante de la transcendance de Yaweh. Et ailleurs : On se les représente comme des taureaux ailés... Le «on» est magnifique ! Un chrétien parle aux chrétiens et tout d'un coup apparaît l'autorité charmante et anonyme du «on»... En somme, c'est comme s'il n'y avait pas de Tradition. 

39. Le témoignage de Paul 

            Quelle est donc cette phrase qui parle des trônes ? Elle se trouve dans l'épître aux Colossiens. D'autres phrases y font allusion mais en termes voilés qu'il faut comprendre. Dans l'épître aux Colossiens, Paul les nomme vraiment en passant, lorsqu'il parle du Christ, Fils de Dieu qui est supérieur à toute hiérarchie céleste et terrestre : C'est lui qui est l'Image du Dieu invisible, le Premier-né de toute la création, car c'est en lui qu'ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, les trônes, les dominations, les principautés et les puissances. Tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. Il est la tête du corps, c'est-à-dire de l'Église. Il est le Principe, Premier-né d'entre les morts afin d'être, en tout, le premier !... (Col 1, 15-18.'

            Telle est l'unique apparition du mot trône, au pluriel, dans la Bible, appliqué à des êtres spirituels. Ce texte est curieux. Les noms de principautés, puissances, vertus, anges et archanges sont compréhensibles, mais le mot «trône» qui est le nom d'un objet évoque un siège plutôt qu'un vivant. 

40. Le témoignage de l'Aréopagite

            Que dit saint Denys l'Aréopagite ? Trône signifie «Assis en Dieu». Ils sont cette tendance continue vers les sommets, par attention de toute leur puissance pour se maintenir de façon ferme et constante auprès du Très-Haut (La hiérarchie céleste, VII).

            Si l'on se souvient que les séraphins sont ceux qui brûlent, qui s'échauffent, qui bouillonnent du désir de Dieu - mouvement perpétuel autour du secret divin, chaleur, profondeur, ardeur bouillante d'une constante révolution qui ne connaît ni relâche ni déclin - si l'on se souvient que les chérubins, masses de connaissance et effusion de sagesse, nous enseignent à contempler dans sa puissance primordiale la splendeur divine et à accueillir en nous la plénitude des dons qui rendent sages pour les communiquer aux inférieurs, on doit aussi se souvenir que les trônes - êtres en Dieu - sont une puissance d'élévation et de fermeté[16].

            Il y a ici presque une hiérarchie : amour, connaissance, volonté. On peut même dire que ces trois aspects angéliques supérieurs agissent par analogie dans nos âmes : saisis par l'amour ardent de Dieu, nous acceptons les dons de la connaissance des mystères divins et recevons la troisième puissance dont nous avons besoin pour ne pas retomber. Les trônes ont cette volonté de résistance, cette stabilité et cette fermeté jusqu'au bout dans les positions prises. Ils constituent comme un sol supérieur et relativement à nous cela consiste - selon l'image de la Kabbale - à mettre les pieds dans le ciel et la tête en bas.

            Lorsque le Christ dit : «Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur» (Mt 6, 21), il s'agit de ces racines d'en haut qui s'accrochent dans les hauteurs. Permanence et constance dans les pensées et les prières élevées : assises en Dieu, enracinées en Dieu.

            Bouillonnant d'amour, masse de connaissance, toujours communiquant aux autres... On peut noter que saint Denys ne dit pas que les séraphins communiquent aux autres l'amour bouillonnant de Dieu. Cela est connu et cela est normal. L'amour bouillonnant de Dieu se communique comme des éclairs ou des puissances de chaleur vers les sphères inférieures. De même, les chérubins contemplent tous les mystères de Dieu et, en même temps, communiquent consciemment leur sagesse aux inférieurs. Enfin les trônes qui soutiennent comme une base cette première hiérarchie s'enracinent en haut pour ne pas retomber. Ils soutiennent d'en bas tout en étant en haut. Paradoxalement, ils sont en haut mais ils soutiennent en bas. 

41. Humilité, stabilité, élévation 

            Jésus dit aux apôtres : «Vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël», c'est-à-dire pour juger le monde (Mt 19, 28), et Paul dit que les chrétiens jugeront les anges. Or, ces douze trônes ne sont pas des pièces d'ameublement plantées dans un décor : les apôtres, en réalité, seront dans les trônes, dans les anges, c'est-à-dire dans la stabilité angélique des trônes.

            Tout le processus du «péché originel» se situe au-dessous des séraphins et au-dessus des trônes parce que toute la vie spirituelle est au-dessus des trônes. C'est par la connaissance que Satan tombe. C'est parce qu'il n'est pas arrivé jusque dans la hiérarchie des séraphins, c'est parce qu'il s'est arrêté dans la connaissance des chérubins, c'est parce qu'il n'est pas allé jusqu'à la charité bouillonnante et ardente et désintéressée de Dieu qu'il est tombé de dessus les trônes. Quand Satan dit, dans le prophète Isaïe : «Je veux placer mon trône au-dessus des cieux» (Is 14, 13), étant chérubin il peut le faire et il en a le droit. Et au-dessus des cieux ou au-dessus des étoiles signifie au-dessus des ordres angéliques. Mais le problème de Satan est qu'il voulait rester chérubin sans s'alimenter ni être soumis à l'esprit séraphique. Satan repousse l'amour et ignore la «kenosis» divine. Satan ignore que pour devenir semblable à Dieu, il ne lui manque que l'humilité. 

42. Les pieds sur terre : les pieds au ciel 

            Il est très souvent question dans l'Écriture du trône du Seigneur, qui est dans les cieux ou au-dessus des cieux : «Le ciel est mon trône et la terre est mon marchepied» (Is 66, 1 et Mt 5, 35). Par ces paroles, Dieu fait savoir que la stabilité, la constance dans l'élévation et la présence en Dieu ne sont pas sur la terre mais dans les cieux. Avoir les pieds sur terre c'est, en réalité, avoir les pieds dans les cieux. Et l'une des plus grandes hérésies est visée par le propos que voici, propos pourtant banal : «C'est un idéaliste qui n'a pas les pieds sur terre !» Un idéaliste n'est ni dans les cieux ni sur la terre, il est sous le ciel, perdu dans les nuages. Le plus grand sens pratique est dans la stabilité d'un homme qui a les pieds dans les cieux. Ancré en Dieu, basé en Dieu, ayant comme l'aigle la vision la plus élevée, il aura aussi la perception la plus exacte de l'abîme. Voilà pourquoi le Christ dit : «Je suis la pierre d'angle». La vraie stabilité, le vrai sens pratique, la permanence, l'immuabilité, sont en haut. En bas, tout est relatif, fragile, changeant... Quand notre Seigneur nous dit : «Ne mettez pas vos richesses là où la rouille et les vers rongent et où les voleurs dérobent» (Mt 6, 19), lorsqu'Il nous recommande de placer notre trésor dans les cieux, Il ne nous donne pas un précepte moral mais un conseil pratique. Il nous dit : «Mes amis, vous gérez mal votre existence, vous mettez votre argent dans une mauvaise banque, elle va sauter, il n'y en a qu'une de solide : le Ciel»...

            La fonction des trônes est justement cette stabilité constante pour se maintenir dans l'élévation vers Dieu.

            Si quelqu'un veut être séraphique dans sa charité, dans son débordement et qu'en bas il y a le vide (s'il n'y a pas en lui les chérubins), il sera un faux séraphin. Si quelqu'un a en lui la masse de connaissance et la sagesse des chérubins et s'il n'a pas la stabilité ni la constance des trônes, en dessous de lui ce sera toujours le vide.

 43. L'échelle sainte 

            Les anges supérieurs initient les anges inférieurs mais en même temps ils reposent sur les inférieurs car ils ont remonté la hiérarchie comme une échelle. Et ce principe s'applique à notre vie intérieure qui est, elle aussi, définie par les trois cercles angéliques.

            Quand le Christ dit dans son dernier discours, celui du Jeudi saint : «Nous viendrons (c'est-à-dire lui, le Fils et le Père et le Saint Esprit) et habiterons en vous et nous ferons en vous notre demeure», on doit savoir que si la Sainte Trinité vient en nous, ce sera dans son climat, entourée des chérubins et des séraphins et des trônes. Mais pour que Dieu trouve en nous ce climat, il nous faut déjà être conformes aux trônes et aux chérubins et aux séraphins, et nous devons acquérir cette constance, ce maintien en Dieu, acquérir une certaine sagesse et connaissance et, en elles, conquérir ce mouvement perpétuel de chaleur et d'amour. Dieu descend et se manifeste là où est cet amour. Certes, nous sommes pécheurs et Dieu descend pour nous sauver tels que nous sommes, mais Dieu manifeste en nous sa Divinité seulement si nous avons acquis l'initiation angélique jusqu'au rang des séraphins.

GABRIEL 

            On a coutume de dire «archange Gabriel !» mais il n'est nommé dans la Bible ni comme chérubin, ni comme séraphin, ni comme archange. Et pourtant, la Tradition le désigne comme l'un des sept archanges qui sont parmi les séraphins. Une toute petite phrase indique qu'il appartient à cette hiérarchie supérieure quand il dit à Zacharie : «Je suis Gabriel, je me tiens auprès de Dieu». 

44. Témoignages scripturaires 

            Il y a seulement quatre textes sur Gabriel, de deux auteurs - Daniel et Luc - et un seul sur les séraphins (Is 6, 8). La Bible contient très peu de textes sur chaque sujet. Les chérubins apparaissent dans la description de l'Arche et chez Ézéchiel ; les séraphins chez Isaïe ; les trônes, dans une phrase de l'apôtre Paul. La Bible est un monde immense parce qu'une seule phrase, un seul passage, ouvre des horizons insoupçonnés. Elle n'est pas un livre où l'on bavarde. Elle n'est pas non plus une métaphysique à la manière de René Guénon avec une seule idée pour 600 pages. La Bible est très condensée.

            Gabriel apparut à Joachim et Anne pour leur annoncer la naissance de la Vierge Marie. Nous le savons par le Proto-évangile de Jacques. Mais dans l'écriture canonique, nous le connaissons par deux auteurs : Daniel et Luc. Chez Daniel, la vision des boucs et des béliers, la vision en elle-même ne relève pas de notre sujet. Ayant eu cette vision, Daniel entend parler un saint, puis un autre saint demande à celui qui parlait : «Encore combien de temps ?» Et le premier répond : «Encore deux mille trois cents soirs et matins !»

            «Tandis que moi, Daniel, j'avais cette vision et que je cherchais à la comprendre, voici, quelqu'un qui avait l'apparence d'un homme se tenait devant moi. Et j'entendis la voix d'un homme au milieu de l'Ulaï; il cria et dit : Gabriel, explique lui la vision. Il vint alors près du lieu où j'étais ; et à son approche, je fus effrayé, et je tombai sur ma face. II me dit : Sois attentif, fils de l'homme, car la vision concerne un temps qui sera la fin. Comme il me parlait, je restai frappé d'étourdissement, la face contre terre. Il me toucha et me fit tenir debout à la place où je me trouvais. Puis il me dit : Je vais t'apprendre ce qui arrivera au temps de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin» (Dn 8, 15-19).

            Avant la deuxième apparition de Gabriel, Daniel est tellement troublé qu'il prie et confesse les péchés de son peuple et les siens et présente une supplication au Seigneur en faveur de la montagne sainte. «Je parlais encore dans ma prière, quand l'homme, Gabriel, que j'avais vu précédemment dans une vision, s'approcha de moi d'un vol rapide, au moment de l'offrande du soir. Il m'instruisit, et s'entretint avec moi. Il me dit : Daniel, je suis venu maintenant pour ouvrir ton intelligence. Lorsque tu as commencé à prier, la parole est sortie, et je viens pour te l'annoncer, car tu es un bien-aimé. Sois attentif à la parole, et comprends la vision ! Soixante-dix semaines ont été fixées sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser les transgressions et mettre fin aux péchés, pour expier l'iniquité et amener la justice éternelle, pour sceller la vision et le prophète, et pour oindre le Saint des Saints» (Dn 9, 21-24).

            Telles sont les deux apparitions de Gabriel dans les prophéties de Daniel. Voici maintenant le témoignage de Luc. Dans l'Évangile de Luc, Zacharie est entré dans le temple pour l'offrande et il est près de l'autel des parfums.

            «Or, pendant qu'il s'acquittait de ses fonctions devant Dieu, selon le tour de sa classe, il fut appelé par le sort, d'après la règle du sacerdoce, à entrer dans le temple du Seigneur pour offrir le parfum. Toute la multitude du peuple était dehors en prière, à l'heure du parfum. Alors un ange du Seigneur apparut à Zacharie et se tint debout à droite de l'autel des parfums. Zacharie fut troublé en le voyant et la frayeur s'empara de lui. Mais l'ange lui dit : Ne craint point, Zacharie, car ta prière a été exaucée. Ta femme Élisabeth t'enfanteras un fils... Zacharie dit à l'ange : À quoi reconnaîtrai-je cela ? Car je suis vieux et ma femme est avancée en âge. L'ange lui répondit : Je suis Gabriel, je me tiens devant Dieu, j'ai été envoyé pour te parler et pour t'annoncer cette bonne nouvelle...» (Lc 1, 11-19).

            Et enfin : «Au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, auprès d'une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie. L'ange entra chez elle et dit : Je te salue toi à qui une grâce a été faite, le Seigneur est avec toi. Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que signifiait une telle situation...» (Lc , 26-29). 

45. Daniel 

            Daniel a une vision et par cette vision il voit les saints, des apparences d'hommes, non pas des visions symboliques, non pas des visions photographiques expliquant sous forme de bêtes ou de géants ce qui doit venir, mais une vision réelle d'êtres vivants, des saints, dont les noms ne sont pas donnés mais qui sont présents. Puis il voit l'apparence d'un homme se tenant devant lui, éloignée cependant et pas très claire, et il entend la voix au milieu de l'Ulaï.

            Ulaï signifie puissance, force, violence. Ce n'est pas seulement un pays. Et Daniel entend une voix dans la puissance qui crie, dit et ordonne : «Daniel, explique la vision». Cette voix est celle de Dieu. Que fait Daniel ? «À son approche, je fus effrayé et je tombais sur ma face». Et comme il entend les paroles de l'ange, il est étourdi, la face contre terre.

            Telle est la première impression de Daniel qui, pourtant, est un homme initié aux mystères qui, déjà, a eu des visions, qui avait un certain commerce avec le monde invisible et qui, certainement déjà, avait eu des rapports avec les anges. Quand il voit Gabriel, quand il le voit se rapprocher, il ne peut pas le supporter.

            On peut voir de loin l'apparence d'un homme, on peut avoir une vision de quelque chose d'imprécis (spirituellement éloigné de vous car il ne s'agit pas du plan physique), on contemple une apparence d'homme et l'on peut dire «j'ai vu le Christ» ou telle ou telle chose... Il ne s'agit que d'une image. Mais lorsque dans le texte il est dit que Gabriel s'approche, le prophète Daniel ne peut en supporter la vision et il tombe par terre saisi de crainte. Et cette crainte sacrée et spirituelle n'a rien de la peur car elle est produite par l'approche d'un être qui par sa nature transcende tout ce que nous pouvons imaginer. Comment exprimer la grandeur spirituelle des anges ? Ils sont plus grands que tous les systèmes solaires et, en même temps, ils sont nos serviteurs. Telle est leur antinomie.

            Dans la vision de Daniel, il émanait de l'ange qui pourtant avait pris forme d'homme, une telle force et puissance, qu'à peine il pouvait le voir ? Pourtant dans la Bible, il y a de multiples apparitions d'anges sans qu'ils produisent nécessairement le même effet. 

46. Zacharie 

            Gédéon ne peut supporter de voir l'ange du Seigneur (Jg 6, 22). Jean le Théologien tombe par terre et l'ange lui dit : «Relève-toi, je suis ton serviteur». Mais quand, pour la seconde fois, Daniel voit venir chez lui Gabriel, il ne tombe pas par terre. Les réactions de Zacharie sont entre les deux. Lorsque l'ange lui apparut il fut troublé en le voyant et la frayeur s'empara de lui. C'est la même frayeur qui s'empara de Daniel à la première apparition mais il n'est pas dit que Zacharie fût tombé par terre ou qu'il ne pût supporter la vision. Zacharie était dans la frayeur sacrée mais, prêtre dans le Saint des Saints, il n'était pas du tout tombé par terre et il pouvait supporter la lumière.

            Il y a donc deux aspects. Daniel, la première fois, se prosterne et ne peut se relever ni regarder en face. Zacharie, par contre, est saisi de frayeur mais il reste debout et commence même la conversation avec Gabriel. 

47. Marie 

            Enfin, voici l'apparition de Gabriel à Marie. Luc dit que Marie «fut troublée par cette parole...» Marie n'est pas troublée par la présence de l'ange mais par la parole nouvelle qu'il lui annonce. Voilà un trouble qui n'a rien à voir avec l'apparition de Gabriel. Mais d'où vient que Marie n'est pas troublée par l'apparition ? Nous l'apprenons par la Tradition lorsque nous lisons le Proto-évangile de Jacques : Gabriel était en entretien permanent avec Marie. De même, l'iconographie nous montre Gabriel apportant le pain céleste et expliquant l'Écriture sainte à Marie, dès son enfance. Gabriel n'entre pas chez Marie comme un inconnu mais, on peut le dire, comme un ami d'enfance. Et c'est ce que Gabriel annonce qui trouble Marie mais non pas sa présence. Voyez donc les icônes de la Vierge au Temple, Marie assise dans le Saint des Saints, Gabriel lui donnant le pain céleste qui est communion et initiation à la Parole de Dieu. 

48. Accoutumance aux apparitions 

            Notons ces trois attitudes. Chez Daniel, à la première apparition de l'ange, il lui est impossible de regarder en face. Chez Daniel, toujours à la seconde apparition, et chez Zacharie, voici le trouble mais ils ne tombent pas. Enfin, chez Marie, l'apparition ne la trouble pas mais bien le contenu du message.

            Ce phénomène se produit dans la vie de tous les saints. La première apparition - que l'on doit bien distinguer d'une vision du genre photographique - met l'homme hors de lui-même. Paul devient aveugle. Séraphim de Sarov devient muet. D'autres perdent jusqu'à la possibilité de bouger ou tombent foudroyés... Tel est le premier contact. Mais, progressivement, il y a accoutumance et une sorte de nature seconde se forme dans l'homme.

            S'il se produit une seconde apparition plus forte que la première, l'homme peut subir une nouvelle fois le même choc. Daniel, par exemple, n'était pas un apprenti. Il était déjà très avancé dans la vie spirituelle et avait déjà vu des anges. Pourtant, quand Gabriel lui apparut, il fut foudroyé ! De même, il ne faudrait pas s'imaginer que Saul - pharisien et persécuteur des chrétiens - était uniquement rationaliste, méchant et inquisiteur. Avant sa conversion, l'apôtre Paul menait une vie profondément mystique. La majorité des Pères pense qu'il est monté au troisième ciel avant d'avoir été converti. Et le contexte semble bien indiquer que la vision est antérieure à la conversion. La vision du troisième ciel peut être donnée à un homme qui persécute le Christ.

            Ne l'oublions jamais, certaines connaissances ne sont pas liées à la plénitude de la Vérité. Saul, inspiré, se trompait sur le Christ mais pas sur le reste. Il n'y a pas de diplôme pour attester que la Vérité est ici et pas du tout là-bas...

            Tout cela montre que pour Daniel, bien qu'il fût déjà initié aux anges, voir Gabriel était quelque chose de terrible. Et l'on doit poser la question : pourquoi la vision du Fils de l'homme a-t-elle été moins effrayante pour Daniel que la vision de Gabriel ? - car il avait vu le Fils de l'homme avant même de voir Gabriel et cela ne l'avait pas fait tomber à terre. La réponse est la suivante : la condescendance divine est plus grande que la condescendance angélique. Les anges nous servent mais n'ont pas toute possibilité pour cacher leur gloire et réduire leur puissance[17].

            Nous parlons de l'incarnation du Verbe : Dieu le Verbe a pris la forme d'un esclave, Il est devenu homme, Il a caché sa gloire dans son humanité, Il ne l'a montrée à trois de ses disciples que dans la mesure de leur capacité - le jour de la Transfiguration - Il se cache dans l'ombre de notre humanité... Mais son premier dépouillement était déjà dans l'acte de la création ! Dans toutes les manifestations divines il y a condescendance. Dieu se cache pour ne pas éblouir par sa nature. Condescendance, humiliation, dépouillement sont des attributs du Créateur. Mais comment les anges qui évoluent dans la gloire divine auraient-ils cette même humilité ? Aussi la vision des anges est souvent plus effrayante que celle de Dieu lui-même ! 

49. Le Nom 

            Le nom de Gabriel apparaît dans l'Écriture sainte de manière extraordinaire : «J'entendis la voix d'un homme au milieu de l'Ulaï, il cria et dit "Gabriel, explique la vision"». Cette voix est la voix de Dieu lui-même qui crie et dit : «Gabriel, explique».

            De même doit-on remarquer dans la deuxième vision de Daniel une expression très curieuse : «Lorsque tu as commencé à prier, la parole est sortie». Quelle parole ? La parole de la prière de Daniel ? Non. Le Verbe est sorti, la réponse. C'est une expression unique qu'on retrouve seulement dans les Psaumes et chez Isaïe : «Ma parole descend du ciel et ne retourne pas à moi avant d'avoir engendré...» Parole active et agissante de la connaissance et de l'explication des mystères.

            Ainsi dans la première vision, ce n'est pas Gabriel qui se nomme lui-même ni Daniel qui découvre le nom de l'ange, mais Dieu en personne qui dit : «Gabriel, explique»

            Dans l'Évangile de Luc, l'ange apparaît à Zacharie qui ne sait qui est cet ange. Zacharie se trouble et l'ange ne se nomme pas mais parle. Ensuite, quand Zacharie montre un certain doute, Gabriel se nomme. Alors, Zacharie, initié à l'ancienne loi, comprend que Gabriel lui est apparu. Mais lorsque Gabriel vient vers Marie, elle ne lui demande rien et il ne lui dit pas non plus son nom... Marie connaît déjà Gabriel.

            Ainsi, la première fois que le nom de Gabriel apparaît dans la Bible, le Seigneur lui-même crie son nom. La seconde fois, Gabriel se nomme devant Zacharie. La troisième fois, il n'a pas à se nommer. 

50. Spécificité et universalisme de la fonction initiatrice de Gabriel 

            Quel est le rôle de Gabriel ? Toujours exceptionnel !... Il est parmi les sept archanges séraphiques avec Michel, Uriel, Raphaël qui ont des missions en rapport avec l'économie de notre Salut. Michel combat le Dragon, Raphaël guérit et explique des mystères, Gabriel vient quand il est question de la destinée du monde.

            Michel archange mène le combat du bien contre le mal, des anges contre les diables, de la lumière contre les ténèbres, mais cette mission passe par celle de Gabriel qui explique la fin du monde et l'engagement dans l'histoire. Gabriel intervient auprès de Daniel, de Zacharie, de Marie en ce qui concerne l'Annonciation, l'Incarnation, la Mort et la Résurrection, et il représente l'entrée de la pensée divine dans l'étoffe historique. Et Daniel est celui qui pour la première fois a la vision du «cheminement» vers l'Incarnation car il voit déjà Dieu sous la forme du Fils de l'homme. À Daniel est dévoilé le Nom qui approche. Moïse eut pour révélation Je suis celui qui est, Daniel a pour révélation Fils de l'homme. Avec Daniel nous contemplons l'approche du Verbe incarné et immédiatement nous avons la vision du second Avènement. Quand Gabriel apparaît dans un vol rapide, il explique à Daniel les 70 semaines qui précèdent l'incarnation du Christ. À Zacharie, à Marie, il apparaît aussi pour annoncer les nouvelles étapes de notre Salut. Gabriel apporte les mots Bonne Nouvelle. Déjà, il dit à Daniel : «Je suis venu pour ouvrir ton intelligence et t'apporter la Bonne Nouvelle car tu es un bien-aimé».

            Il n'y a pas avec Gabriel comme chez Michel archange d'éléments de lutte qui l'accompagnent mais quelque chose d'inattendu et de nouveau. Il est comparable à saint Irénée insistant sur la pénétration du Salut dans l'histoire. Gabriel est l'«ange» de sa théologie.

            Gabriel instruit mais n'agit pas. Il est un messager venu pour ouvrir l'intelligence. Avec patience, par des formes brèves, de manière en même temps ouverte et cachée, il explique a Daniel la fin du monde et la venue du Christ, à Zacharie la naissance de Jean Baptiste, à Marie comment elle deviendra mère de Dieu.

            Il est intéressant de noter qu'il apparaît toujours sous l'aspect d'un homme et ni Daniel ni Zacharie ne disent qu'il avait des ailes mais Daniel dit l'homme Gabriel ce qui, dans la Bible, est une expression commune aux hommes, aux anges et aux esprits. Pourtant il s'approche d'un vol rapide et non à pas précipités. Si dans la vision les ailes font défaut, il y a bien cependant l'élément «vol».

            Tels sont les cadres dans lesquels Gabriel apparaît comme instructeur, initiateur, annonciateur de la Bonne Nouvelle. Et cette Bonne Nouvelle est un enseignement nouveau et une nouvelle étape dans l'économie de notre Salut, en rapport avec la destinée du monde dans ses éléments les plus essentiels. On n'y trouve rien de secondaire mais seulement l'universel et Gabriel n'est attaché ni à une nation en particulier ni à quoi que ce soit de limite. 

TOBIE ET L'ANGE RAPHAËL 

            L'ange Raphaël - après que nous ayons déjà vu Mickaël et Gabriel - nous introduit dans une vision déjà plus nette des sept archanges qui traversent la destinée de l'humanité et la trame de notre Salut.

            Raphaël est nommé dans le livre de Tobie. Cet ouvrage appartient à la série des «trois romans apocryphes» qui ne sont pas introduits dans le canon des juifs actuels ni des protestants. Cependant, les juifs le lisent beaucoup. Le livre de Tobie fut déclaré canonique par l'Église de Rome en 382, et par le concile «in trullo» en Orient au VIe siècle. 

51. La croisée des chemins 

            Tobit est un homme éprouvé par Dieu, comme Job. Après tout le bien qu'il a fait, il devient aveugle. Mais il ne donne pas tort à Dieu, il le bénit, il chante un hymne et, malgré l'injustice de ce qui lui arrive, il dit : «Et maintenant, tous tes décrets sont vrais quand Tu me traites selon mes fautes et celles de mes pères». Mais en même temps, il dit aussi : «Je suis las de m'entendre outrager... ne détourne pas ta face de moi Seigneur» (3, 5-6).

            Parallèlement, se déroule l'histoire de cette jeune fille dont les fiancés meurent et dont les servantes se moquent. Et, en même temps que Tobit chante son hymne, elle chante : «Tues béni, Dieu de miséricorde ! Que ton Nom soit béni dans les siècles et que toutes tes œuvres te bénissent dans l'éternité...» (3, 11). Asmodée était épris d'elle, comme il arrive avec les démons. Et c'est une grande puissance intérieure que de chanter cela après que sept nuits de noces se fussent terminées chacune par l'enterrement d'un fiancé.

            La prière de Tobit et de la fiancée se rencontrent en Dieu, et ces deux prières sont tellement extraordinaires qu'elles percent le ciel. Dieu a providentiellement attendu ces deux actes sublimes des deux êtres éprouvés sept fois comme il est dit dans les Psaumes.

            Sara, la jeune fille, était déjà considérée comme une sorcière, comme une âme damnée, une possédée. C'est alors qu'apparaît Raphaël : «Cette fois-ci leur prière, à l'un et à l'autre, fut agréée devant la Gloire de Dieu, et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux» (3, 16).

            C'est ici quelque chose de très grand : ces épreuves de deux personnes séparées se réunissent pour se résoudre et, après ces épreuves épouvantables, tout se résout ensemble. Il y a des paroles de David remarquables à ce sujet : «Ta providence se justifie à la croisée des chemins...» ne se justifie pas séparément...

            Nous devons prendre cela en considération, nous qui regardons notre vie. Il y a souvent des choses complètement illogiques et épouvantables, on n'y voit pas clairement, on est sur des chemins tortueux... Et puis, à un moment donné, toutes ces épreuves se rencontrent et tout est résolu.

            La rencontre des chemins, la rencontre des prières, est une loi spirituelle. Ce n'est pas le problème d'un seul qui est résolu mais de dix, de vingt, de trente personnes. Et s'il n'y avait pas eu cette faute, s'il n'y avait pas eu cette catastrophe, s'il n'y avait pas eu... Serions-nous arrivés ici ? Déjà, l'on y voit plus clair.

            Ainsi, Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux : «Il devait enlever les taches blanches des yeux de Tobit pour qu'il voit de ses yeux la lumière de Dieu, et il devait donner Sara, fille de Raguël, en épouse à Tobie, fils de Tobit, et la dégager d'Asmodée, le pire des démons» (3, 17).

            Alors le vieux Tobit pense à un dépôt d'argent qu'il a fait chez Gabaël et cherche un compagnon pour Tobie son fils. «Tobie sortit en quête d'un bon guide capable de venir avec lui en Médie. Dehors, il trouva Raphaël, l'ange, debout face à lui (sans se douter que c'était un ange de Dieu). Il lui dit : "D'où es-tu mon ami ?"»... Ils parlent ensemble. Raphaël dit qu'il connaît très bien la route. Tobie veut vérifier et l'emmène chez son père le vieux Tobit qui interroge Raphaël : D'où vient-il ? Est-il Israélite ? De quelle tribu ? Et Raphaël commence à raconter une histoire «à dormir debout» : «Je suis Azarias, fils d'Ananias le Grand, l'un de tes frères... - Ah, je connais Ananias... Alors tu es de bonne souche...» Et il l'engage.

            Un ange de Dieu qui ment !... Mais s'il avait dévoilé immédiatement son identité, les rapports simples qu'ils ont entre eux n'eussent pas été possibles - car un homme non préparé ne peut supporter la vision de l'ange dans sa gloire - et rien n'eût été fait. 

52. Le mensonge par économie 

            Il y a un mensonge légitime. Un jour, le curé d'Ars rencontre une femme et lui dit telle et telle chose. Mais comment savez-vous cela, s'écrie la femme. Tu es venu te confesser hier, dit le saint. Mais non ! Mais si ! Le saint veut cacher sa clairvoyance... Pour cacher votre grandeur, pour sauvegarder votre humilité, mentez... Un homme écrit une chose admirable, un livre inspiré du Saint-Esprit. Il ne signe pas Moi, Untel, il signe Salomon ou David, ou n'importe qui. C'est de là que viennent ces noms attribués aux livres antiques.

            La notion moderne de l'honnêteté, de la franchise, introduit une honnêteté «petite» qui ne compte pas devant l'honnêteté spirituelle. Le mensonge n'est mauvais que si la finalité est mauvaise - si vous embrassez comme Judas, si vous présentez un mal comme un bien... Mais si vous êtes venu sauver un homme et que vous dites que vous êtes clochard, le mensonge est noble.

            Il y a une fausse note que les freudiens appellent le surmoi, qui est une censure de l'honnêteté comme s'il y avait une moralité en soi... La moralité n'est pas en soi mais en face d'une autre âme, en face de Dieu, en face de la vie d'un être. Il y a une honnêteté inutile : quand celui qui parle est le surmoi. «Moi, je dis toujours la vérité !... Mon père, je veux être franc !... Mon père, je veux dire ce que je pense !...» D'abord, ce que vous pensez n'intéresse personne, ensuite, vous pensez mal, enfin, vous ne dites pas ce que vous pensez. C'est le surmoi qui parle. Si l'on va au-delà de cette couche superficielle et si l'on fouille ces êtres trop honnêtes, on trouve dans le sol une telle malhonnêteté et un tel trouble que ce qu'ils disent n'a plus rien à voir avec la vérité.

            Un grand personnage qui voyage incognito, où est le mensonge ? Le plus grand mensonge a été commis par le Christ : Il est Dieu et Il est venu comme homme, Il a pris la forme de l'esclave, et Il a préparé les gens à reconnaître qu'Il est Dieu. Comme dit saint Jean Chrysostome : «L'enfer est devenu amer parce qu'il a été trompé. L'enfer a saisi un corps et c'est un Dieu qu'il a rencontré».

            Mentir par intérêt personnel est autre chose... Mais cependant, il n'est pas toujours bon de dire la vérité. Vous connaissez une vérité en plénitude mais vous êtes en face d'un homme qui ne peut la porter, alors vous la lui cachez. Un médecin sait que le malade est condamné. Il devra dire la vérité, mais si cela aide le malade, et il devra l'y préparer et choisir le moment. D'après saint Jean Climaque, le Diable et les anges procèdent de la manière suivante : pour que vous commettiez le péché, le Diable dit : «Cette faute n'a pas grande valeur... Dieu est bon», mais pour que vous ne commettiez pas le péché, l'ange dit : «Ce péché est terrible, tu iras en enfer, Dieu est juste». Tous deux mentent, l'un pour perdre, l'autre pour sauver... Et allez donc sauver les hommes avec l'objectivité !

            Dans les sentiments vrais, nous mentons sans arrêt : «Je t'aime pour l'éternité !» : mensonge. «Je ne peux pas vivre sans toi !» : mensonge. «Si tu ne me regardes pas, je me suicide !» : mensonge... Ici encore, allez expliquer mathématiquement, métaphysiquement, philosophiquement... vos sentiments.

            Le psalmiste nomme le mensonge Cheval vers le Salut. Mensonge salutaire : vous montez sur le mensonge et foncez vers le Salut.

            Évidemment, l'hypocrisie est mauvaise. On dit : «Je t'aime» et l'on n'a rien dans le ventre, on le dit par intérêt, par orgueil, par amour propre, et l'on se dissimule derrière un masque. Cependant, un homme véritablement bon et bien dans sa peau est quelquefois bourru, cassant, désagréable, il cache sa bonté, ce qui est aussi camouflage... Mensonge, peut-être, mais pas hypocrisie.

            L'ange est très bien renseigné sur la famille de Tobie et il n'hésite pas à dire : «Je suis Azarias, fils d'Ananias le Grand». Il prend un nom qui existe et qu'on peut vérifier. Et Tobie accepte la proposition de l'ange et part avec lui. Inquiétude des parents ! La mère pleure !... 

 

 

[16]  . (Note du Comité de rédaction) On ne peut éluder une correspondance entre les trois hiérarchies angéliques supérieures et les trois Personnes de la Divine Trinité. Mais, dans la Trinité, il n'y a pas de hiérarchie. Toutefois, il est admis qu'il y a un ordre dans la Révélation : d'abord le Père, puis le Fils, puis le Saint-Esprit. Or, la stabilité des trônes reproduit bien l'immuabilité du Père, la sagesse des chérubins reproduit l'intelligence de Dieu le Verbe, et l'embrasement des séraphins est semblable au souffle de Dieu le Saint-Esprit. Mais les trônes sont les plus proches de l'homme et le Père est inaccessible; les chérubins sont au-dessus des trônes et le Verbe sort de la profondeur du Père ; les séraphins sont les plus proches de Dieu et l'Esprit-Saint est donné à l'homme pour qu'il devienne semblable à Dieu.

                La plupart des religions connaissent le Père, achoppent sur le Fils et réduisent à ses énergies l'Esprit-Saint. Or, l'évêque Jean le fait observer, le péché originel se situe au niveau des chérubins et l'on peut noter que c'est le Verbe, encadré des quatre chérubins, qui est l'acteur de notre salut et le vainqueur de Satan le chérubin déchu. Enfin, l'Esprit-Saint est pleinement et consciemment révélé à celui qui a un nom dans le Livre de Vie et qui est entré dans le Royaume du Père. Le père Boulgakov dit que l'Esprit Saint a manifesté ses énergies dans la Pentecôte et se manifeste comme Personne dans l'Apocalypse : «Et l'Esprit et l'Église disent : "Viens !"» Le prophète et évangéliste Jean est le témoin du mystère séraphique de l'Époux et de l'Épouse.

[17] Dieu descend en enfer pour délivrer Adam mais les anges qui sont dans la puissance de Dieu et qui accomplissent des missions auprès des saints ne figurent jamais dans les lieux infernaux (Note de l'éditeur).

 

Lire la suite : Livre IV

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:04

 

LE MONDE ANGÉLIQUE

Saint Jean de Saint-Denis

 

 

Cours professé en 1956

 

16. Un savant et théologien russe 

            Il y a, sur ce sujet, un chapitre remarquable de Florensky, auteur de La Colonne de Vérité. Un livre dont je faisais mes délices étant enfant. Florensky est un théologien russe d'une immense culture - unique dans notre siècle - qui eut le mauvais goût de briguer le doctorat en théologie en faisant une dissertation sous forme de douze lettres à un ami. Ce n'est pas une forme académique et quelques professeurs ont tiqué. Heureusement, il y eut un fantaisiste, mon oncle le métropolite Antoine, qui était recteur de l'Académie : il n'était pas d'accord avec Florensky du point de vue des idées, mais il accepta parce que c'était plein de connaissances.

            Florensky, devenu prêtre, fut persécuté par les Soviets. Cependant, on le laissait près de Moscou parce qu'il était aussi le mathématicien russe à qui les techniciens pouvaient demander officieusement des conseils... Un jour, un professeur anglais arrive en Russie. On lui indique Florensky : «Mais qu'ai-je à voir avec ce prêtre-là, dit-il, avec ce pope marié?» L'Occident perçoit le clergé orthodoxe selon deux types d'hommes :

- des prêtres-moines un peu cultivés ;

- des prêtres mariés complètement ignorants ;

mais quand le professeur anglais eut rencontré Florensky... il ne pouvait plus le quitter !

            Nous avons des livres de Florensky sur les mathématiques, sur l'astronomie. Il a produit une critique de la littérature française : une analyse splendide de Flaubert où il compare Antoine de Flaubert et Antoine d'Athanase le Grand... Et Florensky était en même temps le meilleur spécialiste du folklore et un éminent théologien.

            Eh bien, Florensky a consacré un chapitre remarquable à «déduction-intuition» ou «analyse-analogie» et «pourquoi les sciences humanitaires et vitales ne peuvent se développer si l'on reste dans le plan analytique». 

17. Des balbutiements du Moyen Âge à la vraie science 

            De nos jours, on a fait des tentatives pour pénétrer le monde angélique. Mais elles sont très rudimentaires et comparables aux efforts qu'on fit au Moyen Âge pour connaître l'anatomie. Au Moyen-Âge, on attribuait à l'homme une côte de moins qu'à la femme[13]. Même les recherches de Léonard de Vinci sur l'anatomie peuvent, aujourd'hui, nous faire rire. Pourtant, c'était un génie. Mais il ne possédait pas la matière scientifique accumulée par des petits bonhommes pendant trois ou quatre siècles. De même, de nos jours, ce que certains veulent faire passer pour la science des «Grands Initiés», ce n'est que leur approche d'un autre plan de la science, apparemment mystérieux. Astrologues, symbolistes, guérisseurs - tel Léonard de Vinci analysant le corps humain - tâtonnent dans un domaine qui leur est à peu près inconnu.

            Le monde angélique qui se découvre par l'intuition est, lui aussi, régi par des êtres vivants, par des anges au-dessus desquels il y a les quatre Vivants - les quatre Chérubins. D'où cette tendance dans l'univers à chercher quatre éléments[14]. Le monde se résume vraiment dans ces quatre Prototypes ou Proto-analogies, qui sont des êtres vivants et conscients. Les quatre Évangiles, si l'on pénètre le symbolisme de l'Église, introduisent ces quatre caractères ou ces quatre aspects du monde vital (il n'y a pas de terme exact pour le désigner) et dans la vision d'Ézéchiel les quatre Vivants qui sont au-dessus des roues chantent «Saint !...» et proclament la gloire du Seigneur dont le Trône est au milieu des quatre Vivants... Nous les connaissons : il y a l'Aigle, l'Homme, le Lion et le Bœuf, qui correspondent respectivement à saint Jean, à saint Matthieu, à saint Marc et à saint Luc.

            Pourquoi ces bêtes ? En dehors de toute considération déjà dite, c'est la différence entre les bêtes qui a déterminé ce choix. L'une a pour mission de servir l'homme, l'autre d'être indépendante, l'autre de s'en écarter... On aurait pourtant pu choisir, par exemple, les oiseaux, les quadrupèdes, les poissons... je ne peux pas dire aujourd'hui pourquoi il n'en est pas ainsi !

            Il est caractéristique à cette vision que l'homme ne soit pas supérieur à l'aigle et au lion. L'homme en soi n'est pas supérieur aux bêtes. Et les Pères de l'Église disent que l'homme peut prendre l'aspect d'une bête. Aussi devons-nous chercher ailleurs la supériorité de l'homme. Rappelez-vous ce que je vous ai dit dans «image et ressemblance». La position verticale de l'homme est un symbole. Mais la forme de sa tête n'est pas de nature différente de celle des bêtes. Donc, ce qui nous met à part, c'est un choix !

            Lorsque Dieu dit à Adam de choisir une compagne, c'était afin qu'il se trouvât un complément soit dans le monde cosmique (les bêtes), soit dans le monde angélique (les oiseaux). Et Dieu amena devant Adam les bêtes et les oiseaux, mais alors se manifesta en Adam le premier signe d'égoïsme. Au lieu de sortir de lui-même et de trouver un complément hors de lui, il voulut une compagne qui fût de sa propre chair et de son propre sang.

            Or, que trouve-t-on dans la pensée divine ? Dieu ayant pris pour complément le monde et l'homme, le choix parfait d'Adam eût consisté à prendre pour complément ce qui lui était de beaucoup inférieur afin que, s'abaissant vers les êtres inférieurs, ceux-ci fussent élevés jusqu'à lui.

            Nous avons vu, au sein des quatre Vivants, que la face de l'homme n'est pas en soi supérieure à la face des bêtes. Ce qui est supérieur dans l'homme n'est pas son visage, ce sont d'autres éléments... Mais nous devons retenir de cette vision que, par la contemplation des quatre Vivants, nous entrons dans un plan supérieur de la science.  Il y a d'une part, la science analytique symbolisée par les roues d'Ézéchiel et, d'autre part, la science analogique qui s'exprime selon un mode artistique et qui est symbolisée par les quatre Vivants.

            Les Pères de l'Église appellent la science spirituelle qui traite de la vie intérieure de l'homme «art des arts» et, quand ils parlent des choses extérieures de l'Église, ils disent «science des sciences».

            Nous devons vraiment reconnaître que dans ce domaine nous ne pouvons opérer seulement analytiquement, mais qu'il nous faut passer aussi par l'intuition et suivre un processus analogique. Et il ne s'agit pas de quelque chose d'inexact mais d'une autre exactitude. L'art a une autre exactitude que la science. Et ce qui nous intéresse dans la vision d'Ézéchiel, c'est que les roues soient au-dessous des quatre Vivants, mais jamais séparées. Ni le monde analytique ne doit être séparé du monde analogique, ni le monde analogique ne doit être séparé du monde analytique. L'un ne doit pas être sans l'autre, ni l'un ne doit prendre la place de l'autre. 

18. La lenteur de l'humanité 

            Le monde analytique est inférieur au monde analogique mais, en même temps, les «analogues» ne doivent pas être privés de l'analyse. Les deux doivent coexister. Et l'un des drames actuels, c'est cette rupture entre les deux. Les analogies actuelles sont souvent en dehors de l'analyse, mal informées et insuffisamment nourries. Rupture entre l'art et la science.

            Je pense que le monde analogique va augmenter en ce temps. Mais il connaîtra des moments critiques parce qu'il n'est pas encore armé comme le monde analytique l'est depuis des siècles et d'une façon disproportionnée... Probablement, nous ne verrons pas ce renversement. L'équilibre entre analyse et analogie n'est pas prêt d'être réalisé à cause de la lenteur de l'homme. Il n'y a pas seulement le Malin et le pécheur pour nous entraver, il y a aussi la lenteur de l'humanité à comprendre et assimiler.

            Dans la liturgie, nous allons bientôt chanter «Réveille-toi mon âme !» Les Pères de l'Église disent qu'une des formes essentielles du péché est le sommeil. «Mon âme, mon âme, réveille-toi !...» Il y a des gens dynamiques qui veulent réveiller... un peu ! Alors les gens se secouent ! On cultive le paradoxe, on change la peinture, les idées modernes apparaissent, la liberté, Picasso ! Une secousse ! Mais dès qu'ils disparaissent, on commence à imiter et tout somnole de nouveau.

            Une des choses les plus difficiles dans la vie spirituelle est de réveiller l'âme. Le Christ ne disait pas seulement : «Priez ! Soyez parfait !» Il disait aussi : «Veillez et priez !» Cette lutte contre le sommeil de l'âme est un reflet de la lutte intérieure et permanente... Toutes nos facultés dorment. Et même la nervosité qui paraît être réveillée est encore en sommeil, avec des cauchemars. En réalité, les hommes agités dorment complètement - mais d'un sommeil agité.

19. Magie et liturgie 

            Après avoir vu dans la mythologie, dans la littérature, dans les contes, ces êtres étranges, partiellement hommes et partiellement bêtes, nous avons constaté que les quatre Vivants ouvrent un monde analogique comme les roues ouvrent un monde analytique.

            Mais il y a une très grande différence entre le monde analogique liturgique et le monde analogique magique. Ces deux traditions dans l'humanité procèdent de Seth et de Caïn. Ne parlons pas ici de la tradition d'Abel qui est celle du Christ, la tradition du sacrifice et du sacrement.

            La tradition exprimée dans la Bible par Seth et par son fils Énoch, est une montée vers Dieu et consiste en ce que la connaissance analogique est en face de Dieu et pour sa louange. Elle ne se retourne pas vers le monde inférieur mais tout est en Dieu et vers Dieu.

            À l'inverse, la magie capte des puissances et se retourne avec puissance vers le monde. Et l'analogie n'est plus alors un chemin vers l'Unique, mais au contraire un instrument par lequel nous prenons connaissance, conscience et même puissance sur le monde extérieur, physique... sur la Création.

            Voilà les deux aspects, la distinction entre ce qui est magique et ce qui est liturgique, Caïn recevant le signe qui le protège; et Seth recevant le Nom divin pour le glorifier.

            Quand nous évoquons ces êtres étranges qui ont parfois des têtes de bœuf, ces êtres synthétiques, ces analogies analogiques, ou prototypes analogiques, s'ils sont tournés vers le monde et séparés de la louange de Dieu, ils deviennent des entités, s'ils sont tournés vers Dieu et le louent, ils deviennent des personnalités. On comprend ainsi pourquoi l'homme peut exploiter les puissances angéliques sans avoir de contact avec les anges et sans les connaître. Autrement dit, si ce réveil (cette pendule) qui est devant moi et qui est matière, commence à chanter Dieu : «Saint ! Saint ! Saint !» ou «Béni soit notre Dieu !...», il cesse d'être un objet et devient un ange ou, plus exactement, une personne. De même, si une puissance spirituelle, une force, une énergie, un élément se manifeste et s'il se met à chanter Dieu, c'est un ange, mais s'il ne chante pas Dieu, s'il ne célèbre pas la liturgie, c'est une force, une puissance, une énergie qu'exploite la magie... ou la science.

            La science est la magie. Il n'y a aucune différence entre la magie et la science parce que l'une et l'autre exploitent des forces et des puissances sans que ces dernières donnent leur acceptation et sans qu'elles louent Dieu.

            Entre un homme qui fait exploiter le pétrole scientifiquement ou celui qui, par des gestes magiques, transforme un être en souris ou en vapeur, il n'y a pas de différence. Tous deux opèrent de telle manière qu'ils exploitent telle ou telle puissance - puissance du pétrole qui est extrait de la terre, ou puissance spirituelle - sans même dire merci, sans louer Dieu ni le faire louer par la puissance dont ils se servent.

            Et cependant la matière - le réveil, le pétrole - loue Dieu, mais d'une autre manière, car toute la nature loue le Seigneur, par sa présence et par son être... Mais, de manière consciente, c'est à l'homme d'appeler la matière à louer Dieu. Tous les matins, les chrétiens chantent que le ciel et la terre, les frimas, les gelées... louent le Seigneur. À nous d'annoncer Dieu à la matière, au soleil, à la lune, à notre table, à nos sourcils, à nos yeux, à tous les éléments nobles ou moins nobles. À nous de les appeler à la liturgie cosmique. À nous d'être le préchantre, à nous d'être le canonarque qui donne le ton exact pour chanter Dieu. 

20. Détournement spirituel 

            Le monde spirituel et invisible chante Dieu et nous en prenons conscience dès que nous le touchons... Alors l'homme a trouvé une formule qui consiste à empêcher cette puissance de chanter Dieu en l'exploitant pour ses intérêts propres. C'est le processus propre à la magie et à la science que de détourner des forces qui sont personnelles en les rendant a-personnelles, c'est-à-dire anonymes.

            De toute la science humaine, de toute la magie, les Pères disent : c'est une violation, c'est violer les anges, c'est profiter de leur puissance sans leur consentement, exactement comme un homme peut violer une femme. C'est le péché de Sodome. On croit que sodomite veut dire homosexuel. C'est inexact. Les sodomites voulaient violer les anges pour leur propre intérêt. Telle est la signification. Les deux anges venus chez Loth sont des porte-symboles du Christ et de l'Esprit-Saint. Le péché sodomite est l'exploitation de la puissance angélique la plus sublime, à seule fin d'alimenter la puissance humaine.

            De toutes sciences qui exploitent les puissances spirituelles, la science moderne est peut-être la moins fautive car, en dehors des lois qu'elle découvre, elle opère avec la matière qui est soumise à l'homme.

            Donc un homme peut violer un ange comme il peut violer une vierge, comme il peut violer une âme. Bien entendu, il ne recherche pas la personne de l'ange mais sa puissance. Mais, direz-vous, comment un magicien peut-il détacher la puissance angélique de la personnalité de l'ange ? L'ange n'est pas Dieu, il n'est pas «un» au sens absolu. On peut arracher à l'ange sa matière subtile en la détachant de son esprit. Et les sciences qui opèrent avec les puissances spirituelles sont dans l'axe de Sodome et Gomorrhe.

            La tendance très répandue à notre époque de spiritualité anonyme, a-personnelle, est très dangereuse. On entend parler de force vitale, d'énergie spirituelle, mais le concept des «personnes conscientes» s'est estompé. Or la force vitale, l'énergie spirituelle, existent - mais elles appartiennent à des personnes. Et l'attitude magique consiste à opérer avec ces puissances en les arrachant aux personnes à qui elles appartiennent. C'est le contraire même de l'attitude des quatre Vivants, vus par Ézéchiel, qui sentent Dieu et qui le servent.

            L'homme est synthèse : il a en lui des éléments séraphiques et des éléments chérubiques. Toute la hiérarchie angélique, tous les éléments angéliques, sont potentiellement en lui. Et même le Divin. Et c'est ce qui lui permet d'exploiter ces forces. 

21. Hasard ou liberté 

            Nous connaissons les quatre Vivants avec la tête d'un lion, d'un bœuf, d'un homme et d'un aigle. Mais n'y a-t-il pas d'autres chérubins avec des formes tout aussi complexes ? Oui, il y a une multitude de chérubins. Les quatre chérubins qu'Ézéchiel a décrits sont la vision essentielle du monde chérubique mais cela ne présume pas de leur nombre. Les quatre chérubins expriment et manifestent la Sagesse divine dans sa base initiale. Les quatre chérubins sont quatre bases essentielles comme les quatre coins de la terre, comme les quatre vents de l'Esprit, et ces quatre apparaissent pleinement dans les quatre Évangiles.

            Historiquement, s'il y a quatre Évangiles, c'est par accident. Si l'on est un bon historien et si l'on consulte tout ce que nous possédons de l'Église primitive, il devient évident que les quatre Évangiles ont été écrits accidentellement.

            Matthieu a écrit en hébreu pour convertir quelques juifs.

            Marc a pris des notes quand Pierre enseignait à Rome et à Antioche.

            Luc a répondu à Théophile (si même il existe) qui demandait des explications.

            Jean a produit un texte parce qu'on réclamait qu'il complétât les Synoptiques.

            Il en est ainsi dans notre vie. Aujourd'hui j'écris une lettre, après quoi je rencontre une personne qui me demande ce que devient l'âme après la mort. Je ne veux pas traiter ce sujet mais, pastoralement, j'y suis obligé en une dizaine de pages ; tout se passe dans le plan extérieur, accidentellement.

            Mais, dans le plan intérieur, c'est le Saint-Esprit qui dirige l'histoire - n'oubliez jamais ce double aspect de toute la révélation divine... Et ainsi les quatre Évangiles sont nés en conformité avec les quatre Chérubins. D'ailleurs, la Bible est un véritable bric-à-brac, une phrase par ci, une phrase par là, une multitude d'auteurs différents... et, tout à coup - on le voit déjà par les nombres - tout devient unique, ordonné par le Souffle de l'Esprit-Saint.

            L'apôtre Paul écrivait des lettres, en vitesse... Et, tout d'un coup, il y a 14 épîtres (2 fois 7), 7 épîtres catholiques et enfin l'Apocalypse. Unité parfaite de ce qui paraît extérieurement un pur hasard. Pourtant, il n'y avait pas de commission canonique ni quelqu'un qui dictait... Hasard, mais c'est l'Esprit qui dirigeait et qui soufflait comme le dit Isaïe : «L'Esprit poussait les anges là où ils devaient aller». Et c'est la même chose dans toute l'histoire de l'Église et de l'humanité. 

22. Les archétypes 

            Déjà, au IIe siècle, saint Irénée parle des quatre Évangiles comme ayant été inspirés - pourtant d'autres aussi ont écrit - et il les associe aux quatre Vivants auxquels correspondent les quatre éléments. 

                        MATTHIEU            HOMME                  EAU

                        MARC                       LION                         FEU

                        LUC                           BŒUF                       TERRE

                        JEAN                         AIGLE                       AIR 

            Il y a des variantes dans la correspondance des animaux et des Évangiles, mais l'ordre que j'ai donné est le plus classique qui nous soit rapporté par la Tradition.

            L'air et l'aigle représentent l'élévation et la contemplation. Connaissance parfaite parce que l'aigle, qui plane dans les hauteurs et qui scrute les abîmes, voit de très haut vers le bas. On pourrait résumer ainsi : l'élévation et la contemplation produisent la connaissance.

            L'eau et l'homme représentent la création et l'élection. Cela signifie aussi un certain choix (et cela n'est pas toujours perçu) d'où un certain esprit de l'art et de la clarté. Quand il y a élection, il y a écartement de ce qui est inutile et confus. C'est une mise au point. C'est une adoption. On pourrait résumer ainsi : la création et l'élection produisent l'art et la clarté.

            Le feu et le lion représentent la puissance et le rayonnement. Ainsi, une pensée puissante et rayonnante produira la force et la lumière.

            La terre et le bœuf représentent la fécondité et le sacrifice. Ce sont deux choses qui vont de pair. Il n'y a pas de fécondité sans sacrifice ni de sacrifice sans fécondité. Et l'on ne doit pas les séparer. Le sacrifice non fécond est une monstruosité tout autant que la fécondité sans sacrifice.

            Ces quatre aspects, vus à travers les éléments et les bêtes, nous devons les retrouver dans la vraie sagesse de l'homme qui est la Sagesse divine dans l'homme. 

23. L'aigle et la connaissance 

            La sagesse et l'intelligence - comme dons - se manifestent avant tout par l'élévation de l'esprit qui crée en nous un œil perçant, capable de traverser les espaces, allant par ce chemin improprement nommé «mystique». Progressivement, nous nous détachons de ce qui est terrien. Mais la sagesse n'est pas seulement dans l'élévation de l'esprit et l'œil perçant, ni même dans le détachement de la terre, mais dans la pénétration simultanée de l'abîme. Car il n'y a pas de pure élévation vers les hauteurs s'il n'y a en même temps une vision nette de l'abîme.

            Aujourd'hui justement, j'ai parlé des initiés avec un homme qui m'a dit : «C'est dommage ! Les initiés et les maîtres semblent toujours se considérer comme des élus détachés des gens de l'extérieur, libérés des contingences et de la société profane.» Et j'ai répondu : «C'est juste ; c'est un peu gênant.» Ce n'est pas gênant qu'ils soient spirituels. Ce n'est pas gênant qu'ils soient ésotéristes, initiés ou maîtres. Ce qui est gênant, c'est qu'ils n'aient pas le regard d'aigle afin de connaître en eux-mêmes qu'ils sont également charnels, exotérique et inférieurs.

            L'élévation de l'esprit est toujours double. Plus on s'élève, plus le regard est perçant, et plus on voit en même temps et l'abîme et les cieux. C'est comme la Croix. De son centre, elle va vers Dieu et vers la pénitence. Ainsi, quand l'élévation est petite, l'abîme aussi est petit. Mais, si l'homme monte uniquement et, de là-haut ne voit pas l'abîme, alors il flotte dans quelque chose d'artificiel, nageant quelque part dans une petite direction qui n'a de suite réelle ni en haut, ni en bas. 

24. L'homme et la limitation créatrice 

            Mais le vol de l'aigle ne suffit pas à notre pensée et à notre âme. Nous devons aussi être homme, c'est-à-dire créateur, capable d'élection, de choix, de clarté. Et nous ne devons jamais être universels seulement, parce que l'universalisme est une chose qui nous trompe, mais avoir aussi des préférences et une certaine analyse... Nous devons faire dans la création, par rapport à nous, une limitation. Qu'est-ce qu'un créateur ? Celui qui se limite. L'homme qui ne se limite pas ne crée jamais et mourra sans rien faire. Et c'est cela le génie et le don spécifique de l'homme : il se limite en créant. Et, dans cette limitation, apparaît le dur travail qui est plus que l'analyse, qui est le discernement du rejet de différentes choses, mêmes bonnes, pour garder une chose unique. 

25. Le lion et le rayonnement dans la puissance 

            En même temps que l'homme doit se limiter pour être créateur, sa pensée doit être rayonnante et puissante comme un lion parce que, sans le rayonnement et la puissance, sans manifestation vers les espaces extatiques, l'élévation n'a pas encore le caractère d'une manifestation de la Sagesse divine. 

26. Le bœuf et la fécondité dans le sacrifice 

            Enfin, vient le sacrifice, quatrième élément tout à fait indispensable pour la manifestation de la Sagesse divine. Sans ce quatrième élément, on peut être élevé, créateur, rayonnant, mais pas fécond. La fécondité naît de l'abnégation. Il ne s'agit pas ici d'une limitation mais du sacrifice de soi et de notre soumission comparable à celle des bœufs qui traînent durement la charrue.

            Dans le bœuf, on perçoit aussi le taureau qui, lui, est fécond. Mais c'est le bœuf qui est l'emblème de Luc, non le taureau, ne l'oubliez jamais. La fécondité du bœuf est très mystérieuse... Derrière le bœuf se profile le taureau, mais c'est par le bœuf que l'on commence, c'est-à-dire sous le joug et comme une bête sacrifiée. 

27. Être en Dieu 

            «Vint du Septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, une gerbe de feu qui répandait de tous côtés une lumière éclatante au centre de laquelle brillait comme de l'airain poli sortant du milieu du feu. Au centre encore apparaissaient quatre animaux dont l'aspect avait une ressemblance humaine» (Éz 1).

            Cette vision est la manifestation du lieu divin marqué de la présence des chérubins : «... au centre apparaissaient quatre animaux». C'est un élément qu'il faut absolument noter : au centre du lieu divin apparaissent les quatre Vivants. Ils sont autour de Dieu mais ils sont aussi en Dieu se manifestant. Car il serait faux d'imaginer Dieu comme quelque chose et les anges en dehors de Dieu. Il n'y a qu'une seule chose qui soit totalement en dehors de Dieu, c'est le péché ! Nous sommes tous en Dieu, invisiblement, mais les anges le sont plus encore.

            Plus nous sommes élevés, plus nous sommes «en» Dieu. J'insiste sur ce point parce qu'on s'imagine volontiers que l'on va du monde inférieur vers le monde supérieur, et qu'après les chérubins, et après les séraphins, on va toucher Dieu !... Mais pour connaître Dieu - même de façon inférieure - on doit déjà être «en» Dieu. Quand nous parlons de l'Esprit Saint, nous disons que le Saint-Esprit est en nous, mais pour qu'Il soit en nous, Il doit être partout présent et nous en lui.

            C'est Dieu qui montre les chérubins et les séraphins à Ézéchiel. Mais Ézéchiel voit d'abord la manifestation divine : un vent impétueux, une grande nuée, une gerbe de feu projetant de tous côtés une lumière éclatante au milieu de laquelle brille comme de l'airain poli sortant du milieu du feu. Et, dans ce feu essentiel, il découvre les chérubins... Mais, d'abord, il a vu la manifestation divine. Cherchez Dieu et vous verrez ses anges. Mais quand Dieu parle et agit, vous voyez les anges qui déroulent Dieu comme un livre, comme le rouleau de la création.

            Ainsi, ne pensez pas que vous irez d'un ange à un archange, et d'un archange à une principauté, et ainsi de suite jusqu'à Dieu, car pour monter la hiérarchie vers Dieu, vous devez déjà être en Dieu. Vous cherchez Dieu ? Alors montez l'échelle angélique et vous verrez Dieu de plus en plus face à face. Pourquoi peut-on oublier les anges ? C'est parce qu'on peut vivre uniquement en Dieu. Mais si vous commencez à vivre uniquement en Dieu, alors vous verrez le monde angélique dans sa progression, et, montant en Dieu, vous serez dans la compagnie de tel ou tel ange qui vous initiera à des degrés de plus en plus élevés.

            Mais ce n'est pas une hiérarchie à la manière des gnostiques où un éon initie à un autre éon, car, pour entrer dans cette échelle vous devez déjà être plongé en Dieu. Vous devez commencer par là haut pour faire le chemin du bas vers le haut.

            Il est d'ailleurs plus facile de s'adresser à Dieu qu'à ses saints ou à ses anges et vous remarquerez qu'il y a beaucoup de chemins spirituels où l'on commence par s'adresser à Dieu le Père, puis au Christ, puis au Saint-Esprit, puis à la Divine Trinité et à la Vierge Marie. Je dis cela d'un homme du dehors car le monde «croyant» a pris l'habitude de s'adresser à la Vierge... habitude qui nous trompe ! On pense que l'on connaît ce que l'on a appris par cœur et on vit dans un monde supérieur «par habitude !»

            Certainement, quand l'homme s'adresse au Père : «Tu es mon Père», il le fait de manière très imparfaite et la même prière sera toute différente quand il aura monté l'échelle ; à chaque fois, il dira autrement : «Mon Père...» Quand l'homme découvrira le Christ pour la première fois, ce sera le Christ d'une certaine manière, mais ensuite il découvrira de plus en plus profondément ce qu'est le Fils de Dieu.

            Donc, ne l'oubliez pas : Ézéchiel a vu d'abord la manifestation divine et, ensuite seulement, il a vu dans le lieu divin - au milieu - les lois de ce monde personnifiées et portées par les quatre chérubins. 

28. Les quatre faces 

            Encore quelques mots sur la vision d'Ézéchiel et les chérubins inséparables des roues. Dans cette vision, Ézéchiel voit quatre faces séparées par en haut, quatre ailes, deux ailes volant et deux couvrant le corps, les pieds droits, les plantes des pieds d'un veau et comme d'airain poli, les mains d'hommes sous les ailes jointes. Ils ne se retournent jamais, ils marchent toujours devant eux dans les quatre directions sans être séparés, et ils sont entourés et remplis de feu. Et, au-dessus, il y a le ciel de cristal, il y a le trône de pierre de saphir environné de la gloire de Dieu. Et sur ce trône, est quelqu'un à l'image de l'homme : le Fils de l'homme... Vous voyez, le sujet est immense.

            Premièrement, quatre faces qui vont toujours droit devant elles dans les quatre directions à la fois ! Ceci est impensable du point de vue de notre espace. Cette vision est absolument impossible à dessiner - l'iconographie la simplifie. C'est comme si une pensée humaine pouvait aller non pas seulement dans une direction, mais dans quatre à la fois. Ce serait la perfection de la sagesse. Même dans sa pensée l'homme ne peut aller dans quatre directions différentes. Néanmoins, cela se produit dans la sainteté. L'homme saint arrive au même instant à être actif et contemplatif et à avoir l'esprit d'analyse et de synthèse. Mais ce sont là des dépassements de notre intelligence actuelle.

            Autre élément : ces quatre faces sont séparées par en haut. J'attire ici votre attention sur l'androgyne, Adam et Ève. Dieu dit «Faisons l'homme, faisons-le mâle et femelle.» Il avait deux faces ! Le symbolisme de deux faces séparées par le haut, nous le retrouvons dans l'aigle à deux têtes qui est un symbole très précieux. On devrait appliquer cela à l'Église et à l'État : un seul corps et deux directions.

            Les chérubins sont par en haut comme déployés en éventail. En haut, ils ont quatre faces séparées, quatre têtes. Le même symbole apparaît encore dans la double figure de Janus qui n'est pas seulement un signe négatif d'hypocrisie, mais qui comporte tout un symbolisme positif de deux faces que nous retrouverons souvent.

            Certainement, avoir une face de bouc et une face d'ange serait inquiétant. Mais, avoir une face d'homme et une face d'animal n'est pas un dualisme d'opposition, mais une expression d'une certaine sagesse et intelligence supérieures qui mènent vers cet état supérieur Généralement, ce type de symbolisme s'arrête à deux faces. Quant aux chérubins, ils ont des yeux partout, le regard et la pensée sont chez eux partout présents. A contrario, l'homme qui n'a pas des yeux partout manifeste une certaine infériorité. Certainement, un homme peut sentir le regard dans le dos, mais il est évident que n'ayant pas les yeux dispersés dans tout son corps et dans tout son être, il lui est très difficile d'avoir l'omni-regard.

            Au-dessus des quatre faces, ils retrouvent leur unité en soutenant le ciel de cristal. Au-dessus du ciel de cristal, il y a le trône de pierre de saphir et tout en haut le Verbe entouré de la gloire. Dans le ciel de cristal, nous voyons déjà un plan supérieur aux neuf hiérarchies angéliques. Mais aujourd'hui je n'en parlerai pas.

            Un autre point est intéressant dans cette vision : ce sont les mains humaines et les pieds de veau. Cela nous ramène encore une fois au problème des êtres synthétiques par analogie. Les mains sont liées avec les ailes et les ailes couvrent les mains... Je crains d'en parler aujourd'hui, ce serait trop long. 

29. La signification du corps 

            Un autre point encore : l'unique chose, qui est cachée, c'est le corps. Pourquoi le corps est-il caché ? On voit la tête, les pieds, les mains, mais pas le corps. Que signifie le corps ? Et la poitrine ? Et le cœur ? Le temple de Dieu et leur amour !... Leur intelligence et leur sagesse sont visibles mais leur amour de Dieu est caché sous leurs ailes. La puissance de cet amour pour Dieu est si grande que si elle se rendait visible, elle ne pourrait pas être supportée. Pourtant, à travers les ailes ils ont tous l'air de charbons incandescents. Vous connaissez, dans la Bible, d'autres images de ces charbons. «Ramassez les charbons ardents de la charité sur la tête de vos ennemis», dit saint Paul. «Dieu est le feu ardent qui dévore le cœur des hommes»... Le feu qui resplendit à travers leurs ailes, c'est la présence de la Divinité en eux. Leur nature est parfaitement transparente à la flamme divine.

            Mais, direz-vous, s'ils sont comme des charbons ardents, ces quatre chérubins, ce sont des séraphins !... Attention, ce n'est pas parce que les séraphins sont le feu ardent de l'amour de Dieu que les êtres qui leur sont inférieurs n'ont pas ce feu ardent. Les séraphins sont ce feu ardent, tandis que les chérubins en sont entourés. Les séraphins sont là, ce qui ne signifie pas que les chérubins n'ont pas ce feu. Tout ce qui touche Dieu et qui est rempli de la grâce, prend l'aspect d'une flamme. Exemple : les flammes du Saint-Esprit qui descendent sur la tête des apôtres. Le Christ, lui, dit : «Je veux que le feu descende sur la terre.» Adam lui-même porte le nom : «rouge» ou «homme de feu» ; celui qui est comme le fer rouge. Lumière de connaissance. Flamme d'amour.

            On voit que cette flamme n'est pas à cent pour cent la nature des chérubins parce qu'il est dit que cette flamme s'agite et bouge parmi ces animaux. Le Divin et les séraphins sont en eux et l'on peut dire qu'ils sont enflammés de cette flamme divine qui leur est supérieure parce que dans chaque ange inférieur réside l'ange supérieur comme dans chaque ange réside Dieu. Quand la colonne de feu est apparue dans le désert, on peut dire qu'elle est le Verbe ou l'Esprit Saint, mais on peut dire aussi qu'elle est Michel archange.

            L'apparition d'un ange, c'est aussi l'apparition de Dieu parce que Dieu est présent en lui. Les séraphins sont dans les chérubins, les chérubins sont dans les trônes... et les archanges sont dans les anges.

            Dieu est dans les anges et Dieu est en nous. Nous ne le sentons pas, mais il est en nous. C'est pourquoi l'homme peut parler au nom de Dieu. L'homme apparaît mais c'est Dieu qui parle. Et non seulement Il ne parle pas, mais Il est présent sensiblement, naturellement... Le supérieur est toujours présent dans l'inférieur et le Christ dit : «Nous viendrons et nous ferons en vous notre demeure.»

            Il est certain que lorsque le Christ vient, Il vient avec toute l'armée céleste et que les séraphins sont dans les chérubins et que les séraphins et les chérubins sont dans les hiérarchies inférieures. 

30. Les signes de l'action 

            Les chérubins avaient quatre ailes ! Mais le plus étrange était que leurs plantes de pied étaient comme celles d'un veau et qu'elles étincelaient comme de l'airain très luisant. Les quatre ailes couvraient leur corps. Leurs têtes et leurs mains sortaient de dessous les ailes. Pourquoi des pieds de veau ? Pourquoi des ailes ? Et des mains sous les ailes ?

            Parler des ailes des anges paraît normal tout simplement parce qu'on s'est habitué à cette idée : en effet, on les représente ainsi sur les icônes. Mais, dans l'Évangile, les anges n'apparaissent pas avec des ailes. Ils ont l'aspect d'un jeune homme brillant et resplendissant mais il n'est pas dit qu'ils ont des ailes. Bien sûr, on les confond mécaniquement avec les oiseaux parce qu'on les perçoit comme des hommes ailés. D'une certaine manière, c'est normal. Mais ce n'est pas du tout leur attribut essentiel comme le seraient par exemple pour nous le nez ou les oreilles, ou comme pour les oiseaux les ailes, ou pour les animaux de la terre les quatre pattes... Les anges apparaissent avec des ailes, ou sous forme de roues, ou sous bien d'autres formes. Les ailes ne sont pas du tout, pour tous les anges, une sorte de lieu commun... Mais, dans la vision d'Ézéchiel, ils ont des ailes et cela ne nous étonne pas.

            De même, lorsqu'ils apparaissent dans la Bible sous forme humaine, nous ne sommes pas sur­pris qu'ils aient des mains. Mais les pieds d'un veau ?... cela est plus étrange. Il paraissait déjà étrange de leur attribuer une tête de lion, d'aigle - mais, là encore, l'iconographie nous y a tellement habitués !... Ce qui devient franchement déplaisant, c'est la tête de veau. Certes, nous savons qu'il y avait les boucs et les taureaux que l'on offrait en sacrifice dans tous les rites et dans la liturgie antique de l'Ancien Testament. L'apôtre Paul dira lui-même dans l'épître aux Hébreux : «Ce n'est pas avec le sang des veaux et des boucs que nous sommes sanctifiés mais avec le sang du Christ» (He 9).

            Dans les sacrifices de Salomon, dans ceux des rois et des prêtres - sacrifices expiatoires, actions de grâce ou bénédictions - on offrait des bœufs ou des veaux. Ce qui nous trouble alors est le souvenir du veau d'or !

            Dans la vision d'Ézéchiel, les «pieds d'un veau» sont d'airain très luisant et cela nous déplaît à cause du souvenir du veau d'or qui symbolise l'argent. En adorant le veau d'or on adore l'argent... Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait exact car le culte du veau d'or était très répandu - en particulier en Égypte - et ce n'était pas toujours le culte des gens riches. Mais cette idée a prévalu et l'image du veau est actuellement perçue comme quelque chose de négatif. Pourtant les anges d'Ézéchiel ont les pieds d'un veau !

            Alors que la tête représente la pensée, alors que la tête et la poitrine représentent l'homme intérieur, l'être en soi, on doit noter que les pieds, les ailes et les mains sont des manifestations de la puissance et de l'action. Les mains et les ailes montrent l'action. Donner la main est une action d'amitié. Montrer le poing signifie le contraire. Prendre un poignard pour tuer est une autre manifestation de nos sentiments... Les pieds aussi montrent l'action : on va ou on ne va pas... Et de même avec les ailes : on vole ou on demeure. 

31. Première énigme 

            Il y ainsi quatre têtes et cela entraîne une série de correspondances. Avec la tête d'homme, il y a les mains. Avec la tête d'aigle, il y a les ailes. Avec la tête de bœuf ou de veau, il y a les pieds de bœuf ou de veau. Mais avec la tête de lion, qu'y a-t-il ? Où sont les griffes ? Y a-t-il donc un manque dans l'action du lion ?

            Il y a trois manifestations, les mains, les ailes, les pieds, et il y a quatre qualités : les quatre têtes. Et voici la première chose que l'on doit noter : ces êtres qui ont quatre têtes sont trois dans leur manifestation parce qu'il manque les griffes.

            Il existe pourtant des figures symboliques avec des griffes. Par exemple, dans les palais impériaux on peut voir un lion saisissant le globe avec ses griffes... Y a-t-il un manque chez les chérubins ? Ils ne possèdent pas l'action léonine conforme au symbole de la puissance du lion. Car le lion est tout cela. Ainsi le Christ : Il est le rejeton de David, le lion de la tribu de Juda. Même le Démon adopte l'image de cette puissance : le Diable qui rôde autour de vous comme un lion rugissant. Non, la puissance du lion ne manque pas aux chérubins puisqu'ils ont une tête de lion. Mais cette puissance n'est pas manifestée.

            Afin de mieux comprendre, observons que les quatre faces des chérubins correspondent aux quatre éléments[15]

l'homme à                     l'Eau

le bœuf au fils, à         la Terre

l'aigle à                           l'Air

le lion                             au Feu 

Le feu ne manque pas aux chérubins puisque le feu les embrase mais ils ne manifestent pas la puissance du feu, ils n'agissent pas par le feu, mais seulement par ces trois symboles que nous étudierons brièvement : les ailes d'aigle, les pieds d'un veau et les mains d'homme. 

 

 

[13]   Si de nos jours, il paraît logique, en vertu de leur égalité, d'attribuer un même nombre de côtes à l'homme et à la femme, il est tout de même étrange qu'au niveau génétique l'homme possède un élément de moins que la femme. N'y a-t-il pas là une analogie avec la pensée du Moyen-Âge ?

[14] Les quatre éléments sont le Feu, l'Eau, l'Air et la Terre, où l'on veut projeter les qualités divines puisque Dieu est un feu qui nous embrase, une source qui nous rafraîchit, un souffle qui nous vivifie, un roc sur qui la foi repose. Par ces quatre figures se manifestent les rapports antinomiques de la gloire de Dieu et de son humilité, du mouvement de la Vie et de la stabilité de l'Être. Ces quatre principes posent dans le monde les prémices du royaume du Père. Cela aide à comprendre la royauté d'Adam. Selon saint Séraphim de Sarov, n' l'eau, ni le feu, ni l'air, ni la terre ne pouvaient lui porter atteinte tant qu'il demeurait sous le regard du Père.

[15] Cette notion d'éléments perçus comme reflets des qualités divines trouve naturellement son illustration dans les quatre saisons : à l'automne (froid et humide) correspond l'Eau ; à l'hiver (froid et sec) correspond la Terre ; au printemps (chaud et humide) correspond l'Air ; à l'été (chaud et sec) correspond le Feu. Il n'y aurait aucune culture sans cette différenciation saisonnière, laquelle est due à l'inclinaison de l'axe des pôles. Or, la liturgie assume et bénit chaque saison et baptise les cultures qui en sont les fruits. Le quaternaire saisonnier est un évangile selon la nature qui annonce lui aussi la Résurrection, et les fêtes ponctuant le cycle liturgique sont comme des fruits offerts sur l'arbre des saisons.

 

Lire la suite : Livre III

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 15:57

LE MONDE ANGÉLIQUE

Saint Jean de Saint-Denis

 

 

Cours professé en 1956 

 

1. Introduction à l'angéologie 

            Dans le tableau général des sciences humaines, la théologie occupe une toute petite place. Le monde est comme un triangle dont il y a peu à dire en bas et beaucoup en haut. Mais l'esprit moderne, moraliste, renverse cet état de choses. Et pourtant, la théologie n'est pas un monde mais des mondes et, peut-être, si Dieu le permet, aurons-nous dans 10.000 ans une université de théologie. Or, l'angélologie est un chapitre de la théologie sur lequel, dans le monde actuel, on passe rapidement. C'est une branche très peu connue.

            L'Église primitive vivait très fortement dans la compagnie des anges. Le Moyen-Âge s'en est éloigné. La Renaissance s'est approchée des «amours». Au XIXe siècle, on a vu revenir des anges gardiens, mais surtout chez les enfants, et de plus en plus relégués au plan sentimental. Et, lentement, on est parvenu à des forces a-personnelles. Leur souvenir s'est perdu à ce point que Crampon, gêné par la présence des séraphins qui servent le Seigneur, écrit dans une note de sa traduction d'Isaïe, au chapitre VI : «Ici, Isaïe représente Dieu comme un potentat oriental sur un trône élevé.»

            Une autre difficulté est l'imagination. Saint Ignace pense que l'homme qui étudie trop l'angélologie finit par oublier Dieu. Ne pouvant être le maître, l'homme se plaît à avoir, au-dessus de lui, une hiérarchie abondante de maîtres... Par ailleurs, l'ange est si beau, si resplendissant, qu'on est ébloui et qu'on se prosterne devant lui. Même saint Jean, celui qui entendit battre le cœur divin, se prosterne devant un ange et c'est l'ange qui le relève (Apocalypse). Pourtant, virtuellement, l'homme est plus grand que l'ange.

            Dans la Bible, dans les Apocryphes[1], chez les Pères de l'Église, il y a une très riche littérature angélique. Mais, s'il est essentiel de connaître la Bible et les Pères, il est très utile, aussi, de connaître les livres d'angélologie des autres religions et des différentes traditions d'Asie Mineure, d'Égypte et de Perse. Le «chérubin», par exemple, apparaît en Perse où il est représenté par un bœuf à tête d'homme...

            Ce qui frappe, c'est la grandeur et le nombre des anges. Le rapport entre le monde visible et le monde angélique est de 1 à 9. 1 correspond à l'humanité, 9 correspond aux anges. La brebis perdue, c'est l'humanité, les 99 autres, ce sont les anges[2]. Tous les hommes du passé, du présent et de l'avenir sont, par rapport aux anges, comme 1/10 ou 1/100 ou 1/1000... Quel que soit le nombre de 9 qu'on aligne, il suffit d'une unité pour parvenir au total qui représente la plénitude. Et pour cela, le Verbe quitte toutes les sphères angéliques et va chercher l'humanité, celle-là qui vit l'aventure du péché.

            L'homme n'est jamais seul. Il y a, autour de chaque être humain, une proportion de neuf anges, et chaque ange est neuf fois plus grand que tout le visible... Le monde spirituel est plus vaste que le monde matériel. Grégoire le Sinaïte dit : «Notre esprit est comme un océan sur lequel flotte la coquille de notre corps.» Et saint Augustin : «Le corps, dans l'esprit, est comparable à une pierre dans l'océan.» L'ascèse nous est donnée pour que le corps devienne plus subtil et pour que nous prenions conscience de la réalité de l'esprit. Mais à notre époque plus psychique que spirituelle, l'homme, inconsciemment, limite l'esprit et donne au corps une importance démesurée.

            «L'ange de la poussière balayée par la ménagère est plus vaste que notre système solaire», dit Briantchaninov. L'immensité du monde angélique apparaît dans le livre de l'Apocalypse. Au chapitre X, l'ange a le pied droit sur la mer (le grand abîme, l'enfer, le néant) et le pied gauche sur la terre (le monde visible, la matière) et son visage est comme le soleil... Or, l'ange est un esprit et l'esprit est mouvement vers Dieu. Et la terre est matière et la matière est un intermédiaire au-dessus du néant. Et l'enfer est un mouvement vers le néant.

            Le petit livre que l'ange donne à manger, «amer pour les entrailles bien qu'à la bouche il soit doux», c'est la nature - le grand livre, c'est l'Évangile. Par le petit livre, nous connaissons le cosmos et nous connaissons notre destinée ; nous pouvons connaître Dieu car la destinée et le cosmos manifestent la pensée de Dieu. 

2. Les noms et la nature des anges 

            Dans le psaume 104 (selon la Septante), l'ange apparaît au quatrième verset : «Il fait des souffles ses anges, des flammes de feu ses serviteurs...» L'ange est un esprit qui vient apparemment de la nature des choses indépendamment des formes. Et son nom «ange» signifie qu'il est messager, ambassadeur, transmetteur, subordonné au service de... Mais il a d'autres noms : «soldat, armée céleste, cieux...» Quand nous disons : «Notre Père qui es aux cieux...», cela veut dire : «Notre Père qui es dans les cieux, qui es environné des séraphins, des chérubins et de toute l'armée céleste». Cieux est le nom le plus caractéristique car, lorsqu'on a la vision des anges, on a littéralement l'impression que les cieux s'ouvrent.

            Vent, esprit, souffle, astre, lumière, feu («eau» et «terre» ne sont jamais employés pour les anges) servent à les designer. Pourquoi ces termes? D'abord, parce que sur le plan de l'image ces analogues correspondent avec les éléments de la nature et sont accessibles à tous. Ensuite, parce que sur le plan de l'expérience ces images restituent une certaine réalité. Dieu, dans le cœur est un «feu dévorant». On a une pensée «lumineuse»... Les choses visibles sont le langage des choses invisibles[3].

            Une particularité essentielle de l'esprit en général, et de l'ange en particulier, est d'être totalement dépouillé du «moi». Les Pères le définissent par ces mots : «Pour toi...» Le Diable lui-même ne peut vivre pour lui - il est accusateur... Alors que le moi est une particularité de la matière, une matérialisation de l'esprit, la nature de l'esprit - extatique - ne se limite pas à un lieu ou à une chose. La joie d'un ange est la joie d'un autre. Michel signifie : «Rien que Dieu». Cela fait une nature absolument transparente que traversent la volonté et la grâce divines. C'est comme s'il n'y avait rien ou moins que rien. Volontairement et librement, l'ange s'efface. Il ne montre pas sa puissance, il n'en profite pas, il n'agit que par obéissance à Dieu.

            Il est serviteur et il est messager. Serviteur, il agit librement pour un autre. Messager, il agit au nom d'un autre et pour un autre. Sa nature spirituelle est celle d'un mouvement immuable. Mouvement, parce que l'esprit est libre. Immuable, parce qu'il se donne. En contemplant l'ange, nous voyons Dieu par transparence.

            L'humanité, par nature, est une et androgyne (Adam) et elle a le pouvoir de séparation et d'harmonie conciliaire. Les anges, par nature, sont multiples, mais ils ne peuvent être comptés, ils sont sans nombre. Dans leur nature, ils ne sont pas unis, Dieu seul est leur unité[4]. Ce sont des personnalités pures.

            Certains disent que les anges sont incorporels, d'autres, qu'ils ont un corps subtil. Si l'on compare l'ange à l'homme, il est incorporel. Si l'on creuse, on voit que l'esprit est une matière extrêmement subtile. La matière est toujours unie à l'esprit et l'esprit a une matière subtile. Les anges ne sont pas de purs esprits. Ils sont remplis de Dieu mais ils sont quand même des créatures. L'ange a une limite. Dieu seul est illimité et Dieu est au-dessus même de l'état de pur esprit. 

3. Les serviteurs les anges 

            La confusion entre la personne et l'individu est très grave. On peut accumuler les traits physiques et caractériels, on peut dépister quelques qualités profondes, on peut saisir les traces de la vie et de la destinée. Tout cela, c'est l'individu - et il le partage avec d'autres. Ce qu'il y a d'original, c'est la combinaison de ces choses. Par exemple, si l'on prend un être et si l'on essaie de le définir et de le décrire, on énumérera diverses qualités qui appartiennent chacune à quelque chose de général. Ainsi, la qualité d'un être doux le fait participant de la douceur qui appartient aussi à d'autres êtres... : ontologie naturelle qui est dans le partage de caractéristiques communes. Cependant, cet être se distinguera des autres par un petit point qui est le rapport unique, en lui-même, de ces éléments communs à tous, et chaque rapport unique qu'il entretient avec les autres. Mais même ces rapports peuvent se ressembler et devenir communs. Et la théologie dira de cet être que c'est une individualité car toutes ces définitions dépendent de la nature de l'espèce.

            Au Moyen Âge, les platoniciens disaient que la véritable réalité appartient à l'espèce. Les aristotéliciens affirmaient que la réalité est dans l'individu. Cette discussion n'a pas posé la question de la personnalité.

            Dans l'humanité, ce qui distingue un individu d'un autre - tel que l'individu a été défini plus haut - ce sont les rapports entre les éléments généraux... Mais, dans la Divine Trinité, le Fils est Dieu, le Père est Dieu, l'Esprit Saint est Dieu - Dieu par nature - et l'unité est dans la nature tandis que la distinction est dans les personnes[5].

            On a dit que la personnalité c'est la conscience. Mais la conscience peut être collective autant qu'individuelle. La personne ne doit pas être définie par des qualités. Ce qui pourrait la définir c'est l'attitude libre, ontologique, d'un être vis-à-vis d'un autre : «Toi.. vous...»

            Dans la vie du Christ, se précise la notion d'hypostase[6]. Mais l'homme qui vit confusément dans la nature est un «type» d'être en général. Il dit : «Moi, j'ai faim... moi, je souffre...» Tandis que le Christ dit : «Mon âme souffre... mon esprit est ravi de joie... Seigneur, Je te remets mon esprit...[7]» Toutes ces choses qui caractérisent l'individu, et même notre esprit, ce n'est pas la personne puisque même notre esprit nous pouvons le remettre aux mains de Dieu. On dit : «Moi, je pense...» et pourtant ce n'est pas quelque chose qui m'est propre, c'est une pensée que j'ai accueillie et que je partage, ou que je peux partager avec d'autres. On peut prendre des pensées qui appartiennent à d'autres. L'erreur est de croire individuelle une pensée collective.

            Notre Seigneur Jésus-Christ était Dieu parfait et homme parfait et complet. Il avait deux volontés, une volonté divine et une volonté humaine. Alors, pourquoi n'y a-t-il pas en lui deux personnes ? Si le Christ est un homme complet, ne doit-Il pas avoir lui aussi une personne humaine ? Elle n'existe pas parce que la personne n'est pas quelque chose d'objectif. Elle est le «Je» avant le «je» et elle ne se définit que par rapport aux autres personnes. Par ailleurs, les grandes personnalités ne sont pas des personnes plus grandes mais une expression plus forte de ce que l'humanité a dit ou fait. Ainsi, Napoléon ou Jean Baptiste considérés dans leurs gloires[8].

            La personne, c'est ce qui n'est pas objectif, ce qui ne participe pas de la nature, ce qui ne se partage pas avec les autres. La personne peut dire : «Mon âme... mon corps... mon esprit...» mais, elle-même, elle échappe à toute objectivation. L'individu n'est pas libéré de l'idée de propriété, la personne est le dépouillement de la propriété. La propriété est collective et la personne libre et responsable apparaît dans le communisme ontologique et primordial de l'unique nature. Et l'esprit est éternel mouvement vers la personnification. Et la personnification du monde ne consiste surtout pas en une individualisation du monde.

            Précisément, l'instinct du monde angélique, c'est la distinction, la personnification, le service. Mais, tandis que les hommes sont très unis du côté de la nature, ce qui unit les anges, c'est uniquement la nature divine qui habite en eux. Les anges sont des personnes pures, unies seulement par la volonté divine, par la grâce divine, par la manifestation divine. L'ange est totalement au service de Dieu.

            C'est le Diable qui a brisé l'obéissance et qui a perdu cette participation divine. Et, comme il devait s'accrocher à quelque chose pour emplir sa nature, il lui a bien fallu vivre en parasite des hommes. Il a voulu être Prince de ce monde, mais, comme il n'est pas de nature corporelle, tout en mangeant le monde, il ne peut être dans le monde. Et n'ayant pas voulu se soumettre, et ne pouvant accepter sa condition présente, il est resté destructeur et révolté.

4. Splendeur et humilité 

            Il est peu question des anges dans la Genèse. Ils sont nommés au premier verset : «Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre...» Et plus rien jusqu'au chérubin placé à la porte du paradis qui tient l'épée flamboyante. La Genèse ne parle pas non plus de la chute des anges.

            Pourquoi ce manque ? Cela est dû à une tactique de l'enseignement de l'Église qui ne dévoile une vérité qu'en poursuivant un but et qui ne fait rien pour satisfaire la curiosité - ni fresques, ni systèmes... La Genèse parlera peu du destin des anges, des minéraux, des animaux, des plantes, car elle a un but, l'homme, et tout est dit par rapport à l'homme, et toute la Bible est écrite selon un plan sotériologique. Pour avoir des renseignements sur les anges, on devra chercher la Tradition ou lire d'autres passages de l'Écriture.

            Cieux, Shamaïm, est un mot hébreu composé des lettres Shin et Mem. La lettre Shin, dans sa forme la plus rustique, ressemble à une onde lumineuse et, dans sa forme la plus élaborée, à un trident de flamme. La racine du mot Shamaïm se retrouve dans les noms de Samuel (Dieu exauce), de Siméon (a été entendu), et dans Shéma Israël (écoute Israël).

            Pour l'âme hébraïque, le ciel, la prière exaucée, l'obéissance, sont une même notion. Le ciel n'est pas la voûte céleste mais un ciel ouvert à Dieu, une écoute et une prière. Une âme est élevée ou basse selon qu'elle accepte ou pas le mouvement rapide d'élévation et l'attirance vers Dieu. Les symboles physiques ne sont pas seulement une vague ressemblance mais des icônes saintes du monde spirituel. Le symbole est l'image de ce qu'il exprime. Il y a une concordance organique entre «élevons nos cœurs» et le mouvement de l'âme vers Dieu. Jacob découvre l'Échelle sainte. Le Christ s'élève corporellement au ciel. Il est monté sur une montagne pour enseigner ou pour mourir. L'esprit n'est pas lié par le conditionnement ni par l'image, l'esprit n'est pas lié par le symbole, mais le symbole l'expérimente et le reflète. Entre l'esprit et le symbole, il y a analogie et concordance et non allégorie abstraite.

            La joie est légère, elle monte, la mélancolie abaisse. Descartes pensait qu'il y avait deux mondes séparés. Erreur ! Il n'y a pas deux élévations et deux bassesses. Il n'y a qu'une seule élévation et une seule bassesse, et elles peuvent être physiques ou spirituelles. Depuis «la terre informe et vide», par les éléments, par les plantes, par les animaux, on s'élève jusqu'à l'âme humaine. Élévation vers quelque chose qui est de plus en plus «fin» mais sans coupure.

            Il y a un fait qui a marqué notre monde, c'est la chute des démons. Cela a été montré par le prophète Isaïe, par Job, par l'Évangile. Le texte central est le dialogue entre le Christ et Pierre. Comme les Apôtres ont confessé sa divinité, Jésus-Christ les initie au mystère de son élévation - au mystère de la croix. Et d'abord Il élève Pierre à cause de la confession que celui-ci a faite : « C'est l'Esprit-Saint qui t'a éclairé ! » Mais Pierre se révolte contre cette «kénosis», contre cet abaissement du Christ, et le Christ lui répond : «Retire-toi de moi Satan car Tu m'es un scandale.» Ou, plus exactement : «Va-t'en derrière Satan... va suivre Satan...» Et ce ne sont pas paroles de colère mais une leçon du Christ qui nous enseigne le péché originel. Pierre a compris la splendeur infinie et indicible de Dieu mais il ne supporte pas de voir «son» Dieu crucifié. Orgueil subtil mais combien fort ! parce que le vrai amour supporte l'humiliation du Maître, si le Maître le veut.

            Kénosis ! C'est le dépouillement de Dieu. Lorsque Dieu dit aux anges qu'Il veut conquérir le monde par son humiliation et non par sa splendeur et que l'être des êtres est dans le dépouillement et l'humiliation de Dieu, Satanaël n'accepte pas et propose d'aller lui-même à la place du Fils. Satanaël ne peut supporter la croix qui est le noyau de la chute satanique et qui est le symbole de l'humiliation. Et, à l'opposé de cet orgueil de Satan, il y a l'amour de Dieu le Père qui a sacrifié son Fils pour le monde, car le plus grand amour, c'est de donner ce qu'on aime le plus.

            Saint Grégoire de Nysse donnera cette double définition : «Un saint, c'est la descente vers le haut ; Satan, c'est la montée vers le bas.» 

5. Les deux spiritualités 

            Peut-on définir l'amour ? Dépouillement, abnégation, limitation de soi pour un autre... kénosis. Derrière la gloire de Dieu, Satanaël a vu l'amour. Notre Dieu est extatique comme une coupe toujours débordante. Tout est en lui «pour un autre» et «rien pour moi». Cela, c'est quelque chose qui est au-dessus de la perfection. 

            Dans la Divine Trinité, le Père ne dit pas : «Je suis le Père» mais : «Toi mon Fils, et lui mon Esprit». et le Fils dit : «Mon Père et son Esprit», et l'Esprit dit : «Le Père et le Fils»... Le Christ, tout en étant souverain, se place comme serviteur : «Je ne fais pas ma volonté mais celle de mon Père... Je suis venu apporter l'Esprit sur la terre.»

            L'Esprit-Saint est le Souffle du Père et l'Esprit du Fils. Le Père manifeste par le Verbe et rayonne par l'Esprit-Saint. Et Dieu n'a pas créé le monde pour être glorifié mais pour qu'un autre grandisse en lui et devienne Dieu, pour que le Fils soit le cœur du monde, pour que l'Esprit soit le souffle du monde.

            Ce qui est au-dessus de la gloire de Dieu, c'est l'amour. Ce qui est au-dessous de la gloire de Dieu, c'est la haine métaphysique, haine contre quelque chose pour sauvegarder le «moi», un «moi» qui se défend comme dans le cartésianisme. Satan a vu l'amour et ne l'a pas accepté. Il n'a pas fait abnégation de son effet splendide. Il n'a pas pu être «pour» les autres. Dieu est «pour» les autres, Satan s'est cru «au-dessus » des autres. Et Satan dit à Dieu : «Tu es trop beau, ne te souille pas, je veux servir Dieu splendide.»

            Il y a dans le monde un genre de piété qui est satanique et qui va jusqu'au meurtre en voulant défendre le sacré et la sainteté. C'est la peur de souiller qui tue l'amour. Mais le mystère qui est derrière le sacré, c'est 'amour, et par amour le Christ est mort sur la croix.

            Tremblement, terreur spirituelle, les anges tremblent devant Dieu, c'est bien, mais pas de négation de l'amour, pas de mépris ni de raideur... Nous aurions pu rester un monde ne connaissant que la grandeur et la beauté, mais, derrière Satan, un ange, Michel, est monté et a accepté de servir la poussière, le néant. Il a dit : «Rien que Dieu», et il est devenu obéissant à Dieu. Alors naquirent deux attitudes, deux spiritualités : les obéissants à Dieu et ceux qui l'aiment avec orgueil.

            Quand le Christ meurt, Il écarte l'épée de Dieu, Il écarte les légions d'anges. C'est pourquoi Satan hait le monde et l'accuse devant Dieu et devient tentateur. La révolte, comme la haine, est du domaine du mal.

            Le premier mouvement du Malin était «être comme Dieu», mouvement magnifique qui peut conduire à l'aventure de Satan ou à celle de Michel. La vraie chute n'est pas en bas, elle est en haut, et plus elle est haute, plus elle est profonde. Une élévation rapide est mauvaise si l'humilité n'y est pas - ici, entrent en jeu les épreuves. Mais la tragédie du monde angélique n'avait pas été imposée par Dieu. Parmi les anges, les uns ont suivi Satan dans son initiative de révolte, les autres ont suivi Michel dans son initiative d'obéissance.

            Dieu vengeur !  C'est le langage du Prince de ce monde. Dans la Bible, il y a parfois ce langage : «Moi, Je suis Dieu, et il n'y en a pas d'autre que moi.» Dieu emploie le langage de Satan parce que l'humanité ne peut pas en comprendre d'autre. Jean Baptiste résume tout l'Ancien Testament en disant : «II faut que je diminue et que le Christ grandisse.»

            Celui qui s'abaisse est élevé, celui qui s'élève est abaissé. Cela ne signifie pas qu'on doive renoncer à s'élever vers Dieu, mais cela signifie qu'on risque de tomber... Quand on est jeune, il ne faut pas craindre de s'élever, mais quand on est vieux, il faut s'humilier. Le danger n'est pas dans l'élévation en elle-même, mais dans l'absence du mot «toi». La prière la plus simple, c'est «tu»... L'évêque Nikon priait dans le désert, il parlait avec les anges et il vivait en Dieu. De cette manière, il acquérait des connaissances sublimes. Un jour, un ange de ténèbre est venu et lui dit : «Tu peux cesser de prier, contemple...!» Il a perdu le «toi», le «tu», et le Diable a pris son âme... Mais, par la suite, il fut tout de même sauvé. 

6. Le sens de la lutte 

            Où est Dieu, si la guerre existe ? Quel est le sens de la lutte angélique et terrestre ? Nos guerres d'ici-bas sont-elles bien le reflet de la guerre angélique ? Que veulent dire : «Armure spirituelle, soldats du Christ, armée rangée en bataille» ?

            La guerre est intimement liée à Satan. Alors quelle est la place de Michel face à Satan ? Il est souvent appelé Archistratège. On doit lire les textes qui parlent de saint Michel et l'on doit savoir que la guerre, ici bas, est le reflet de l'unique guerre. Le problème de la guerre est un problème non théologique mais angélogique.

            Trois textes, le livre de Daniel (10, 12-21), l'épître de Jude (1, 9), le livre de l'Apocalypse (12, 7-9), nous parlent de la fin des temps et de l'archange Michel. Daniel a la vision eschatologique et céleste de l'homme de splendeur qui lui parle des temps à venir. Jude exhorte les fidèles à combattre pour la foi et nous révèle que même Michel Archange n'ose porter un jugement injurieux contre Satan. L'Apocalypse donne le récit de la guerre dans le ciel : «Celui qui nous accusait devant Dieu jour et nuit... fut précipité sur la terre...»

            D'après le prophète Daniel, Michel Archange est l'ange du peuple d'Israël, et il dispute la victoire avec les anges de Perse et de Javan. Perse signifie «division» ou «dualisme » et Javan «tristesse» ou «angoisse»... Et Cyrus, c'est Kyrios, Seigneur, non seulement des peuples mais des problèmes éternels.

            Michel Archange apparaît surtout à l'époque de la détresse de la fin des temps. Il mène la guerre contre le dualisme sans issue et contre l'angoisse qui ne peut concevoir aucune victoire. A-t-il battu Satan avant la création de l'homme ? Ou à la fin des temps ? En fait, la bataille est permanente. Le temps des anges est le temps de l'esprit, et ce combat est au commencement, mais, pour nous, il se manifeste à la fin. Ce sont deux temps différents.

            Dans l'office liturgique, nous vivons chaque jour toute l'histoire de l'humanité. Les textes qui se rapportent à l'archange Michel posent un problème essentiel : lutte, bataille ! Pourquoi ? Pourquoi Dieu n'est-Il pas seulement un Dieu d'harmonie ?... Dans la lutte universelle, il ne faut pas seulement voir la convoitise du Diable mais le mystère de la liberté. Non seulement, Dieu a laissé Satan libre d'être orgueilleux ou humble (c'est-à-dire, de se soumettre ou de se révolter) mais Il n'a pas précipité Satan et Il a laissé les autres anges libres de le suivre ou de le jeter en enfer.

            Dieu laisse à la créature la liberté de conquérir ce que Dieu propose. Dieu veut être conquis par nous. De là cette étrange vision de Jacob quand il fut nommé Israël. Dans le combat de Jacob avec l'ange (Gn 32, 25), Jacob est victorieux mais il a la hanche démise et l'ange était Dieu. Israël, c'est «celui qui a vaincu Dieu».

            Dieu se propose. Il est d'une autre nature que nous et Il doit être conquis comme un trésor : «Cherchez et vous trouverez». Il y a un effort, il y a une conquête, car «le royaume des cieux appartient aux violents».

            Dieu veut qu'on soit libre. C'est pourquoi nous devons comprendre librement sa gloire par son humilité. Et s'il y a lutte, dépassement de notre nature, c'est parce qu'il n'est pas normal d'avoir Dieu «dans sa poche». Pour trouver la liberté, il faut d'abord conquérir Dieu.

            Le premier instrument de cette conquête fut l'arbre de la connaissance. Ne pas manger le fruit, ne pas s'approprier Dieu, mais le rechercher par l'obéissance et par l'ascèse. Et c'est le divin Paul qui jette une lumière éclatante sur ce bon combat : «Combats le bon combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé... jusqu'à l'apparition de notre Seigneur Jésus-Christ qui manifestera, en son temps, le bienheureux et seul souverain, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs qui seul possède l'immortalité» (1 Tm 6, 12-16).

            Une armée est une multitude ordonnancée qui agit selon un rythme. Dieu Sabbaoth est le Seigneur des armées, le Créateur du ciel et de la terre et de toutes leurs armées. Armée désigne les astres ou les anges, mais ce n'est pas non plus nécessairement lié à l'idée du combat. «Armée angélique» peut être une multitude au service de Dieu. 

7. Le serpent dans la Bible 

            Le serpent est une bête à double sens, comme la majorité des symboles. Il y a, dans la Bible hébraïque, au moins sept noms de serpent. Par ailleurs, l'évangile selon saint Luc (3, 7) et le livre des Actes (28, 3) mentionnent aussi le serpent. Le Christ lui-même a pour image le serpent d'airain.

            Seraph - mot hébreux qui signifie serpent - est le brûlant. Il brille du feu de l'amour de Dieu ou du feu de la tentation. D'où le nom «Séraphim» qui apparaît une seule fois dans la Bible, au chapitre VI du livre d'Isaïe.

            Epheleh est le nom d'un serpent venimeux à la tête plate - la vipère - et la sagesse doit être à l'image de ce serpent là. C'est dans ce sens que le Christ dit : «Soyez sages comme des serpents».

            Nochash est le serpent de la Genèse. Ce n'est pas séraph le brûlant qui est le tentateur mais noschash le sifflant. C'est par la parole que le monde est perdu ; de même, c'est par la parole que le monde est sauvé. Dans la Genèse, la tentation n'est pas liée aux passions et le péché sexuel n'est pas le péché originel, mais il en est la suite. Le péché originel, c'est la désobéissance, tentation qui passe par la parole et jouissance d'une vision sans Dieu et sans amour de Dieu... L'homme qui connaît trop profondément le monde sans Dieu est sur le chemin de la destruction. Ayant mangé trop tôt de l'arbre qui est l'essence du monde, vous deviendrez dieux sans Dieu, connaissant le bien et le mal, mais sans avoir été fortifiés par Dieu.

            Ainsi, séraph est un serpent volant et brûlant, une sorte de grande salamandre ailée - le Dragon - et c'est le nom donné au serpent d'airain qui sauve le peuple juif (Nb 21, 8) et la tentation n'est pas son œuvre mais celle d'un serpent inférieur à lui : nochash. 

8. Chérubins et séraphins 

            Les séraphins ne sont nommés qu'une seule fois dans toute la Bible, dans le livre d'Isaïe (6, 2-6). Comme le Trisagion[9], c'est un mouvement spirituel autour du secret divin... flamme, feu, chaleur, - amour total pour Dieu.

            Les chérubins sont par contre très répandus. Déjà, placés à la porte du Paradis (Gn 3, 24), ils apparaissent avant même qu'on ait parlé des anges. Ils figurent aussi dans la construction des temples de l'Ancienne Alliance. Ézéchiel nous les fait connaître (ch. 1 et 9, 3 ; 10, 2-22), on les retrouve dans les Psaumes (79, 2) et dans le livre de l'Apocalypse.

            Satanaël était chérubin, Mickaël est devenu séraphin. La tragédie de l'homme au Paradis - le péché originel - est située au plan des chérubins. Adam et Ève n'ont pas atteint l'état séraphique, ils ont péché sur le plan chérubique et leur désobéissance est liée aux chérubins car ils n'ont pas péché par passion mais par désir de connaissance. La tentation est dans le miroitement d'une fausse sagesse-connaissance[10].

            Les neuf plans angéliques ont été progressivement conquis par les anges. Michel est devenu séraphin. Satan est resté chérubin. Il a été stoppé au plan chérubique et il a chuté dans la non-acceptation de l'humiliation de Dieu. Michel, devenu séraphin par son abnégation, derrière la connaissance découvre l'amour. C'est pourquoi, à la porte du Paradis, Dieu mit les chérubins et la flamme de l'épée tournoyante - cette épée, c'est le séraphin Michel - mais le passage sera de nouveau ouvert par la naissance du Christ.

            L'amour est inconditionné, l'amour est gratuit, l'amour dépasse l'harmonie de la sagesse et de la beauté, l'amour dépasse l'état paradisiaque qui est un état chérubique. On doit le découvrir par l'obéissance. Dieu a fait une restriction au sujet de l'arbre de la connaissance qui ne devait pas être mangé, afin que par ascèse, en se fortifiant dans l'abstinence, l'homme découvrît l'amour gratuit.

            Une particularité de la Bible est son inimaginable condensation : une fois suffit... La naissance du Christ tient en quatre lignes. Mais pourquoi cette différence entre les chérubins si souvent nommés et les séraphins qui n'apparaissent qu'une seule fois ?

            Les chérubins étaient sur l'Arche et dans le Temple parce que dans l'Arche et dans le Temple habite la Sagesse qui ordonne le monde. Ils sont gardiens du Temple de la Sagesse où habite sensiblement la Gloire de Dieu. Les quatre chérubins sont les quatre Vivants associés aux quatre éléments et aux quatre parties du monde.

            Les séraphins se réunissent à la consécration des dons. Les mystères de l'Église sont séraphiques, le Sanctus est le chant des séraphins... Dieu est le feu vivant qui dévore le cœur des hommes et ce feu est suivi par tous les séraphins. C'est pourquoi on les nomme «feux flamboyants»... C'est le feu de la Pentecôte, c'est la colonne de feu, c'est le feu appelé sur les offrandes par le prophète Élie, c'est le char de feu, c'est le feu des séraphins... c'est le feu de l'Esprit Saint.

            Isaïe dit que les séraphins crient l'un à l'autre : «Saint ! Saint ! Saint !...» Les anges, tout en étant tournés pleinement vers Dieu aiment leur prochain. 

9. L'humilité qui surmonte la chute 

            Adam et Ève, dans le Paradis, reçoivent le commandement de ne pas manger de l'arbre du bien et du mal. S'ils obéissent, ils demeurent au rang des «trônes» angéliques. S'ils pèchent, ils perdent cet état, ils se voient nus et ils ont honte.

            Mais le péché peut faire monter plus haut. Si, au lieu de se cacher, ils avaient chanté : «Toute sagesse est à lui... Nous sommes peu de chose... Dieu est splendide... Oui, nous sommes nus mais Dieu habite la lumière de splendeur... Pourquoi avoir honte !» Ils eussent été élevés à l'état séraphique, car Dieu donne davantage au pécheur repenti qu'au juste. Ainsi, dans la parabole, le père qui fête le retour de l'enfant prodigue. Ainsi, le Père céleste qui donne son Fils au monde.

            Au lieu de cela, Adam accuse la femme : «C'est la femme que Tu m'as donnée qui m'a présenté du fruit», et la femme accuse Satan : «C'est le serpent qui m'a trompée...» Ils auraient pu dire simplement : «Dieu, pardonne-nous».

            Ils ont vu leur nudité et ils ont eu honte...  Si Dieu donnait la puissance dans la chute, alors nous serions perdus. Mais Satan qui n'a pas vu sa honte et sa nudité, a emporté du Ciel sa puissance. 

10. Puissance de l'icône 

            L'arbre de vie, après la désobéissance, est gardé par les chérubins et l'épée flamboyante qui est le séraphin Mickaël.

            L'iconographie du monde spirituel doit être exprimée par un symbole artistique. Dans tous les livres sacrés, la parole est en même temps symbole et poème. L'art, sans symbole, serait vide. Le symbole, sans art, serait laid. L'un et l'autre doivent être toujours unis.

            Le plan séraphique n'est pas nommé parce qu’Adam devait l'atteindre[11]. Par sa chute, il est tombé dans la huitième hiérarchie angélique en dessous de la première et il est en dessous de tous les anges. Et seule, Marie est montée au-dessus des séraphins, entraînant toute l'humanité vers le dixième ordre angélique. Les saints ont été vus parmi les anges. Parfois, on peut nommer les hiérarchies qu'ils ont atteintes. La hiérarchie des séraphins ne sera nommée qu'à la Pentecôte car, si l'état chérubique est celui de la connaissance, l'état séraphique, c'est la vision contemplative.

            Il y a deux manières de représenter les chérubins : deux chérubins, face à face, portant des cierges - Dieu est au milieu - ou une multitude de chérubins. Exactitude parfaite !...

            Toutes les vraies visions sont d'une parfaite exactitude et, en même temps, sans limite. Les vrais saints, en avançant vers Dieu, deviennent de plus en plus précis. De ce point de vue, le monde spirituel est solaire, éclairant tout et chaque détail.

            Avant de pénétrer dans le monde trinitaire, nous devons passer entre les deux chérubins, image de la masse de connaissance, dualité qui s'écarte pour que Dieu apparaisse.

            Les iconostases bien faites ont deux colonnes. Sur l'une est la Vierge. Sur l'autre est le Christ. L'une symbolise la montée de l'homme vers Dieu et l'autre la descente de Dieu vers l'homme. Les deux ne sont pas équivalentes mais différentes. Et, entre les deux, apparaît parfois à la voûte de l'abside, Dieu Sabbaoth assis sur ou entre deux chérubins.

            L'Église romaine, sous prétexte de bon goût, a supprimé les deux anges de chaque côté de l'autel. Que de réformes catastrophiques auront été faites par ceux qui pensent ne pas appartenir à la masse «ignorante et stupide»... La suppression des chérubins est pour le moins un acte barbare.

            Pourquoi, sur les deux colonnes, le Christ et la Vierge ? Parce que Dieu n'apparaît jamais seul. Quand les autres s'écartent - les hiérarchies angéliques - Dieu apparaît, mais Il n'est pas seul... Il est trinitaire.

            L'amour divin pousse le Seigneur à sa manifestation dans le monde. Le psaume 18 donne le sens de ce dévoilement :

 

La terre est ébranlée, elle chancelle,

les montagnes tremblent et sont secouées,

devant la colère du Seigneur. 

Dieu est un feu plus redoutable que Zeus : «Ô comme je veux que le feu descende sur la terre et enflamme tout !»

            L'amour divin est exprimé par symboles opposés. Regardez le soleil et il devient noir... Dieu caché est une lumière que nous ne pouvons porter. Dieu manifesté est une lumière que nous ne pouvons supporter. Dieu «hait» les pécheurs, dit l'Écriture ! Cela signifie que la plénitude de son amour brûle en se révélant. L'amour trop grand a presque tué un disciple. On est écrasé quand on vous aime et que vous n'aimez pas. L'enfer, c'est l'amour de Dieu pour ceux qui ne peuvent le recevoir. Si l'on ne répond pas, on est brûlé, si l'on est prêt, c'est la béatitude. Quand Dieu dévoile son amour, Il paraît irrité... Le jugement dernier, c'est quand Dieu se laissera aimer. 

11 - La beauté, aussi grande que la bonté 

Dieu Sabaoth, relève-nous,

Fais briller ta face et nous serons sauvés. 

Relève-nous, ressuscite-nous... en grec «relevé», «ressuscité» ont le même sens. 

Pasteur d'Israël, écoute,

Toi qui conduis Joseph comme un troupeau

Parais dans ta splendeur,

Toi qui es assis sur les chérubins. 

Le psaume 80 est intéressant parce que Dieu apporte le secours en se manifestant dans sa beauté. Dieu n'apporte pas seulement le secours de sa bonté mais aussi de sa beauté : «Parais dans ta splendeur». C'est un élément qu'on n'a pas assez souligné. Dieu a créé le ciel et la terre parce qu'Il est bon mais aussi parce qu'Il est beau. En grec kalos a les deux sens et en hébreux cela est encore plus fort.

            Aujourd'hui, beauté est devenue synonyme d'esthétisme. La beauté est devenue un luxe qu'on n'accepte qu'avec des excuses et qui a perdu sa valeur absolue. La beauté, de nos jours, ça ne fait pas «sérieux»... Pourtant, on ne devrait pas oublier : le Bon, le Beau, le Vrai sont unis. C'est à partir de la Renaissance qu'on a opposé, à la beauté du paganisme, la bonté du christianisme. Mais, dans la vision biblique, la bonté de Dieu n'est pas plus absolue que sa beauté ou sa vérité.

            Si l'on est attentif au livre de Job, on voit que Job cherche à comprendre ce qui se passe dans le ciel. Dieu lui trace le tableau de sa puissance, non pas sa puissance écrasante mais la beauté, le chef-d'œuvre de la pensée divine. Et Job est ébloui et il est dans la joie : la réponse lui a été donnée. 

Fais briller ta face et nous serons sauvés. 

La beauté de Dieu sauve. Il y a une puissance de la beauté. Devant la beauté les difficultés et les soucis s'effacent - à moins que l'être ne soit replié sur lui-même - et la beauté peut nous enthousiasmer. Théophane le Reclus disait : «Regardez les paysages, écoutez la grande musique, cela est utile pour l'âme»... Pourquoi confondre beauté avec volupté ? Certes, dans la vie chrétienne, la beauté vulgaire devient fade, mais, justement, c'est à cause de la beauté céleste.

            Dieu est assis sur les chérubins comme sur l'harmonie. La vérité sans bonté et beauté, ce serait imbuvable. Dieu des armées n'est as un Dieu «général», l'armée céleste est comparable à un ballet et les anges brillent comme les astres dans le ciel. 

Dieu Sabbaoth, reviens vers nous,

regarde du haut du ciel et vois

visite et fortifie cette vigne que ta Droite a plantée. 

 

Le feu la consume, elle va périr sous ta colère,

que ta main protège l'homme que Tu as choisi,

celui que Tu as préparé pour ton service.

 

Ainsi nous ne nous éloignerons plus de toi.

Rends-nous la vie et nous invoquerons ton Nom.

 

Seigneur Dieu Sabbaoth, rends-nous la vie,

fais briller ta face et nous serons sauvés. 

Le Seigneur règne, les peuples tremblent. Le Seigneur règne, les peuples sont dans l'allégresse. Joie et crainte ! Cela n'a rien à voir avec la peur. Plus on découvre la miséricorde et plus on crie : «Je suis pécheur»... 

12. La sainteté 

            Le Seigneur est assis sur les chérubins et la terre chancelle... Avec les chérubins il apparaît aussi quelque chose de plus redoutable que la beauté et la bonté, c'est la sainteté. La sainteté est en même temps lumière et pureté. L'une sans l'autre serait supportable, mais la Vierge brillante comme le soleil, sans aucune ombre, c'est quelque chose d'insupportable pour nous et de redoutable. La sainteté est tellement forte qu'elle peut éblouir. Splendeur et beauté créent l'enthousiasme mais, devant la sainteté, on ferme les yeux. 

13. La gloire du Seigneur d'Israël 

            La vision d'Ézéchiel (chapitres 1, 9, 10) distingue trois choses : 

1. La gloire du Seigneur qui est la matière immatérielle de Dieu.

2. Le feu au milieu des chérubins qui est donné comme un charbon au prophète et qui est la puissance des séraphins.

3. Les chérubins, au nombre de quatre selon le nombre des éléments, avec les roues qui sont une mathématique vivante, une géométrie divine, une machinerie consciente et aimante. 

            Quand la gloire du Seigneur était descendue dans le Temple, les hommes ne pouvaient pas pénétrer parce que la gloire de Dieu remplit tout. Toute la prophétie d'Ézéchiel n'est que la vision, du monde angélique. La vie monastique reproduit, sur terre, la vie angélique. Et le monde des machines est un développement inanimé du monde angélique. Les machines - celles que nous avons l'habitude de voir - sont des anges sans vie et sans conscience.

            «La gloire du Seigneur d'Israël s'éleva du chérubin où elle reposait, et se dirigea vers le seuil de la maison» (Éz 9, 3). Qu'est-ce que la gloire du Seigneur ? Lorsque nous disons le «Père des lumières», «lumières » ce sont les anges. Mais lorsque nous disons : «Toute la terre est remplie de sa gloire», ce n'est pas un ange, c'est une nuée lumineuse qui remplit le ciel et la terre, qui marche, qui se dirige. C'est le manteau de Dieu... Et cela n'a rien à voir avec la gloire de Dieu en tant qu'Il est glorifié par les hommes.

            Ici, nous devons complètement abandonner le Dieu des philosophes pour le Dieu vivant et nous devons entrer dans un monde expérimental et réel. La gloire du Seigneur, c'est Dieu lui-même manifesté. La Gloire, c'est presque une matière subtile. Quand la Gloire remplit le temple de Salomon, personne ne peut entrer.

            L'évangéliste Jean dit «nous l'avons touché» Il parle de Jésus de Nazareth mais aussi de la gloire du Seigneur. Le rite éthiopien de la fuite au moment l'épiclèse avait été institué parce que, habituellement, l'autel était enveloppé de la gloire du Seigneur et les prêtres devaient sortir du Saint des Saints où se localisait cette manifestation.

            Dieu devient palpable, visible, sensible, non par sa nature mais par son acte commun. Et c'est pourquoi, dans la gloire du Seigneur, est présente toute la Sainte Trinité. Et le verbe qui caractérise le mieux l'acte commun de Dieu, c'est «remplir».

            Le Saint-Esprit à qui nous disons dans la prière : «Toi qui remplis tout et qui es partout présent...» remplit aussi mais pas du tout de la même façon. Tout vibre, aspire, respire par le Saint-Esprit parce que, en dehors de lui, il n'y a rien : «Où finirai-je, loin de ta Face, où me cacherai-je, loin de ton Esprit ?[12]» !

            Toute autre, est la gloire du Seigneur, énergie rendue visible qui ne laisse nulle place. La gloire du Seigneur forme l'unité des anges. C'est le corps incréé des êtres incorporels. Ainsi la Gloire est incréée et les anges sont des créatures.

            Les anges qui sont des êtres spirituels sont des machines conscientes. Mais les machines, et l'ambiance qui les environne, sont anti-spirituelles... Dans un sens c'est vrai. Cependant, quand les visionnaires décrivent le monde angélique, apparaissent des roues, des flammes, des bruits de tonnerre et même, chez Ézéchiel, l'électricité... L'analogie est tout de même plus forte avec une usine qu'avec les elfes des bois.

            Regardons l'œuvre de l'intelligence humaine et la nature. La nature est extrêmement variée, on y trouve la fantaisie, l'inattendu, l'improvisé... L'homme passe, et immédiatement apparaissent des lignes droites et des courbes régulières, des carrés, des triangles, des roues, des champs cultivés, des maisons, des charrettes... Pourquoi ? Parce que la pensée, qui est géométrique, projette la loi à l'extérieur, la cristallise et la matérialise dans des objets. Dans la nature, la loi et la géométrie sont cachées parce que, dans la nature, la pensée est cachée. Mais, l'homme projette cette pensée vers l'extérieur et montre la nudité des lois. En détruisant l'arbre, il fabrique et met a nu les lois géométriques. Après, il ne peut plus s'en débarrasser.

            Ne pensons pas que cette manifestation est un mal. Il y a deux lumières, il y a celle du soleil dans le cosmos et il y a la flamme du cierge - lumière laudique et lumière vespérale - il y a la nature et il y a l'œuvre de l'homme dans laquelle est manifestée l'intelligence... Mais l'intelligence de l'homme est aussi l'œuvre de Dieu et elle est aussi bénie par Dieu. Dans la pensée divine, il n'y a pas incompatibilité entre la nature et l'œuvre de l'homme. Le classicisme a voté pour l'intelligence, le romantisme a voté pour la nature... Mais, le matin, nous bénissons l'œuvre de Dieu. le soleil, et le soir, nous bénissons l'œuvre de l'homme, les cierges. 

14. Des machines vivantes qui chantent Dieu 

            Que sont les anges ? Des lois, des nombres, des idées selon Platon, mais aussi des êtres vivants et personnels. Les anges ont donné la Loi à Moïse et Moïse a vu Dieu, mais les lois sont des anges... Les roues sont une image classique de la mécanique mondiale. Mais les roues sont poussées par l'Esprit-Saint et elles ont des yeux et elles ont une conscience... Un Dieu vivant ne pouvait créer que des lois vivantes.

            Quand nous disons que les anges chantent : «Saint ! Saint ! Saint !», nous pouvons dire - et ce n'est pas une allégorie - que les idées et les lois chantent Dieu.

            Plus le symbole est objectivé, moins on voit Dieu. Les machines, symboles des anges, nous coupent des anges. Notre intelligence n'est plus le chant divin mais cherche à être «en soi». Et la culture actuelle s'éloigne des anges mais se rapproche du symbole «en soi» parce qu'on a gardé seulement l'ersatz de l'ange.

            C'est une chose inhumaine : le confort qui nous vient de la machine... À présent, la machine fait le travail de l'homme - même pour la pensée puisqu'il y a des machines à calculer - mais le monde spirituel commence avec l'effort... Alors, la machine est un monde angélique factice qui ne chante pas la gloire de Dieu. 

15. Le monde angélique et le monde analogique 

            La dernière fois, peut-être ai-je étonné quelques-uns, les autres étant déjà habitués à l'idée qu'il y a des anges dans les machines et dans les lois, il y a des anges et qu'en réalité les lois qui dirigent le monde ont chacune une personnalité et une conscience, celle des anges.

            Alors, d'une certaine manière, on peut dire que les anges sont des formules mathématiques et des machines pensantes, agissantes, aimantes et libres, glorifiant Dieu. Ainsi, l'œuvre de l'homme avec ses formes géométriques et ses calculs, depuis la table et la pirogue jusqu'aux machines les plus compliquées, est faite d'images des anges mais dépourvues de conscience, d'yeux et de connaissance, et dépourvues du chant lancé vers Dieu.

            Mais, je me demande si les machines ne chantent pas Dieu d'une manière intérieure ? Je connaissais un ouvrier d'Annecy - camarade de captivité - il me disait que dans le ronronnement des roues de son usine, pendant la période pascale, il entendait : «Christ est ressuscité !... Christ est ressuscité !... Christ est ressuscité !...» Les machines ont peut-être leur liturgie sur un plan très intérieur. Mais nous n'entendons pas toujours avec elles ce «Christ est ressuscité !...» Et elles n'opèrent pas la même chose que la liturgie des anges, même s'il y a analogie entre les deux. 

            Ainsi, les lois ont pour icônes les machines et nous y retrouvons un aspect des anges. Mais nous devons aller plus loin, considérant que les anges ne sont pas seulement des roues remplies d'yeux que le Saint-Esprit pousse où Il veut, des roues étranges qui vont de tous côtés en même temps, ces roues d'Ézéchiel... Au-dessus des roues, en effet, il y a des êtres, les quatre Vivants, les quatre Bêtes, les quatre Chérubins ! Chez Ézéchiel, ils ont quatre têtes chacun et, dans d'autres textes, une seule tête avec des ailes et des mains, tête de lion, tête de bœuf, tête d'aigle, tête d'homme... Vous conviendrez qu'un lion ailé, c'est un être étrange ! Mais combien plus étrange s'il a des mains d'homme et la voix d'un homme... Nous ne sommes donc plus ici en face d'une roue, d'une loi, d'une logique ni d'une mécanique céleste consciente. Nous sommes sur un autre plan.

            Ces êtres mélangés, issus - quant à leur aspect - du monde animal et du monde humain, appartiennent à tous les folklores, mythes et légendes de l'Antiquité. Les sirènes ont une queue de poisson et un buste de femme, les satyres sont des humains avec des pieds de bouc et des cornes... En son temps, saint Jérôme prétend en avoir vu dans le désert.

            Ce mélange de différents aspects est caractérisé par un apport humain et un apport animal. Et cela nous ramène au sixième jour de la Création où furent créés l'homme et les animaux de la terre. Ce rapprochement, cette soudure, cette «combine» des aspects de bêtes et d'hommes, culmine avec les quatre Vivants qui sont auprès de Dieu dans la vision d'Ézéchiel. Cela nous éloigne des roues, symboles géométriques, et nous introduit dans un autre monde, avec d'autres lois qui ne s'analysent pas mais qu'on saisit par l'analogie.

            Le monde de la science et des machines a surgi d'un processus analytique. Toute cette œuvre de l'homme, parfois compliquée - et même la construction d'une maison - se résume à des formes géométriques matérialisées et procède de l'analyse. Par contre, avec les êtres composites que nous ne voyons pas actuellement autour de nous (mais on pourrait poser la question...), avec ces mélanges du bœuf, de l'homme et de l'oiseau, nous pénétrons dans le monde de l'analogie. Dans notre vie quotidienne, rencontrons-nous de ces êtres ? Ou devons-nous nous en rapporter au mythe ou suivre Ézéchiel et monter au ciel avec lui pour voir les quatre Vivants ? En fait, nous les rencontrons aussi souvent que les machines. Mais dans quel domaine ? 

1- Dans le domaine de l'amour. On dit, par exemple : «Ma poulette...» C'est une analogie bête, mais une analogie quand même. «Ma colombe, tu es belle comme une fleur...» Aucun rapport entre la colombe, la fleur et la douceur et la beauté de la femme. Mais il y a douceur, il y a beauté. Encore une analogie !... Nos sentiments inexprimables par l'analyse seront manifestés de manière exacte par l'analogie.

2 - Dans le domaine de l'art. Sans doute, Leibniz a-t-il raison : dans un tableau il y a une géométrie, une composition, un rapport, l'utilisation du Nombre d'or. Mais allez donc faire une œuvre d'art uniquement par l'analyse ! Elle ne peut être qu'une base. Derrière l'icône ou le tableau, il y a bien les roues d'Ézéchiel invisiblement présentes, sinon il manquerait quelque chose dans les proportions et dans les dimensions, mais il faut un «plus» : le monde des comparaisons, le monde des analogies.

3- Dans le domaine du rêve. Les rêves sont remplis de choses bizarres. Un oiseau se transforme en homme. Un chien croque un chat noir qui craque sous ses dents comme une gaufre... Une oie est une chose, un cygne signifie autre chose, une vache a encore un autre sens... C'est tout un monde qui se découvre où toutes les figures se correspondent. Toutes sont analogiques. 

            Déjà, le monde psychique ne peut s'exprimer que par analogie. Dans le monde analogique, il n'y a pas la possibilité d'analyser comme on analyse une machine, mais il y existe des correspondances entre les différentes images comme dans les visions, dans les rêves et dans la poésie.

            Autre exemple : le Zodiaque. A-t-on jamais vu cette vierge qui se promène dans le ciel, ces gémeaux, ce crabe, ce lion ?.. Encore une forme d'analogie !

            On dit : «Il est courageux comme un lion, mais il est timide comme une biche et, quand il parle, c'est un peu acide comme le citron...» Le citron va donc se combiner avec le lion et la biche. Quel monstre ! Mais quelque chose de surréaliste apparaît : le portrait exact d'un caractère. Et si vous oubliez d'ajouter le citron au lion et à la biche, vous n'aurez pas le caractère exact...

            Ces êtres mythiques et étranges sont des réalités. Ils correspondent à une autre loi du monde : la loi de la vie. Non pas la vie divine mais la vie animale. Et la science moderne ne peut connaître l'homme ni le monde au plan vital et animal. Pour cela, il lui faudrait passer du monde analytique au monde analogique et de la déduction à l'intuition. Or, l'intuition n'est pas un don du Saint-Esprit, mais une méthode de connaissance. L'intuition est une faculté de l'homme. Et la science analogique est à peu près aussi développée de nos jours que la connaissance de l'anatomie l'était au Moyen Âge.

 

 

[1]   Apocryphe signifie livre caché ou pas authentique. Ézéchiel a longtemps été apocryphe et, chez les juifs, il n'est pas lu couramment. Mais le Christ lui-même cite des apocryphes. (Note d'après l'auteur.)

[2] Même exégèse chez Romanos le Mélode au sujet de la parabole des dix drachmes.

[3] Denys l'Aréopagite.

[4] Une, par nature, l'humanité garde la nostalgie de l'unité, mais elle se disperse dans le fractionnement de l'espace et du temps. La tendance angélique est dans la distinction mais, en Dieu, les anges reçoivent leur unité.

[5] Les Personnes divines sont uniques et la Nature divine est une, mais, dans le monde matériel, l'individu sépare la nature sans toutefois cesser de lui appartenir.

[6] La traduction littérale du mot hypostasis est substantia - adoptée d'ailleurs par Jean Scot Érigène - mais la tradition latine a retenu le mot personna, pris dans le sens d'hypostase, alors qu'à l'origine personne a un tout autre sens, ce qui n'est pas sans introduire parfois une certaine confusion.

Partager cet article
Repost0