LE MONDE ANGÉLIQUE
Saint Jean de Saint-Denis
Cours professé en 1956
1. Introduction à l'angéologie
Dans le tableau général des sciences humaines, la théologie occupe une toute petite place. Le monde est comme un triangle dont il y a peu à dire en bas et beaucoup en haut. Mais l'esprit moderne, moraliste, renverse cet état de choses. Et pourtant, la théologie n'est pas un monde mais des mondes et, peut-être, si Dieu le permet, aurons-nous dans 10.000 ans une université de théologie. Or, l'angélologie est un chapitre de la théologie sur lequel, dans le monde actuel, on passe rapidement. C'est une branche très peu connue.
L'Église primitive vivait très fortement dans la compagnie des anges. Le Moyen-Âge s'en est éloigné. La Renaissance s'est approchée des «amours». Au XIXe siècle, on a vu revenir des anges gardiens, mais surtout chez les enfants, et de plus en plus relégués au plan sentimental. Et, lentement, on est parvenu à des forces a-personnelles. Leur souvenir s'est perdu à ce point que Crampon, gêné par la présence des séraphins qui servent le Seigneur, écrit dans une note de sa traduction d'Isaïe, au chapitre VI : «Ici, Isaïe représente Dieu comme un potentat oriental sur un trône élevé.»
Une autre difficulté est l'imagination. Saint Ignace pense que l'homme qui étudie trop l'angélologie finit par oublier Dieu. Ne pouvant être le maître, l'homme se plaît à avoir, au-dessus de lui, une hiérarchie abondante de maîtres... Par ailleurs, l'ange est si beau, si resplendissant, qu'on est ébloui et qu'on se prosterne devant lui. Même saint Jean, celui qui entendit battre le cœur divin, se prosterne devant un ange et c'est l'ange qui le relève (Apocalypse). Pourtant, virtuellement, l'homme est plus grand que l'ange.
Dans la Bible, dans les Apocryphes[1], chez les Pères de l'Église, il y a une très riche littérature angélique. Mais, s'il est essentiel de connaître la Bible et les Pères, il est très utile, aussi, de connaître les livres d'angélologie des autres religions et des différentes traditions d'Asie Mineure, d'Égypte et de Perse. Le «chérubin», par exemple, apparaît en Perse où il est représenté par un bœuf à tête d'homme...
Ce qui frappe, c'est la grandeur et le nombre des anges. Le rapport entre le monde visible et le monde angélique est de 1 à 9. 1 correspond à l'humanité, 9 correspond aux anges. La brebis perdue, c'est l'humanité, les 99 autres, ce sont les anges[2]. Tous les hommes du passé, du présent et de l'avenir sont, par rapport aux anges, comme 1/10 ou 1/100 ou 1/1000... Quel que soit le nombre de 9 qu'on aligne, il suffit d'une unité pour parvenir au total qui représente la plénitude. Et pour cela, le Verbe quitte toutes les sphères angéliques et va chercher l'humanité, celle-là qui vit l'aventure du péché.
L'homme n'est jamais seul. Il y a, autour de chaque être humain, une proportion de neuf anges, et chaque ange est neuf fois plus grand que tout le visible... Le monde spirituel est plus vaste que le monde matériel. Grégoire le Sinaïte dit : «Notre esprit est comme un océan sur lequel flotte la coquille de notre corps.» Et saint Augustin : «Le corps, dans l'esprit, est comparable à une pierre dans l'océan.» L'ascèse nous est donnée pour que le corps devienne plus subtil et pour que nous prenions conscience de la réalité de l'esprit. Mais à notre époque plus psychique que spirituelle, l'homme, inconsciemment, limite l'esprit et donne au corps une importance démesurée.
«L'ange de la poussière balayée par la ménagère est plus vaste que notre système solaire», dit Briantchaninov. L'immensité du monde angélique apparaît dans le livre de l'Apocalypse. Au chapitre X, l'ange a le pied droit sur la mer (le grand abîme, l'enfer, le néant) et le pied gauche sur la terre (le monde visible, la matière) et son visage est comme le soleil... Or, l'ange est un esprit et l'esprit est mouvement vers Dieu. Et la terre est matière et la matière est un intermédiaire au-dessus du néant. Et l'enfer est un mouvement vers le néant.
Le petit livre que l'ange donne à manger, «amer pour les entrailles bien qu'à la bouche il soit doux», c'est la nature - le grand livre, c'est l'Évangile. Par le petit livre, nous connaissons le cosmos et nous connaissons notre destinée ; nous pouvons connaître Dieu car la destinée et le cosmos manifestent la pensée de Dieu.
2. Les noms et la nature des anges
Dans le psaume 104 (selon la Septante), l'ange apparaît au quatrième verset : «Il fait des souffles ses anges, des flammes de feu ses serviteurs...» L'ange est un esprit qui vient apparemment de la nature des choses indépendamment des formes. Et son nom «ange» signifie qu'il est messager, ambassadeur, transmetteur, subordonné au service de... Mais il a d'autres noms : «soldat, armée céleste, cieux...» Quand nous disons : «Notre Père qui es aux cieux...», cela veut dire : «Notre Père qui es dans les cieux, qui es environné des séraphins, des chérubins et de toute l'armée céleste». Cieux est le nom le plus caractéristique car, lorsqu'on a la vision des anges, on a littéralement l'impression que les cieux s'ouvrent.
Vent, esprit, souffle, astre, lumière, feu («eau» et «terre» ne sont jamais employés pour les anges) servent à les designer. Pourquoi ces termes? D'abord, parce que sur le plan de l'image ces analogues correspondent avec les éléments de la nature et sont accessibles à tous. Ensuite, parce que sur le plan de l'expérience ces images restituent une certaine réalité. Dieu, dans le cœur est un «feu dévorant». On a une pensée «lumineuse»... Les choses visibles sont le langage des choses invisibles[3].
Une particularité essentielle de l'esprit en général, et de l'ange en particulier, est d'être totalement dépouillé du «moi». Les Pères le définissent par ces mots : «Pour toi...» Le Diable lui-même ne peut vivre pour lui - il est accusateur... Alors que le moi est une particularité de la matière, une matérialisation de l'esprit, la nature de l'esprit - extatique - ne se limite pas à un lieu ou à une chose. La joie d'un ange est la joie d'un autre. Michel signifie : «Rien que Dieu». Cela fait une nature absolument transparente que traversent la volonté et la grâce divines. C'est comme s'il n'y avait rien ou moins que rien. Volontairement et librement, l'ange s'efface. Il ne montre pas sa puissance, il n'en profite pas, il n'agit que par obéissance à Dieu.
Il est serviteur et il est messager. Serviteur, il agit librement pour un autre. Messager, il agit au nom d'un autre et pour un autre. Sa nature spirituelle est celle d'un mouvement immuable. Mouvement, parce que l'esprit est libre. Immuable, parce qu'il se donne. En contemplant l'ange, nous voyons Dieu par transparence.
L'humanité, par nature, est une et androgyne (Adam) et elle a le pouvoir de séparation et d'harmonie conciliaire. Les anges, par nature, sont multiples, mais ils ne peuvent être comptés, ils sont sans nombre. Dans leur nature, ils ne sont pas unis, Dieu seul est leur unité[4]. Ce sont des personnalités pures.
Certains disent que les anges sont incorporels, d'autres, qu'ils ont un corps subtil. Si l'on compare l'ange à l'homme, il est incorporel. Si l'on creuse, on voit que l'esprit est une matière extrêmement subtile. La matière est toujours unie à l'esprit et l'esprit a une matière subtile. Les anges ne sont pas de purs esprits. Ils sont remplis de Dieu mais ils sont quand même des créatures. L'ange a une limite. Dieu seul est illimité et Dieu est au-dessus même de l'état de pur esprit.
3. Les serviteurs les anges
La confusion entre la personne et l'individu est très grave. On peut accumuler les traits physiques et caractériels, on peut dépister quelques qualités profondes, on peut saisir les traces de la vie et de la destinée. Tout cela, c'est l'individu - et il le partage avec d'autres. Ce qu'il y a d'original, c'est la combinaison de ces choses. Par exemple, si l'on prend un être et si l'on essaie de le définir et de le décrire, on énumérera diverses qualités qui appartiennent chacune à quelque chose de général. Ainsi, la qualité d'un être doux le fait participant de la douceur qui appartient aussi à d'autres êtres... : ontologie naturelle qui est dans le partage de caractéristiques communes. Cependant, cet être se distinguera des autres par un petit point qui est le rapport unique, en lui-même, de ces éléments communs à tous, et chaque rapport unique qu'il entretient avec les autres. Mais même ces rapports peuvent se ressembler et devenir communs. Et la théologie dira de cet être que c'est une individualité car toutes ces définitions dépendent de la nature de l'espèce.
Au Moyen Âge, les platoniciens disaient que la véritable réalité appartient à l'espèce. Les aristotéliciens affirmaient que la réalité est dans l'individu. Cette discussion n'a pas posé la question de la personnalité.
Dans l'humanité, ce qui distingue un individu d'un autre - tel que l'individu a été défini plus haut - ce sont les rapports entre les éléments généraux... Mais, dans la Divine Trinité, le Fils est Dieu, le Père est Dieu, l'Esprit Saint est Dieu - Dieu par nature - et l'unité est dans la nature tandis que la distinction est dans les personnes[5].
On a dit que la personnalité c'est la conscience. Mais la conscience peut être collective autant qu'individuelle. La personne ne doit pas être définie par des qualités. Ce qui pourrait la définir c'est l'attitude libre, ontologique, d'un être vis-à-vis d'un autre : «Toi.. vous...»
Dans la vie du Christ, se précise la notion d'hypostase[6]. Mais l'homme qui vit confusément dans la nature est un «type» d'être en général. Il dit : «Moi, j'ai faim... moi, je souffre...» Tandis que le Christ dit : «Mon âme souffre... mon esprit est ravi de joie... Seigneur, Je te remets mon esprit...[7]» Toutes ces choses qui caractérisent l'individu, et même notre esprit, ce n'est pas la personne puisque même notre esprit nous pouvons le remettre aux mains de Dieu. On dit : «Moi, je pense...» et pourtant ce n'est pas quelque chose qui m'est propre, c'est une pensée que j'ai accueillie et que je partage, ou que je peux partager avec d'autres. On peut prendre des pensées qui appartiennent à d'autres. L'erreur est de croire individuelle une pensée collective.
Notre Seigneur Jésus-Christ était Dieu parfait et homme parfait et complet. Il avait deux volontés, une volonté divine et une volonté humaine. Alors, pourquoi n'y a-t-il pas en lui deux personnes ? Si le Christ est un homme complet, ne doit-Il pas avoir lui aussi une personne humaine ? Elle n'existe pas parce que la personne n'est pas quelque chose d'objectif. Elle est le «Je» avant le «je» et elle ne se définit que par rapport aux autres personnes. Par ailleurs, les grandes personnalités ne sont pas des personnes plus grandes mais une expression plus forte de ce que l'humanité a dit ou fait. Ainsi, Napoléon ou Jean Baptiste considérés dans leurs gloires[8].
La personne, c'est ce qui n'est pas objectif, ce qui ne participe pas de la nature, ce qui ne se partage pas avec les autres. La personne peut dire : «Mon âme... mon corps... mon esprit...» mais, elle-même, elle échappe à toute objectivation. L'individu n'est pas libéré de l'idée de propriété, la personne est le dépouillement de la propriété. La propriété est collective et la personne libre et responsable apparaît dans le communisme ontologique et primordial de l'unique nature. Et l'esprit est éternel mouvement vers la personnification. Et la personnification du monde ne consiste surtout pas en une individualisation du monde.
Précisément, l'instinct du monde angélique, c'est la distinction, la personnification, le service. Mais, tandis que les hommes sont très unis du côté de la nature, ce qui unit les anges, c'est uniquement la nature divine qui habite en eux. Les anges sont des personnes pures, unies seulement par la volonté divine, par la grâce divine, par la manifestation divine. L'ange est totalement au service de Dieu.
C'est le Diable qui a brisé l'obéissance et qui a perdu cette participation divine. Et, comme il devait s'accrocher à quelque chose pour emplir sa nature, il lui a bien fallu vivre en parasite des hommes. Il a voulu être Prince de ce monde, mais, comme il n'est pas de nature corporelle, tout en mangeant le monde, il ne peut être dans le monde. Et n'ayant pas voulu se soumettre, et ne pouvant accepter sa condition présente, il est resté destructeur et révolté.
4. Splendeur et humilité
Il est peu question des anges dans la Genèse. Ils sont nommés au premier verset : «Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre...» Et plus rien jusqu'au chérubin placé à la porte du paradis qui tient l'épée flamboyante. La Genèse ne parle pas non plus de la chute des anges.
Pourquoi ce manque ? Cela est dû à une tactique de l'enseignement de l'Église qui ne dévoile une vérité qu'en poursuivant un but et qui ne fait rien pour satisfaire la curiosité - ni fresques, ni systèmes... La Genèse parlera peu du destin des anges, des minéraux, des animaux, des plantes, car elle a un but, l'homme, et tout est dit par rapport à l'homme, et toute la Bible est écrite selon un plan sotériologique. Pour avoir des renseignements sur les anges, on devra chercher la Tradition ou lire d'autres passages de l'Écriture.
Cieux, Shamaïm, est un mot hébreu composé des lettres Shin et Mem. La lettre Shin, dans sa forme la plus rustique, ressemble à une onde lumineuse et, dans sa forme la plus élaborée, à un trident de flamme. La racine du mot Shamaïm se retrouve dans les noms de Samuel (Dieu exauce), de Siméon (a été entendu), et dans Shéma Israël (écoute Israël).
Pour l'âme hébraïque, le ciel, la prière exaucée, l'obéissance, sont une même notion. Le ciel n'est pas la voûte céleste mais un ciel ouvert à Dieu, une écoute et une prière. Une âme est élevée ou basse selon qu'elle accepte ou pas le mouvement rapide d'élévation et l'attirance vers Dieu. Les symboles physiques ne sont pas seulement une vague ressemblance mais des icônes saintes du monde spirituel. Le symbole est l'image de ce qu'il exprime. Il y a une concordance organique entre «élevons nos cœurs» et le mouvement de l'âme vers Dieu. Jacob découvre l'Échelle sainte. Le Christ s'élève corporellement au ciel. Il est monté sur une montagne pour enseigner ou pour mourir. L'esprit n'est pas lié par le conditionnement ni par l'image, l'esprit n'est pas lié par le symbole, mais le symbole l'expérimente et le reflète. Entre l'esprit et le symbole, il y a analogie et concordance et non allégorie abstraite.
La joie est légère, elle monte, la mélancolie abaisse. Descartes pensait qu'il y avait deux mondes séparés. Erreur ! Il n'y a pas deux élévations et deux bassesses. Il n'y a qu'une seule élévation et une seule bassesse, et elles peuvent être physiques ou spirituelles. Depuis «la terre informe et vide», par les éléments, par les plantes, par les animaux, on s'élève jusqu'à l'âme humaine. Élévation vers quelque chose qui est de plus en plus «fin» mais sans coupure.
Il y a un fait qui a marqué notre monde, c'est la chute des démons. Cela a été montré par le prophète Isaïe, par Job, par l'Évangile. Le texte central est le dialogue entre le Christ et Pierre. Comme les Apôtres ont confessé sa divinité, Jésus-Christ les initie au mystère de son élévation - au mystère de la croix. Et d'abord Il élève Pierre à cause de la confession que celui-ci a faite : « C'est l'Esprit-Saint qui t'a éclairé ! » Mais Pierre se révolte contre cette «kénosis», contre cet abaissement du Christ, et le Christ lui répond : «Retire-toi de moi Satan car Tu m'es un scandale.» Ou, plus exactement : «Va-t'en derrière Satan... va suivre Satan...» Et ce ne sont pas paroles de colère mais une leçon du Christ qui nous enseigne le péché originel. Pierre a compris la splendeur infinie et indicible de Dieu mais il ne supporte pas de voir «son» Dieu crucifié. Orgueil subtil mais combien fort ! parce que le vrai amour supporte l'humiliation du Maître, si le Maître le veut.
Kénosis ! C'est le dépouillement de Dieu. Lorsque Dieu dit aux anges qu'Il veut conquérir le monde par son humiliation et non par sa splendeur et que l'être des êtres est dans le dépouillement et l'humiliation de Dieu, Satanaël n'accepte pas et propose d'aller lui-même à la place du Fils. Satanaël ne peut supporter la croix qui est le noyau de la chute satanique et qui est le symbole de l'humiliation. Et, à l'opposé de cet orgueil de Satan, il y a l'amour de Dieu le Père qui a sacrifié son Fils pour le monde, car le plus grand amour, c'est de donner ce qu'on aime le plus.
Saint Grégoire de Nysse donnera cette double définition : «Un saint, c'est la descente vers le haut ; Satan, c'est la montée vers le bas.»
5. Les deux spiritualités
Peut-on définir l'amour ? Dépouillement, abnégation, limitation de soi pour un autre... kénosis. Derrière la gloire de Dieu, Satanaël a vu l'amour. Notre Dieu est extatique comme une coupe toujours débordante. Tout est en lui «pour un autre» et «rien pour moi». Cela, c'est quelque chose qui est au-dessus de la perfection.
Dans la Divine Trinité, le Père ne dit pas : «Je suis le Père» mais : «Toi mon Fils, et lui mon Esprit». et le Fils dit : «Mon Père et son Esprit», et l'Esprit dit : «Le Père et le Fils»... Le Christ, tout en étant souverain, se place comme serviteur : «Je ne fais pas ma volonté mais celle de mon Père... Je suis venu apporter l'Esprit sur la terre.»
L'Esprit-Saint est le Souffle du Père et l'Esprit du Fils. Le Père manifeste par le Verbe et rayonne par l'Esprit-Saint. Et Dieu n'a pas créé le monde pour être glorifié mais pour qu'un autre grandisse en lui et devienne Dieu, pour que le Fils soit le cœur du monde, pour que l'Esprit soit le souffle du monde.
Ce qui est au-dessus de la gloire de Dieu, c'est l'amour. Ce qui est au-dessous de la gloire de Dieu, c'est la haine métaphysique, haine contre quelque chose pour sauvegarder le «moi», un «moi» qui se défend comme dans le cartésianisme. Satan a vu l'amour et ne l'a pas accepté. Il n'a pas fait abnégation de son effet splendide. Il n'a pas pu être «pour» les autres. Dieu est «pour» les autres, Satan s'est cru «au-dessus » des autres. Et Satan dit à Dieu : «Tu es trop beau, ne te souille pas, je veux servir Dieu splendide.»
Il y a dans le monde un genre de piété qui est satanique et qui va jusqu'au meurtre en voulant défendre le sacré et la sainteté. C'est la peur de souiller qui tue l'amour. Mais le mystère qui est derrière le sacré, c'est 'amour, et par amour le Christ est mort sur la croix.
Tremblement, terreur spirituelle, les anges tremblent devant Dieu, c'est bien, mais pas de négation de l'amour, pas de mépris ni de raideur... Nous aurions pu rester un monde ne connaissant que la grandeur et la beauté, mais, derrière Satan, un ange, Michel, est monté et a accepté de servir la poussière, le néant. Il a dit : «Rien que Dieu», et il est devenu obéissant à Dieu. Alors naquirent deux attitudes, deux spiritualités : les obéissants à Dieu et ceux qui l'aiment avec orgueil.
Quand le Christ meurt, Il écarte l'épée de Dieu, Il écarte les légions d'anges. C'est pourquoi Satan hait le monde et l'accuse devant Dieu et devient tentateur. La révolte, comme la haine, est du domaine du mal.
Le premier mouvement du Malin était «être comme Dieu», mouvement magnifique qui peut conduire à l'aventure de Satan ou à celle de Michel. La vraie chute n'est pas en bas, elle est en haut, et plus elle est haute, plus elle est profonde. Une élévation rapide est mauvaise si l'humilité n'y est pas - ici, entrent en jeu les épreuves. Mais la tragédie du monde angélique n'avait pas été imposée par Dieu. Parmi les anges, les uns ont suivi Satan dans son initiative de révolte, les autres ont suivi Michel dans son initiative d'obéissance.
Dieu vengeur ! C'est le langage du Prince de ce monde. Dans la Bible, il y a parfois ce langage : «Moi, Je suis Dieu, et il n'y en a pas d'autre que moi.» Dieu emploie le langage de Satan parce que l'humanité ne peut pas en comprendre d'autre. Jean Baptiste résume tout l'Ancien Testament en disant : «II faut que je diminue et que le Christ grandisse.»
Celui qui s'abaisse est élevé, celui qui s'élève est abaissé. Cela ne signifie pas qu'on doive renoncer à s'élever vers Dieu, mais cela signifie qu'on risque de tomber... Quand on est jeune, il ne faut pas craindre de s'élever, mais quand on est vieux, il faut s'humilier. Le danger n'est pas dans l'élévation en elle-même, mais dans l'absence du mot «toi». La prière la plus simple, c'est «tu»... L'évêque Nikon priait dans le désert, il parlait avec les anges et il vivait en Dieu. De cette manière, il acquérait des connaissances sublimes. Un jour, un ange de ténèbre est venu et lui dit : «Tu peux cesser de prier, contemple...!» Il a perdu le «toi», le «tu», et le Diable a pris son âme... Mais, par la suite, il fut tout de même sauvé.
6. Le sens de la lutte
Où est Dieu, si la guerre existe ? Quel est le sens de la lutte angélique et terrestre ? Nos guerres d'ici-bas sont-elles bien le reflet de la guerre angélique ? Que veulent dire : «Armure spirituelle, soldats du Christ, armée rangée en bataille» ?
La guerre est intimement liée à Satan. Alors quelle est la place de Michel face à Satan ? Il est souvent appelé Archistratège. On doit lire les textes qui parlent de saint Michel et l'on doit savoir que la guerre, ici bas, est le reflet de l'unique guerre. Le problème de la guerre est un problème non théologique mais angélogique.
Trois textes, le livre de Daniel (10, 12-21), l'épître de Jude (1, 9), le livre de l'Apocalypse (12, 7-9), nous parlent de la fin des temps et de l'archange Michel. Daniel a la vision eschatologique et céleste de l'homme de splendeur qui lui parle des temps à venir. Jude exhorte les fidèles à combattre pour la foi et nous révèle que même Michel Archange n'ose porter un jugement injurieux contre Satan. L'Apocalypse donne le récit de la guerre dans le ciel : «Celui qui nous accusait devant Dieu jour et nuit... fut précipité sur la terre...»
D'après le prophète Daniel, Michel Archange est l'ange du peuple d'Israël, et il dispute la victoire avec les anges de Perse et de Javan. Perse signifie «division» ou «dualisme » et Javan «tristesse» ou «angoisse»... Et Cyrus, c'est Kyrios, Seigneur, non seulement des peuples mais des problèmes éternels.
Michel Archange apparaît surtout à l'époque de la détresse de la fin des temps. Il mène la guerre contre le dualisme sans issue et contre l'angoisse qui ne peut concevoir aucune victoire. A-t-il battu Satan avant la création de l'homme ? Ou à la fin des temps ? En fait, la bataille est permanente. Le temps des anges est le temps de l'esprit, et ce combat est au commencement, mais, pour nous, il se manifeste à la fin. Ce sont deux temps différents.
Dans l'office liturgique, nous vivons chaque jour toute l'histoire de l'humanité. Les textes qui se rapportent à l'archange Michel posent un problème essentiel : lutte, bataille ! Pourquoi ? Pourquoi Dieu n'est-Il pas seulement un Dieu d'harmonie ?... Dans la lutte universelle, il ne faut pas seulement voir la convoitise du Diable mais le mystère de la liberté. Non seulement, Dieu a laissé Satan libre d'être orgueilleux ou humble (c'est-à-dire, de se soumettre ou de se révolter) mais Il n'a pas précipité Satan et Il a laissé les autres anges libres de le suivre ou de le jeter en enfer.
Dieu laisse à la créature la liberté de conquérir ce que Dieu propose. Dieu veut être conquis par nous. De là cette étrange vision de Jacob quand il fut nommé Israël. Dans le combat de Jacob avec l'ange (Gn 32, 25), Jacob est victorieux mais il a la hanche démise et l'ange était Dieu. Israël, c'est «celui qui a vaincu Dieu».
Dieu se propose. Il est d'une autre nature que nous et Il doit être conquis comme un trésor : «Cherchez et vous trouverez». Il y a un effort, il y a une conquête, car «le royaume des cieux appartient aux violents».
Dieu veut qu'on soit libre. C'est pourquoi nous devons comprendre librement sa gloire par son humilité. Et s'il y a lutte, dépassement de notre nature, c'est parce qu'il n'est pas normal d'avoir Dieu «dans sa poche». Pour trouver la liberté, il faut d'abord conquérir Dieu.
Le premier instrument de cette conquête fut l'arbre de la connaissance. Ne pas manger le fruit, ne pas s'approprier Dieu, mais le rechercher par l'obéissance et par l'ascèse. Et c'est le divin Paul qui jette une lumière éclatante sur ce bon combat : «Combats le bon combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé... jusqu'à l'apparition de notre Seigneur Jésus-Christ qui manifestera, en son temps, le bienheureux et seul souverain, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs qui seul possède l'immortalité» (1 Tm 6, 12-16).
Une armée est une multitude ordonnancée qui agit selon un rythme. Dieu Sabbaoth est le Seigneur des armées, le Créateur du ciel et de la terre et de toutes leurs armées. Armée désigne les astres ou les anges, mais ce n'est pas non plus nécessairement lié à l'idée du combat. «Armée angélique» peut être une multitude au service de Dieu.
7. Le serpent dans la Bible
Le serpent est une bête à double sens, comme la majorité des symboles. Il y a, dans la Bible hébraïque, au moins sept noms de serpent. Par ailleurs, l'évangile selon saint Luc (3, 7) et le livre des Actes (28, 3) mentionnent aussi le serpent. Le Christ lui-même a pour image le serpent d'airain.
Seraph - mot hébreux qui signifie serpent - est le brûlant. Il brille du feu de l'amour de Dieu ou du feu de la tentation. D'où le nom «Séraphim» qui apparaît une seule fois dans la Bible, au chapitre VI du livre d'Isaïe.
Epheleh est le nom d'un serpent venimeux à la tête plate - la vipère - et la sagesse doit être à l'image de ce serpent là. C'est dans ce sens que le Christ dit : «Soyez sages comme des serpents».
Nochash est le serpent de la Genèse. Ce n'est pas séraph le brûlant qui est le tentateur mais noschash le sifflant. C'est par la parole que le monde est perdu ; de même, c'est par la parole que le monde est sauvé. Dans la Genèse, la tentation n'est pas liée aux passions et le péché sexuel n'est pas le péché originel, mais il en est la suite. Le péché originel, c'est la désobéissance, tentation qui passe par la parole et jouissance d'une vision sans Dieu et sans amour de Dieu... L'homme qui connaît trop profondément le monde sans Dieu est sur le chemin de la destruction. Ayant mangé trop tôt de l'arbre qui est l'essence du monde, vous deviendrez dieux sans Dieu, connaissant le bien et le mal, mais sans avoir été fortifiés par Dieu.
Ainsi, séraph est un serpent volant et brûlant, une sorte de grande salamandre ailée - le Dragon - et c'est le nom donné au serpent d'airain qui sauve le peuple juif (Nb 21, 8) et la tentation n'est pas son œuvre mais celle d'un serpent inférieur à lui : nochash.
8. Chérubins et séraphins
Les séraphins ne sont nommés qu'une seule fois dans toute la Bible, dans le livre d'Isaïe (6, 2-6). Comme le Trisagion[9], c'est un mouvement spirituel autour du secret divin... flamme, feu, chaleur, - amour total pour Dieu.
Les chérubins sont par contre très répandus. Déjà, placés à la porte du Paradis (Gn 3, 24), ils apparaissent avant même qu'on ait parlé des anges. Ils figurent aussi dans la construction des temples de l'Ancienne Alliance. Ézéchiel nous les fait connaître (ch. 1 et 9, 3 ; 10, 2-22), on les retrouve dans les Psaumes (79, 2) et dans le livre de l'Apocalypse.
Satanaël était chérubin, Mickaël est devenu séraphin. La tragédie de l'homme au Paradis - le péché originel - est située au plan des chérubins. Adam et Ève n'ont pas atteint l'état séraphique, ils ont péché sur le plan chérubique et leur désobéissance est liée aux chérubins car ils n'ont pas péché par passion mais par désir de connaissance. La tentation est dans le miroitement d'une fausse sagesse-connaissance[10].
Les neuf plans angéliques ont été progressivement conquis par les anges. Michel est devenu séraphin. Satan est resté chérubin. Il a été stoppé au plan chérubique et il a chuté dans la non-acceptation de l'humiliation de Dieu. Michel, devenu séraphin par son abnégation, derrière la connaissance découvre l'amour. C'est pourquoi, à la porte du Paradis, Dieu mit les chérubins et la flamme de l'épée tournoyante - cette épée, c'est le séraphin Michel - mais le passage sera de nouveau ouvert par la naissance du Christ.
L'amour est inconditionné, l'amour est gratuit, l'amour dépasse l'harmonie de la sagesse et de la beauté, l'amour dépasse l'état paradisiaque qui est un état chérubique. On doit le découvrir par l'obéissance. Dieu a fait une restriction au sujet de l'arbre de la connaissance qui ne devait pas être mangé, afin que par ascèse, en se fortifiant dans l'abstinence, l'homme découvrît l'amour gratuit.
Une particularité de la Bible est son inimaginable condensation : une fois suffit... La naissance du Christ tient en quatre lignes. Mais pourquoi cette différence entre les chérubins si souvent nommés et les séraphins qui n'apparaissent qu'une seule fois ?
Les chérubins étaient sur l'Arche et dans le Temple parce que dans l'Arche et dans le Temple habite la Sagesse qui ordonne le monde. Ils sont gardiens du Temple de la Sagesse où habite sensiblement la Gloire de Dieu. Les quatre chérubins sont les quatre Vivants associés aux quatre éléments et aux quatre parties du monde.
Les séraphins se réunissent à la consécration des dons. Les mystères de l'Église sont séraphiques, le Sanctus est le chant des séraphins... Dieu est le feu vivant qui dévore le cœur des hommes et ce feu est suivi par tous les séraphins. C'est pourquoi on les nomme «feux flamboyants»... C'est le feu de la Pentecôte, c'est la colonne de feu, c'est le feu appelé sur les offrandes par le prophète Élie, c'est le char de feu, c'est le feu des séraphins... c'est le feu de l'Esprit Saint.
Isaïe dit que les séraphins crient l'un à l'autre : «Saint ! Saint ! Saint !...» Les anges, tout en étant tournés pleinement vers Dieu aiment leur prochain.
9. L'humilité qui surmonte la chute
Adam et Ève, dans le Paradis, reçoivent le commandement de ne pas manger de l'arbre du bien et du mal. S'ils obéissent, ils demeurent au rang des «trônes» angéliques. S'ils pèchent, ils perdent cet état, ils se voient nus et ils ont honte.
Mais le péché peut faire monter plus haut. Si, au lieu de se cacher, ils avaient chanté : «Toute sagesse est à lui... Nous sommes peu de chose... Dieu est splendide... Oui, nous sommes nus mais Dieu habite la lumière de splendeur... Pourquoi avoir honte !» Ils eussent été élevés à l'état séraphique, car Dieu donne davantage au pécheur repenti qu'au juste. Ainsi, dans la parabole, le père qui fête le retour de l'enfant prodigue. Ainsi, le Père céleste qui donne son Fils au monde.
Au lieu de cela, Adam accuse la femme : «C'est la femme que Tu m'as donnée qui m'a présenté du fruit», et la femme accuse Satan : «C'est le serpent qui m'a trompée...» Ils auraient pu dire simplement : «Dieu, pardonne-nous».
Ils ont vu leur nudité et ils ont eu honte... Si Dieu donnait la puissance dans la chute, alors nous serions perdus. Mais Satan qui n'a pas vu sa honte et sa nudité, a emporté du Ciel sa puissance.
10. Puissance de l'icône
L'arbre de vie, après la désobéissance, est gardé par les chérubins et l'épée flamboyante qui est le séraphin Mickaël.
L'iconographie du monde spirituel doit être exprimée par un symbole artistique. Dans tous les livres sacrés, la parole est en même temps symbole et poème. L'art, sans symbole, serait vide. Le symbole, sans art, serait laid. L'un et l'autre doivent être toujours unis.
Le plan séraphique n'est pas nommé parce qu’Adam devait l'atteindre[11]. Par sa chute, il est tombé dans la huitième hiérarchie angélique en dessous de la première et il est en dessous de tous les anges. Et seule, Marie est montée au-dessus des séraphins, entraînant toute l'humanité vers le dixième ordre angélique. Les saints ont été vus parmi les anges. Parfois, on peut nommer les hiérarchies qu'ils ont atteintes. La hiérarchie des séraphins ne sera nommée qu'à la Pentecôte car, si l'état chérubique est celui de la connaissance, l'état séraphique, c'est la vision contemplative.
Il y a deux manières de représenter les chérubins : deux chérubins, face à face, portant des cierges - Dieu est au milieu - ou une multitude de chérubins. Exactitude parfaite !...
Toutes les vraies visions sont d'une parfaite exactitude et, en même temps, sans limite. Les vrais saints, en avançant vers Dieu, deviennent de plus en plus précis. De ce point de vue, le monde spirituel est solaire, éclairant tout et chaque détail.
Avant de pénétrer dans le monde trinitaire, nous devons passer entre les deux chérubins, image de la masse de connaissance, dualité qui s'écarte pour que Dieu apparaisse.
Les iconostases bien faites ont deux colonnes. Sur l'une est la Vierge. Sur l'autre est le Christ. L'une symbolise la montée de l'homme vers Dieu et l'autre la descente de Dieu vers l'homme. Les deux ne sont pas équivalentes mais différentes. Et, entre les deux, apparaît parfois à la voûte de l'abside, Dieu Sabbaoth assis sur ou entre deux chérubins.
L'Église romaine, sous prétexte de bon goût, a supprimé les deux anges de chaque côté de l'autel. Que de réformes catastrophiques auront été faites par ceux qui pensent ne pas appartenir à la masse «ignorante et stupide»... La suppression des chérubins est pour le moins un acte barbare.
Pourquoi, sur les deux colonnes, le Christ et la Vierge ? Parce que Dieu n'apparaît jamais seul. Quand les autres s'écartent - les hiérarchies angéliques - Dieu apparaît, mais Il n'est pas seul... Il est trinitaire.
L'amour divin pousse le Seigneur à sa manifestation dans le monde. Le psaume 18 donne le sens de ce dévoilement :
La terre est ébranlée, elle chancelle,
les montagnes tremblent et sont secouées,
devant la colère du Seigneur.
Dieu est un feu plus redoutable que Zeus : «Ô comme je veux que le feu descende sur la terre et enflamme tout !»
L'amour divin est exprimé par symboles opposés. Regardez le soleil et il devient noir... Dieu caché est une lumière que nous ne pouvons porter. Dieu manifesté est une lumière que nous ne pouvons supporter. Dieu «hait» les pécheurs, dit l'Écriture ! Cela signifie que la plénitude de son amour brûle en se révélant. L'amour trop grand a presque tué un disciple. On est écrasé quand on vous aime et que vous n'aimez pas. L'enfer, c'est l'amour de Dieu pour ceux qui ne peuvent le recevoir. Si l'on ne répond pas, on est brûlé, si l'on est prêt, c'est la béatitude. Quand Dieu dévoile son amour, Il paraît irrité... Le jugement dernier, c'est quand Dieu se laissera aimer.
11 - La beauté, aussi grande que la bonté
Dieu Sabaoth, relève-nous,
Fais briller ta face et nous serons sauvés.
Relève-nous, ressuscite-nous... en grec «relevé», «ressuscité» ont le même sens.
Pasteur d'Israël, écoute,
Toi qui conduis Joseph comme un troupeau
Parais dans ta splendeur,
Toi qui es assis sur les chérubins.
Le psaume 80 est intéressant parce que Dieu apporte le secours en se manifestant dans sa beauté. Dieu n'apporte pas seulement le secours de sa bonté mais aussi de sa beauté : «Parais dans ta splendeur». C'est un élément qu'on n'a pas assez souligné. Dieu a créé le ciel et la terre parce qu'Il est bon mais aussi parce qu'Il est beau. En grec kalos a les deux sens et en hébreux cela est encore plus fort.
Aujourd'hui, beauté est devenue synonyme d'esthétisme. La beauté est devenue un luxe qu'on n'accepte qu'avec des excuses et qui a perdu sa valeur absolue. La beauté, de nos jours, ça ne fait pas «sérieux»... Pourtant, on ne devrait pas oublier : le Bon, le Beau, le Vrai sont unis. C'est à partir de la Renaissance qu'on a opposé, à la beauté du paganisme, la bonté du christianisme. Mais, dans la vision biblique, la bonté de Dieu n'est pas plus absolue que sa beauté ou sa vérité.
Si l'on est attentif au livre de Job, on voit que Job cherche à comprendre ce qui se passe dans le ciel. Dieu lui trace le tableau de sa puissance, non pas sa puissance écrasante mais la beauté, le chef-d'œuvre de la pensée divine. Et Job est ébloui et il est dans la joie : la réponse lui a été donnée.
Fais briller ta face et nous serons sauvés.
La beauté de Dieu sauve. Il y a une puissance de la beauté. Devant la beauté les difficultés et les soucis s'effacent - à moins que l'être ne soit replié sur lui-même - et la beauté peut nous enthousiasmer. Théophane le Reclus disait : «Regardez les paysages, écoutez la grande musique, cela est utile pour l'âme»... Pourquoi confondre beauté avec volupté ? Certes, dans la vie chrétienne, la beauté vulgaire devient fade, mais, justement, c'est à cause de la beauté céleste.
Dieu est assis sur les chérubins comme sur l'harmonie. La vérité sans bonté et beauté, ce serait imbuvable. Dieu des armées n'est as un Dieu «général», l'armée céleste est comparable à un ballet et les anges brillent comme les astres dans le ciel.
Dieu Sabbaoth, reviens vers nous,
regarde du haut du ciel et vois
visite et fortifie cette vigne que ta Droite a plantée.
Le feu la consume, elle va périr sous ta colère,
que ta main protège l'homme que Tu as choisi,
celui que Tu as préparé pour ton service.
Ainsi nous ne nous éloignerons plus de toi.
Rends-nous la vie et nous invoquerons ton Nom.
Seigneur Dieu Sabbaoth, rends-nous la vie,
fais briller ta face et nous serons sauvés.
Le Seigneur règne, les peuples tremblent. Le Seigneur règne, les peuples sont dans l'allégresse. Joie et crainte ! Cela n'a rien à voir avec la peur. Plus on découvre la miséricorde et plus on crie : «Je suis pécheur»...
12. La sainteté
Le Seigneur est assis sur les chérubins et la terre chancelle... Avec les chérubins il apparaît aussi quelque chose de plus redoutable que la beauté et la bonté, c'est la sainteté. La sainteté est en même temps lumière et pureté. L'une sans l'autre serait supportable, mais la Vierge brillante comme le soleil, sans aucune ombre, c'est quelque chose d'insupportable pour nous et de redoutable. La sainteté est tellement forte qu'elle peut éblouir. Splendeur et beauté créent l'enthousiasme mais, devant la sainteté, on ferme les yeux.
13. La gloire du Seigneur d'Israël
La vision d'Ézéchiel (chapitres 1, 9, 10) distingue trois choses :
1. La gloire du Seigneur qui est la matière immatérielle de Dieu.
2. Le feu au milieu des chérubins qui est donné comme un charbon au prophète et qui est la puissance des séraphins.
3. Les chérubins, au nombre de quatre selon le nombre des éléments, avec les roues qui sont une mathématique vivante, une géométrie divine, une machinerie consciente et aimante.
Quand la gloire du Seigneur était descendue dans le Temple, les hommes ne pouvaient pas pénétrer parce que la gloire de Dieu remplit tout. Toute la prophétie d'Ézéchiel n'est que la vision, du monde angélique. La vie monastique reproduit, sur terre, la vie angélique. Et le monde des machines est un développement inanimé du monde angélique. Les machines - celles que nous avons l'habitude de voir - sont des anges sans vie et sans conscience.
«La gloire du Seigneur d'Israël s'éleva du chérubin où elle reposait, et se dirigea vers le seuil de la maison» (Éz 9, 3). Qu'est-ce que la gloire du Seigneur ? Lorsque nous disons le «Père des lumières», «lumières » ce sont les anges. Mais lorsque nous disons : «Toute la terre est remplie de sa gloire», ce n'est pas un ange, c'est une nuée lumineuse qui remplit le ciel et la terre, qui marche, qui se dirige. C'est le manteau de Dieu... Et cela n'a rien à voir avec la gloire de Dieu en tant qu'Il est glorifié par les hommes.
Ici, nous devons complètement abandonner le Dieu des philosophes pour le Dieu vivant et nous devons entrer dans un monde expérimental et réel. La gloire du Seigneur, c'est Dieu lui-même manifesté. La Gloire, c'est presque une matière subtile. Quand la Gloire remplit le temple de Salomon, personne ne peut entrer.
L'évangéliste Jean dit «nous l'avons touché» Il parle de Jésus de Nazareth mais aussi de la gloire du Seigneur. Le rite éthiopien de la fuite au moment l'épiclèse avait été institué parce que, habituellement, l'autel était enveloppé de la gloire du Seigneur et les prêtres devaient sortir du Saint des Saints où se localisait cette manifestation.
Dieu devient palpable, visible, sensible, non par sa nature mais par son acte commun. Et c'est pourquoi, dans la gloire du Seigneur, est présente toute la Sainte Trinité. Et le verbe qui caractérise le mieux l'acte commun de Dieu, c'est «remplir».
Le Saint-Esprit à qui nous disons dans la prière : «Toi qui remplis tout et qui es partout présent...» remplit aussi mais pas du tout de la même façon. Tout vibre, aspire, respire par le Saint-Esprit parce que, en dehors de lui, il n'y a rien : «Où finirai-je, loin de ta Face, où me cacherai-je, loin de ton Esprit ?[12]» !
Toute autre, est la gloire du Seigneur, énergie rendue visible qui ne laisse nulle place. La gloire du Seigneur forme l'unité des anges. C'est le corps incréé des êtres incorporels. Ainsi la Gloire est incréée et les anges sont des créatures.
Les anges qui sont des êtres spirituels sont des machines conscientes. Mais les machines, et l'ambiance qui les environne, sont anti-spirituelles... Dans un sens c'est vrai. Cependant, quand les visionnaires décrivent le monde angélique, apparaissent des roues, des flammes, des bruits de tonnerre et même, chez Ézéchiel, l'électricité... L'analogie est tout de même plus forte avec une usine qu'avec les elfes des bois.
Regardons l'œuvre de l'intelligence humaine et la nature. La nature est extrêmement variée, on y trouve la fantaisie, l'inattendu, l'improvisé... L'homme passe, et immédiatement apparaissent des lignes droites et des courbes régulières, des carrés, des triangles, des roues, des champs cultivés, des maisons, des charrettes... Pourquoi ? Parce que la pensée, qui est géométrique, projette la loi à l'extérieur, la cristallise et la matérialise dans des objets. Dans la nature, la loi et la géométrie sont cachées parce que, dans la nature, la pensée est cachée. Mais, l'homme projette cette pensée vers l'extérieur et montre la nudité des lois. En détruisant l'arbre, il fabrique et met a nu les lois géométriques. Après, il ne peut plus s'en débarrasser.
Ne pensons pas que cette manifestation est un mal. Il y a deux lumières, il y a celle du soleil dans le cosmos et il y a la flamme du cierge - lumière laudique et lumière vespérale - il y a la nature et il y a l'œuvre de l'homme dans laquelle est manifestée l'intelligence... Mais l'intelligence de l'homme est aussi l'œuvre de Dieu et elle est aussi bénie par Dieu. Dans la pensée divine, il n'y a pas incompatibilité entre la nature et l'œuvre de l'homme. Le classicisme a voté pour l'intelligence, le romantisme a voté pour la nature... Mais, le matin, nous bénissons l'œuvre de Dieu. le soleil, et le soir, nous bénissons l'œuvre de l'homme, les cierges.
14. Des machines vivantes qui chantent Dieu
Que sont les anges ? Des lois, des nombres, des idées selon Platon, mais aussi des êtres vivants et personnels. Les anges ont donné la Loi à Moïse et Moïse a vu Dieu, mais les lois sont des anges... Les roues sont une image classique de la mécanique mondiale. Mais les roues sont poussées par l'Esprit-Saint et elles ont des yeux et elles ont une conscience... Un Dieu vivant ne pouvait créer que des lois vivantes.
Quand nous disons que les anges chantent : «Saint ! Saint ! Saint !», nous pouvons dire - et ce n'est pas une allégorie - que les idées et les lois chantent Dieu.
Plus le symbole est objectivé, moins on voit Dieu. Les machines, symboles des anges, nous coupent des anges. Notre intelligence n'est plus le chant divin mais cherche à être «en soi». Et la culture actuelle s'éloigne des anges mais se rapproche du symbole «en soi» parce qu'on a gardé seulement l'ersatz de l'ange.
C'est une chose inhumaine : le confort qui nous vient de la machine... À présent, la machine fait le travail de l'homme - même pour la pensée puisqu'il y a des machines à calculer - mais le monde spirituel commence avec l'effort... Alors, la machine est un monde angélique factice qui ne chante pas la gloire de Dieu.
15. Le monde angélique et le monde analogique
La dernière fois, peut-être ai-je étonné quelques-uns, les autres étant déjà habitués à l'idée qu'il y a des anges dans les machines et dans les lois, il y a des anges et qu'en réalité les lois qui dirigent le monde ont chacune une personnalité et une conscience, celle des anges.
Alors, d'une certaine manière, on peut dire que les anges sont des formules mathématiques et des machines pensantes, agissantes, aimantes et libres, glorifiant Dieu. Ainsi, l'œuvre de l'homme avec ses formes géométriques et ses calculs, depuis la table et la pirogue jusqu'aux machines les plus compliquées, est faite d'images des anges mais dépourvues de conscience, d'yeux et de connaissance, et dépourvues du chant lancé vers Dieu.
Mais, je me demande si les machines ne chantent pas Dieu d'une manière intérieure ? Je connaissais un ouvrier d'Annecy - camarade de captivité - il me disait que dans le ronronnement des roues de son usine, pendant la période pascale, il entendait : «Christ est ressuscité !... Christ est ressuscité !... Christ est ressuscité !...» Les machines ont peut-être leur liturgie sur un plan très intérieur. Mais nous n'entendons pas toujours avec elles ce «Christ est ressuscité !...» Et elles n'opèrent pas la même chose que la liturgie des anges, même s'il y a analogie entre les deux.
Ainsi, les lois ont pour icônes les machines et nous y retrouvons un aspect des anges. Mais nous devons aller plus loin, considérant que les anges ne sont pas seulement des roues remplies d'yeux que le Saint-Esprit pousse où Il veut, des roues étranges qui vont de tous côtés en même temps, ces roues d'Ézéchiel... Au-dessus des roues, en effet, il y a des êtres, les quatre Vivants, les quatre Bêtes, les quatre Chérubins ! Chez Ézéchiel, ils ont quatre têtes chacun et, dans d'autres textes, une seule tête avec des ailes et des mains, tête de lion, tête de bœuf, tête d'aigle, tête d'homme... Vous conviendrez qu'un lion ailé, c'est un être étrange ! Mais combien plus étrange s'il a des mains d'homme et la voix d'un homme... Nous ne sommes donc plus ici en face d'une roue, d'une loi, d'une logique ni d'une mécanique céleste consciente. Nous sommes sur un autre plan.
Ces êtres mélangés, issus - quant à leur aspect - du monde animal et du monde humain, appartiennent à tous les folklores, mythes et légendes de l'Antiquité. Les sirènes ont une queue de poisson et un buste de femme, les satyres sont des humains avec des pieds de bouc et des cornes... En son temps, saint Jérôme prétend en avoir vu dans le désert.
Ce mélange de différents aspects est caractérisé par un apport humain et un apport animal. Et cela nous ramène au sixième jour de la Création où furent créés l'homme et les animaux de la terre. Ce rapprochement, cette soudure, cette «combine» des aspects de bêtes et d'hommes, culmine avec les quatre Vivants qui sont auprès de Dieu dans la vision d'Ézéchiel. Cela nous éloigne des roues, symboles géométriques, et nous introduit dans un autre monde, avec d'autres lois qui ne s'analysent pas mais qu'on saisit par l'analogie.
Le monde de la science et des machines a surgi d'un processus analytique. Toute cette œuvre de l'homme, parfois compliquée - et même la construction d'une maison - se résume à des formes géométriques matérialisées et procède de l'analyse. Par contre, avec les êtres composites que nous ne voyons pas actuellement autour de nous (mais on pourrait poser la question...), avec ces mélanges du bœuf, de l'homme et de l'oiseau, nous pénétrons dans le monde de l'analogie. Dans notre vie quotidienne, rencontrons-nous de ces êtres ? Ou devons-nous nous en rapporter au mythe ou suivre Ézéchiel et monter au ciel avec lui pour voir les quatre Vivants ? En fait, nous les rencontrons aussi souvent que les machines. Mais dans quel domaine ?
1- Dans le domaine de l'amour. On dit, par exemple : «Ma poulette...» C'est une analogie bête, mais une analogie quand même. «Ma colombe, tu es belle comme une fleur...» Aucun rapport entre la colombe, la fleur et la douceur et la beauté de la femme. Mais il y a douceur, il y a beauté. Encore une analogie !... Nos sentiments inexprimables par l'analyse seront manifestés de manière exacte par l'analogie.
2 - Dans le domaine de l'art. Sans doute, Leibniz a-t-il raison : dans un tableau il y a une géométrie, une composition, un rapport, l'utilisation du Nombre d'or. Mais allez donc faire une œuvre d'art uniquement par l'analyse ! Elle ne peut être qu'une base. Derrière l'icône ou le tableau, il y a bien les roues d'Ézéchiel invisiblement présentes, sinon il manquerait quelque chose dans les proportions et dans les dimensions, mais il faut un «plus» : le monde des comparaisons, le monde des analogies.
3- Dans le domaine du rêve. Les rêves sont remplis de choses bizarres. Un oiseau se transforme en homme. Un chien croque un chat noir qui craque sous ses dents comme une gaufre... Une oie est une chose, un cygne signifie autre chose, une vache a encore un autre sens... C'est tout un monde qui se découvre où toutes les figures se correspondent. Toutes sont analogiques.
Déjà, le monde psychique ne peut s'exprimer que par analogie. Dans le monde analogique, il n'y a pas la possibilité d'analyser comme on analyse une machine, mais il y existe des correspondances entre les différentes images comme dans les visions, dans les rêves et dans la poésie.
Autre exemple : le Zodiaque. A-t-on jamais vu cette vierge qui se promène dans le ciel, ces gémeaux, ce crabe, ce lion ?.. Encore une forme d'analogie !
On dit : «Il est courageux comme un lion, mais il est timide comme une biche et, quand il parle, c'est un peu acide comme le citron...» Le citron va donc se combiner avec le lion et la biche. Quel monstre ! Mais quelque chose de surréaliste apparaît : le portrait exact d'un caractère. Et si vous oubliez d'ajouter le citron au lion et à la biche, vous n'aurez pas le caractère exact...
Ces êtres mythiques et étranges sont des réalités. Ils correspondent à une autre loi du monde : la loi de la vie. Non pas la vie divine mais la vie animale. Et la science moderne ne peut connaître l'homme ni le monde au plan vital et animal. Pour cela, il lui faudrait passer du monde analytique au monde analogique et de la déduction à l'intuition. Or, l'intuition n'est pas un don du Saint-Esprit, mais une méthode de connaissance. L'intuition est une faculté de l'homme. Et la science analogique est à peu près aussi développée de nos jours que la connaissance de l'anatomie l'était au Moyen Âge.
[1] Apocryphe signifie livre caché ou pas authentique. Ézéchiel a longtemps été apocryphe et, chez les juifs, il n'est pas lu couramment. Mais le Christ lui-même cite des apocryphes. (Note d'après l'auteur.)
[2] Même exégèse chez Romanos le Mélode au sujet de la parabole des dix drachmes.
[3] Denys l'Aréopagite.
[4] Une, par nature, l'humanité garde la nostalgie de l'unité, mais elle se disperse dans le fractionnement de l'espace et du temps. La tendance angélique est dans la distinction mais, en Dieu, les anges reçoivent leur unité.
[5] Les Personnes divines sont uniques et la Nature divine est une, mais, dans le monde matériel, l'individu sépare la nature sans toutefois cesser de lui appartenir.
[6] La traduction littérale du mot hypostasis est substantia - adoptée d'ailleurs par Jean Scot Érigène - mais la tradition latine a retenu le mot personna, pris dans le sens d'hypostase, alors qu'à l'origine personne a un tout autre sens, ce qui n'est pas sans introduire parfois une certaine confusion.