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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 16:27

CONSEILS POUR LA PRIERE

par Le Père Matta el-Maskîne
Père du Monastère de saint Macaire en Egypte


I -        LE CHRIST NOUS ATTEND

Chaque fois que nous nous tenons debout devant le Christ pour prier avec ferveur et supplication, notre volonté rencontre la sienne et nous obtenons miséricorde. Par la fréquence et la sincérité de la prière, les deux volontés viennent à se rapprocher.

Dans la prière, le Christ nous rencontre et nous révèle sa volonté

Ce n'est que dans la prière que le Christ peut nous atteindre afin de nous manifester sa volonté.

Le Christ attend et souhaite notre prière: " Voici que me tiens à la porte et je frappe (Apoc 3, 20) ". Dans l'Evangile, il nous a révélé l'importance et la nécessité de la prière, en insistant pour que nous priions toujours, sans cesse et sans jamais nous lasser (Luc 18,1). Pourquoi ? Parce que c'est justement dans la prière qu'il peut nous atteindre, nous révéler sa volonté et nous donner sa grâce.

Le péché est haï du Père et il attriste le coeur du Christ, car il a été la cause de la croix et des souffrances terribles que le Seigneur a endurées sans pitié de la part des hommes. Cependant, dès que le pécheur se présente devant Dieu le Père en se tenant à la croix et en suppliant au nom du sang du Christ, son péché lui est remis, la condamnation cesse de peser sur lui et il n'est plus maudit. Aussi est-il bon de porter la croix et de la baiser souvent durant la prière.

Le Christ a enduré la croix en vue de la joie qui lui était proposée (Heb 12, 2), c'est-à-dire la joie de sauver les hommes et de les réconcilier avec le Père. C'est en vue de cette même joie qu'il continue à supporter nos péchés et qu'il reste toujours disposé à les pardonner, même s'ils se renouvellent plusieurs fois par jour, pourvu qu'à chaque fois nous revenions à lui avec un coeur contrit. Les souffrances qu'il a endurées jusqu'à la mort montrent bien qu'il est disposé sans limite à supporter nos péchés, car son coeur connaît la faiblesse de notre nature, la défaillance de notre volonté et la grande misère de l'homme.

Aussi est-il bon de se présenter au Christ, durant la prière, dans l'attitude du pécheur conscient de sa misère, se frappant la poitrine, la tête baissée et le front couvert de poussière, mais en même temps avec l'assurance d'être accueilli et pardonné par lui en raison de sa grande compassion, de la prédilection qu'il a pour les plus faibles et de la joie qu'il éprouve à chacun de nos retours.


II -      EN LA PRESENCE DE DIEU

La prière est un don précieux

La prière est un don précieux accordé à l'homme pour entrer en la présence de Dieu le Père par la médiation de Jésus-Christ. C'est par une condescendance inouïe de sa nature que Dieu accepte ainsi de se mettre à la portée de 'homme à cause de l'amour du Père pour son Fils Jésus-Christ qui se tient humblement parmi nous chaque fois que nous prions, selon sa promesse (Mat 18, 19). Le Saint Esprit prépare, par la grâce, cette rencontre spirituelle invisible. Aussi faut-il se prosterner en toute piété et vénération devant le Père, le Fils et le Saint Esprit, à plusieurs reprises, afin d'honorer la présence divine et de manifester sa complète soumission à la Sainte Trinité.

A chaque prosternation, il est bon de baiser la croix, au prix de laquelle nous avons obtenu ces dons précieux et nous a été ouvert l'accès avec assurance et confiance auprès du Père.

La prière commence au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, car (c'est) Lui le Dieu unique qui doit être adoré. Vient ensuite la doxologie. Par elle, on rend gloire à la Sainte Trinité, et on témoigne de la plénitude de la présence divine. Puis le " Notre Père " que nous devons réciter lentement en l'adressant au Père, en toute vénération, dans l'attitude d'Abraham quand il s'adressait à Dieu avec le sentiment écrasant de n'être que " poussière et cendre ".

Dieu ne peut être contenu par le ciel ni par les cieux les cieux, à combien plus forte raison par la terre. Malgré cela, il aime entrer et se reposer dans l'âme humaine qui revient à lui. Car l'âme humaine est un souffle de l'haleine de Dieu, c'est-à-dire de son Esprit. De même que l'âme éprouve un désir inné envers son Créateur, de même le Créateur désire-t-il se reposer en sa créature car elle est de son propre Esprit.

Aussi ne faut-il s'imaginer durant la prière aucune forme extérieure de Dieu le Père, ni du Fils ni du Saint Esprit comme s'ils se trouvaient en dehors de l'homme ou comme si l'oeil humain pouvait les contempler, car c'est à l'intérieur de l'âme que Dieu se rend présent et non pas à l'extérieur. Nous sentons alors sa présence, mais sans le voir.

" Prie ton Père qui est dans le secret "

L'appréhension à l'égard de Dieu, l'effrayante accumulation de nos péchés, ou encore les doutes que provoquent la tentation ou la maladie, nous empêchent de sentir la présence de Dieu Mais cela ne veut pas dire que Dieu n'est pas présent à notre prière. Il est impossible que l'homme commence une prière humble et sincère et que Dieu reste absent à l'homme; car l'amour que Dieu a pour l'homme repentant l'empêche d'être attentif aux péchés, ou d'être rebuté par l'impureté de l'homme ou par ses doutes; car cet amour divin possède une puissance infinie de rémission et de purification 

Dépasser les sensations par la foi

Aussi est-il nécessaire que, se défaisant de ses doutes, l'homme soit assuré que Dieu est présent à sa prière, qu'il écoute ses paroles et ses supplications, et que c'est avec plaisir qu'il agrée sa prière Il doit également être convaincu que Dieu n'est pas inconstant comme les hommes; son amour est stable et sa promesse fidèle. Une fois qu'il l'a aimé, il ne cesse plus de venir en aide à l'homme, mais tantôt par l'amour, tantôt par la correction ou l'abandon, jusqu'à parfaire son salut.

L'homme ne doit donc pas bâtir sa relation à Dieu sur les affections et les sensations qu'il ressent, mais il doit plutôt dépasser par la foi le domaine du sensible.

Prétextes pour échapper à la prière

La chair de l'homme convoite contre son esprit. Elle ne peut trouver son repos dans la prière, surtout la prière sincère, pure, offerte en esprit d'adoration véritable, car celle-ci implique le reniement de soi et la mort des passions, des convoitises et des fausses espérances... Aussi le corps invente-t-il mille prétextes pour échapper à la prière : il prétend être malade, défaillant, avoir mal à la tête, aux articulations, au dos, voir grand besoin de dormir. Si pourtant l'homme s'oblige à prier, le corps essaie d'abréger la prière. Si l'homme persévère à vouloir accomplir la prière jusqu'au bout, le corps essaie alors d'échapper au sens des mots : la langue s'embrouille, l'attention se relâche et divague par-ci ou par-là, la pensée l'appesantit. Le " moi " prend prétexte du corps pour échapper aux paroles de la prière, car elles impliquent sa mort. Il ressemble au serpent qui échappe à la musique du charmeur et s'empresse de se boucher les oreilles pour ne pas entendre sa voix, sachant qu'elle implique sa mort.

Cela, le Seigneur le sait ; aussi a-t-il recommandé de " prier toujours sans jamais se lasser " ( Luc 18, 1 Et il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallait prier sans cesse et ne pas se décourager )

Ces graves symptômes n'apparaissent pas dans les prières pharisaïques, froides, accomplies pour recevoir la récompense des hommes, c'est-à-dire pour attirer leurs louanges ou leur admiration.

Au contraire, le corps s'accommode bien d'une telle prière ; il se lève tôt pour l'accomplir publiquement et n'éprouve aucune fatigue à se tenir debout de longues heures devant les hommes. Il élève la voix bien haut ; intelligence devient très attentive et lui fait prononcer les prières avec la contenance voulue, une netteté et une précision qui lui attirent l'admiration des assistants. Ce genre de prière est agréable au " moi " humain, car il comporte en lui-même une récompense charnelle : il mène à l'affirmation de soi au lieu du renoncement à soi, à la déification de soi au lieu de la mort à soi. Aussi le " moi " s'y complaît comme il aime amasser l'argent. Le corps ne s'en lasse jamais comme il ne se lasse point d'une bonne nourriture.

Sachant bien ce qu'il y a dans l'homme, le Seigneur a prévenu cela en disant: " (Matth 6, 6) Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret. " Ici, fermer la porte indique la nécessité de faire en sorte que la prière ne soit ni vue ni entendue des hommes, au moins dans l'intention et la conscience de celui qui prie.

L'ascèse du corps et l'ardeur de l'esprit

L'ascèse du corps avant et pendant la prière, est nécessaire pour que l'âme prenne son plein essor en une prière fervente. On parvient à cela par deux genres de démarches. Le premier est négatif: les prosternations nombreuses, le jeûne, le silence, le dépouillement et la simplicité du vêtement Le second est positif: il consiste à offrir au Christ, du fond du coeur, un amour sincère, exprimé par des paroles d'affection, de désir, par un dialogue du coeur qui n'a de cesse ni de jour ni de nuit, soutenu par une méditation attentive de ses paroles et des préceptes.

Cela veut dire que la ferveur de la prière est conditionnée à la fois par l'ascèse du corps et par l'ardeur de l'esprit. L'une des deux ne saurait suffire, car chacune active l'autre. L'ascèse du corps prépare l'ardeur de l’esprit et l'ardeur de l'esprit facilite l'ascèse du corps. Par ces deux démarches, la prière est mise à l'abri de l'acédie, de la lassitude, de la tiédeur spirituelle et de la dispersion de l'attention.

La prière et le temps

Le Christ est entré dans le monde par l'incarnation. Notre foi orthodoxe confesse l'unité de nature du Verbe incarné ', c'est-à-dire l'union parfaite qui s'est opérée en lui entre le divin et l'humain. Par conséquent, le Christ a uni en lui-même les actions humaines temporelles, le temps, à sa divinité éternelle. Tout ce que le Christ a pratiqué en sa chair comme la prière, les oeuvres de miséricorde et de compassion, ou encore les souffrances rédemptrices assumées sur la croix, tout cela a reçu en lui une dimension divine éternelle. Autrement dit, le temps s'est uni à l'éternité en la personne de Jésus-Christ.

S'unir au Christ par la prière, c'est en vérité glorifier le temps et le sanctifier, ou encore glorifier l'action humaine en tant que telle et la sanctifier, car c'est lui conférer, dans le Christ, une dimension divine éternelle. La prière authentique est un véritable " rachat du temps ", car elle transforme le temps mort en oeuvre divine éternelle.

Aussi l'accès à la prière véritable s'accompagne-t-il nécessairement d'un dégagement par rapport à la perception de la valeur humaine et matérielle du temps. Le mouvement de la montre doit faire place au mouvement de l'esprit. Dans la prière, l'esprit est appelé à enter en communion avec les esprits des saints dans l'éternité car en s'approchant du Christ, on s'approche nécessairement du Royaume des cieux.

La hâte dans la prière, comme aussi le sentiment de lassitude sont le signe qu'on se raccroche au temps matériel, vide des bénédictions de l'Esprit et des aspirations de l'éternité. Le sentiment du temps matériel, de l'importance des minutes, des heures et des actes humains temporels qui nous attendent après la prière, contribue à étouffer en nous l'Esprit et à nous empêcher de jouir du sentiment de l'éternité et d'y vivre pendant la prière.

De même, la hâte dans la prière et la lassitude suffisent pour ôter à la prière son véritable caractère spirituel. Elle est réduite alors à ne plus être qu'un des nombreux actes de la vie corporelle que l'homme pratique par sa pensée ou par son corps, comme rencontrer un supérieur, prononcer un discours ou prendre son repas. Aussi le Christ nous prévient-il : " il faut prier toujours sans jamais se lasser " Mieux vaut donc pour l'homme exprimer par l'esprit une prière calme, paisible, digne, qui dure cinq minutes, que prier une heure entière avec hâte, ou trois heures avec lassitude.

Le Christ participe à notre prière

Le Christ écoute notre prière. Bien plus, il y prend part de façon effective. Sans le Christ, notre prière ne peut en aucune façon avoir accès auprès du Père. C'est par la mansuétude du Christ, son amour et son humilité que nous avançons avec assurance vers le Père, nous appuyant uniquement sur le sang divin versé pour notre réconciliation et notre justification. Le Christ est donc personnellement présent à notre prière; c'est lui qui la présente au Père par son propre mérite. La prière n'est donc pas une oeuvre unilatérale de la part de l'homme. Tout ce que nous disons dans la prière n'a pas de valeur si le Christ ne dit pas " Amen " , c'est-à-dire s'il ne l'appuie pas par son propre mérite auprès du Père, soutenant notre faiblesse et intercédant pour nos fautes.

Aussi l'homme doit-il être conscient, durant la prière, de cette participation effective du Christ. Il n'est donc pas libre de commencer, de continuer ou de terminer sa prière à son gré. C'est à la suite du Christ qu'il s'y présente, par sa bouche qu'il supplie, par son sang qu'il reprend courage, par sa justice qu'il espère être exaucé et par son amour qu'il interpelle le Père comme son bien-aimé, par l'Esprit du Fils.

L'Esprit Saint crie en notre coeur

L'Esprit Saint sait quelles sont les demandes opportunes et agréables au Christ et au Père. A lui seul il revient de guider notre prière, d'en déterminer la durée et le temps convenable et de nous y exhorter. C'est lui qui nous inspire les paroles et qui infuse en nos coeurs l'ardeur spirituelle et le zèle. C'est lui qui nous pénètre d'affliction et nous fait prier avec cris et larmes, d'un coeur brisé, comme si lui-même avait besoin de la miséricorde du Père et de la médiation du Christ. Aussi est-ce par " des gémissements inexprimables " (Rom. 8, 26) qu'il crie en nos coeurs vers le Père et vers le Christ, c'est-à-dire par des gémissements puissants et sincères que l'homme ne peut traduire en paroles car ils surpassent l'intelligence par leur ferveur, leur profondeur et leur authenticité.

Se confier à l'Esprit Saint équivaut donc à prier en permanence sans se lasser, car il donne la puissance de persévérer dans la prière avec ferveur, debout, agenouillé ou prosterné, sans être rassasié.

L'Esprit Saint connaît les besoins spirituels de l'homme et il sait quelles sont ses possibilités matérielles quant au temps. Aussi, à l'homme pieux qui a la crainte de Dieu accorde-t-il la plénitude de la prière et sa durée, en sorte que son âme soit pleinement rassasiée, sans pour autant que ses diverses tâches et responsabilités s'en ressentent. Dans le plus court laps de temps, il lui accorde les grâces les plus riches et les plus précieuses, et il lui fait terminer la prière au moment opportun.

Si, par contre, la prière n'est pas guidée par l'Esprit Saint, l'homme en sort sans être consolé, n'ayant pas la paix intérieure ni la joie du coeur, comme si sa prière n'était pas parvenue à l'oreille de Dieu.

Comment invoquer l'Esprit Saint ?

L'Esprit Saint est d'une simplicité extrême. Il répond tout de suite à l'appel de l'homme pour peu qu'on l'invoque d'un coeur sincère, plein de foi et de simplicité. Il suffit qu'on l'invite à venir simplement - comme on le ferait avec un enfant simple et innocent - pour qu'il écoute et réponde. Dans la Prière de Tierce, l'Eglise nous apprend à l'invoquer en ces termes : " Viens et daigne demeurer en nous "  (Tropaire de Tierce, dont voici le texte entier : " Roi céleste et Consolateur, Esprit de Vérité, présent en tout lieu et remplissant tout, Trésor des dons excellents et Donateur de la Vie, Viens et daigne demeurer en nous, purifie-nous de toute souillure, ô Très Bon, et sauve nos âmes. ")

L'Esprit Saint vient dans le coeur plein d'une foi simple et confiante en la miséricorde de Dieu. La venue de L'Esprit Saint ne s'accompagne d'aucune sensation matérielle. Il ne trouve pas son repos au milieu des cris ou du désordre ni dans un coeur dur, injuste, rancunier, coléreux ou suffisant De même, il ne trouve pas de repos en l'homme " mondain", c'est-à-dire attaché aux choses de ce monde (Jac 4, 4 ; Jn 2, 15) , attiré par la beauté éphémère, ou ambitieux de la gloire de ce siècle.

L'Esprit Saint aime et encourage la prière du pauvre reconnaissant envers Dieu, comme celle du riche ami des pauvres. Il est le Consolateur des inférieurs opprimés et des supérieurs miséricordieux, la Lumière des affligés et la Vie de eux qui se dépensent pour le service de l'Evangile et pour l'amour des petits et des humbles.

Aussi est-il nécessaire à quiconque désire prier d'apprendre tout d'abord à se rendre agréable à l'Esprit Saint, en évitant tout ce qui peut contrarier la douceur, la sainteté et la charité de l'Esprit. Autrement, sa prière serait privée de la seule puissance susceptible de l'élever et de la présenter à Dieu.

Il est également nécessaire à celui qui désire prier en la présence de Dieu d'avoir la pleine assurance d'être soutenu par l'Esprit Saint: n'est-ce pas lui qui nous a enfantés dans les fonts baptismaux ? Nous devons donc l'invoquer du fond du coeur, à de multiples reprises, et lui demander de nous disposer à la prière et de nous accorder la puissance de l'accomplir conformément au désir du Père et du Seigneur Jésus.

Notre prière concerne donc l'Esprit Saint autant et même plus qu'elle ne nous concerne nous-mêmes; car c'est par la prière que se développe l'homme Nouveau engendré en nous par l'Esprit Saint; c'est par la prière qu'il reçoit la lumière divine, qu'il reconnaît la volonté de Dieu et qu'il apprend à la mettre en pratique avec l'aide de la grâce.

La prière, invitation divine au retour de la créature exilée

La prière véritable, dans laquelle nous avons accès auprès de Dieu et nous parlons en sa présence, n'est pas un simple acte humain. Elle est essentiellement une invitation divine à laquelle nous ne faisons que répondre. Dieu est toujours et en tout temps disposé à nous recevoir et il ne cesse de nous inviter à venir vers lui: " Tout le jour j'ai tendu les mains (Rom. 10, 21) "... " Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai (Matth. 11, 28) ". " Celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors (Jn 6, 37) ". Car Dieu se réjouit de m'avoir auprès de lui; et si possible de façon permanente.

Lorsque nous nous tenons devant Dieu, en sa présence, nous réalisons en fait le retour de la créature exilée vers le sein de son Créateur, à l'instar du retour d'Adam au Paradis. Aussi la prière est-elle, en soi, une réparation des longues heures passées loin de Dieu parmi les préoccupations de la terre et les soucis de la vie temporelle (Luc 21,37). En soi, la prière représente un retour à Dieu, une véritable conversion. Dieu, autrefois, a chassé Adam de sa présence, et le voici maintenant qui nous appelle sans cesse, " tout le jour", à entrer en sa présence et à rester avec lui. Une fois que nous sommes entrés auprès de lui par la prière, Dieu désire que nous ne ressortions plus jamais. Aussi la prière véritable, qui a réussi à répondre au désir bienveillant de Dieu doit-elle continuer secrètement au fond du coeur, par un échange sans paroles, après que nous ayons quitté le lieu de la prière. Nous allons alors à nos diverses occupations, tandis que la prière ne cesse de continuer son travail secret à l'intérieur de nos coeurs.

Nos soucis : comment les présenter dans la prière ?

La prière n'est pas l'occasion de demander à Dieu ce qui importe à la chair (Rom. 8, 7 ; Jac 4, 3), ce qui nous fournit le bien-être, facilite nos travaux et favorise nos responsabilités temporelles. La prière est l'occasion pour l'esprit d'accéder au Royaume. Elle est la fenêtre rayonnante par laquelle nous contemplons déjà la Vie éternelle, vers laquelle nous serons emportés, après avoir remis ce corps à la poussière, tandis que tous nos travaux et nos responsabilités seront terminés à tout jamais. Tout ce qui nous préoccupe sur la terre est éphémère; mais la prière, elle, n'est pas éphémère. Toute minute passée dans la prière vient de l'éternité et y retourne. Nous devons donc, dans la prière, présenter, nos soucis dans une perspective spirituelle. C'est-à-dire que tous nos besoins matériels, nos activités, nos responsabilités et nos préoccupations doivent être présentés à Dieu, dans la prière, afin qu'il les dépouille de leur forme mortelle, éphémère, et qu'il les revête d'un caractère divin en les rendant conformes à son dessein bienveillant et qu'ainsi ils soient sanctifiés. Nous ne demandons pas dans la prière que nos travaux soient prospères, que nos responsabilités réussissent et s'étendent pour en retirer une gloire terrestre, un renom ou la tranquillité et le bien-être matériels. Mais ce que nous demandons plutôt à Dieu dans la prière, c'est qu'il purifie nos travaux de l'esprit d'égoïsme et d'amour-propre, c'est-à-dire de ce qui fait la gloire du " moi " humain, qu'il nous inspire rectitude de la pensée et du coeur, afin que, dans nos travaux, nous n'usions pas de malice, de duplicité, de malhonnêteté, de fraude ni de mensonge; qu'il nous accorde la puissance spirituelle de ne pas craindre les menaces, de ne pas nous esquiver devant les dangers, de ne pas faire acception des personnes et ne pas nous lamenter quand nous sommes atteints par la perte ou l'injustice. Nous lui demandons de nous faire estimer les valeurs spirituelles au-dessus de toute activité et de toute responsabilité, de sorte que nous prenions la défense de l'innocent, que nous fassions l'éloge de la rectitude et de l'intégrité, que nous donnions avec générosité et que nous tenions à conserver la patience et la charité plus qu'à tout intérêt matériel.

La prière devient ainsi l'occasion de transformer les désirs de la chair en désir de l'esprit, et le moyen de purifier nos oeuvres, nos pensées et nos intentions des scories du péché.

Nos activités temporelles seront ainsi sanctifiées, et, quelque humbles et communes qu'elles soient, elles deviendront dignes d'être offertes à Dieu au même titre que les plus nobles services religieux.


III -    TRANSFORMES EN CETTE MÊME IMAGE   (2Co3, 18)

La prière fréquente transforme l'homme au plus profond de son être

La prière fréquente à laquelle on s'adonne aux diverses heures du jour et de la nuit auxquelles l'Église nous invite à prier, comme aussi chaque fois que l'on se sent poussé par l'Esprit Saint à prier, à temps et à contre-temps, est un moyen des plus efficaces pour "nous transformer par le renouvelle-ment de notre jugement ". Cette vérité est manifesté aux enfants du Christ, initiés a son mystère. Lorsqu'on prie souvent, de jour et de nuit, une vingtaine, une trentaine de fois, chaque fois que l'Esprit nous inspire des paroles d'amour, ne serait-ce que pendant cinq minutes ou même une seule minute, cette prière assidue opère au plus profond de notre mentalité, de notre coeur, de notre caractère et de notre comportement, un changement fondamental. De celui-ci, nous ne prenons pas facilement conscience nous-mêmes, mais toute personne qui nous est proche peut aisément le remarquer.

Lorsqu'on regarde le Christ avec persévérance dans la prière, son image mystique et invisible s'imprime secrète-ment en notre être intérieur. Nous recevons alors ses qualités, c'est-à-dire le reflet de sa bonté et de sa douceur infinie, et la lumière de sa face.

C'est à propos de cette transformation que saint Paul dit : « Mes petits enfants, vous que j'enfante dans la douleur jusqu'à ce que Le Christ soit formé en vous ».

La fréquence de nos entretiens avec le Christ dans la prière fait que son image sublime s'imprime secrètement en nous sans que nous nous en doutions. - Et nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l'action du Seigneur qui est Esprit

Ce phénomène a son correspondant dans le monde matériel. Quand on expose un corps inerte à l'action d'un corps radio-actif, il reçoit de sa radio-activité à proportion du temps d'exposition. Combien plus serons-nous influencés, nous qui nous approchons de la source de toute lumière qui ait jamais existé dans le monde, et de toute énergie qui ait jamais animé tant les corps célestes que les corps terrestres, Jésus-Christ, Lumière du Père et Lumière du monde!

Le Christ lui-même nous exhorte à nous tenir toujours près de lui. De peur que les ténèbres du monde ne nous atteignent, qu'elles ne rendent aveugle notre intelligence, et qu'ainsi nous cessions de reconnaître la Vérité divine : Mar-chez tant que vous avez la lumière de peur que les ténèbres ne vous atteignent. Je suis la Lumière du monde; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la Lumière de la Vie.

Ceux qui négligent délibérément la prière s'éloignent malgré eux de la vérité. Ils marchent sur les bords du gouffre, sur les limites de l'incrédulité, c'est-à-dire des ténèbres ex-extérieures. Ils s'exposent à blasphémer sans s'en rendre compte. La moindre épreuve peut les précipiter dans le gouffre du désespoir et de l'inimitié contre Dieu.

Le contraire est aussi vrai. Ceux qui sont assidus à la prière fervente acquièrent une foi plus ferme que les montagnes. Et cela, sans affectation, sans s'en vanter par de vaines paroles. Leur vie, leur comportement attestent cette vérité. Leur patience, leur joie au milieu des épreuves, leur endurance face aux souffrances et à l'injustice sont autant de signes qui témoignent de la solidité de leur foi. Ceux-là ne seront pas atteints par les ténèbres, selon la promesse du Seigneur.

La fréquence de la prière exerce donc, au plus pro-fond de l'homme, une action divine qui l'amène finalement à recevoir la puissance de la grâce. C'est là le début de l'union mystique permanente avec Seigneur.

La prière de communion, d'union au Seigneur

La prière, dans ses débuts, est la porte par laquelle nous accédons au Seigneur et par laquelle le Seigneur vient vers nous pour éveiller et corriger notre conscience, et pour nous exhorter à le recevoir en notre vie, et à nous attacher à lui à jamais pour une vie éternelle.

Aussi, dans ses débuts, la prière exige-t-elle un effort soutenu contre la nature de la chair et du - moi - terrestres qui désirent ne rien perdre des plaisirs de ce monde en vue d'une autre vie qui ne profitera en rien à la chair ni au " moi ".

Si la prière persévère et qu'elle parvient à soumettre à l'esprit la nature de la chair, de sorte que toute tentative, de la part de celle-ci, de s'esquiver, de se dérober par paresse, de différer ou de résister à l'appel de l'Esprit, Soit complètement brisée par la prière, cela témoigne assurément de la victoire de l'esprit et de l'entière domination de Dieu sur l'âme. La prière devient alors le signe évident que s'est réalisée avec succès une participation au Seigneur et le début d'une union à lui, au plan de sa volonté, de son désir et de son obéissance totale au Père. Et cela se manifeste par un amour qui méprise les souffrances jusqu'à la mort.

La prière de communion ou d'union au Seigneur ne fait pas partie des oeuvres de ce siècle. Le temps qu'on y sacre ne fait pas partie des heures de ce siècle. Ce sont des éclats fugitifs, au cours desquels l'homme jouit déjà du Royaume de Dieu par anticipation. Il ressent intérieurement de façon certaine la présence spirituelle du Seigneur Jésus, comme une Vie éternelle qui se déverse en tout son être, et une Lumière qui luit au milieu des ténèbres, les ténèbres des passions, des tentations du monde, de la méchanceté de l'homme et de l'empire du démon.

De tels moments spirituels sont en réalité l'heure divine dont le Seigneur a dit L'heure vient - et nous y sommes - où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l'auront entendue vivront'. - En disant - L'heure vient -, il indiquait le temps eschatologique de l'éternité, où se trouvent conservées pour nous les grâces éternelles de Dieu, c'est-à-dire la Vie éternelle dont nous sépare actuellement le voile obscur du péché. En ajoutant. Et nous y sommes -, il indique clairement que, durant la prière, la Vie éternelle perce ce voile et envahit notre existence temporelle la lumière du Christ se déverse dans le coeur de celui qui prie, en dépit du monde, de l'esprit des ténèbres et de l'opposition de la chair.

Telle est en vérité la prière de la résurrection, la prière de l'éternité, signifiée par - l'heure du Christ, et pratiquée par ses enfants, initiés à son mystère, par ceux qui, lorsqu'ils entendent sa voix, n'endurcissent pas leur coeur, mais se lèvent tout de suite pour la prière et la louange, en tout temps, sans se lasser.

La prière est plus puissante que le péché

La prière est plus puissante que le péché. Le péché détruit les forces physiques et morales de l'homme, mais il ne peut détruire la puissance de la miséricorde et de l'amour de Dieu. - Dieu est plus fort que les hommes -. - Dieu continue toujours à aimer l'homme, avant, pendant et après le péché.

La prière, en tant que relation entre l'homme et Dieu, nous met en relation avec sa miséricorde qui remet les fautes les plus graves. En soi, la prière est une manifestation de re-mentir et de retour à Dieu. Dieu est toujours disposé à accueillir ceux qui reviennent à lui, car il ne désire pas la mort du pécheur, mais il désire qu'il se convertisse et qu'il vive.

S'il est vrai que le péché détruit une grande partie de la force que l'homme a acquise par la prière, il ne peut toutefois venir à bout de tout ce que l'homme a obtenu dans la prière. Si, après avoir prié, nous succombons, quel que Soit le genre de notre péché, nous conservons toujours en nous un reste de la puissance acquise par la prière. Et cette puissance finit par reprendre le dessus. Après les plus grandes fautes, il reste toujours dans le coeur de l'homme et dans sa conscience un fond de puissance spirituelle, qui s'est formé en lui par la prière offerte à Dieu avec un coeur sincère et une conscience qui refuse le péché.

Par la prière assidue, l'homme acquiert petit à petit un trésor de puissance spirituelle qui finalement parvient, non seulement à annuler tout péché, mais à purifier la conscience du sentiment pénible causé par le péché. La joie de la rémission et du salut vient remplacer l'affliction et la douleur causées par le péché. La prière s'avère être la pleine guérison de l'âme.

Mais cela ne s'accomplit pas en un jour, ni même en une année. C'est au cours de longues années que la prière réa-lise son oeuvre de maturation, lente mais continue, en vue de détruire le désir du péché et de laver progressivement la conscience. Lorsque la vie de prière est suffisamment mûre, la lumière du salut commence à briller d'une façon intense et inattendue à l'intérieur de l'âme, avec une joie indicible qui s'étend à tout l'être intérieur de l'homme. Cette lumière intérieure, qui n'apparaît que tardivement et qui semble être sou-daine, est en réalité l'oeuvre de longues années, le fruit de milliers de prières.

La prière, échange d'amour avec Dieu

La prière, quel qu'en soit l'aspect d'affliction et de componction, et quel que Soit le sentiment que l'homme a de sa médiocrité et de son indignité à s'entretenir avec Dieu, à cause de ses fautes et de ses nombreux péchés, la prière est, au-dessus de tout cela, l'expression d'un am9ur profond échangé entre Dieu et l'homme : l'amour de Dieu s'y est manifesté en attirant le coeur de l'homme à prier en sa présence, et l'amour de l'homme a consisté à présenter à Dieu son coeur, ne serait-ce que sous cet aspect d'affliction et de componction.

La prière est une manifestation d'amour, timide en ses débuts, de sorte que l'homme n'arrive pas à l'exprimer par des paroles d'amour, mais plutôt par des paroles de regret, de repentir et de contrition. La maturité de la prière est le signe manifeste de la maturité de l'amour. L'homme ne trouve plus de difficulté à exprimer son amour par des paroles d'amour.

Dieu est amour, tout amour. Il est l'origine et la source de tout amour. Si le coeur de l'homme ne s'ouvre pas à l'amour divin, il reste éloigné de Dieu, privé des faveurs de sa nature rayonnante.

Lorsque le coeur de l'homme est touché par l'amour divin, le premier signe en est une aspiration à se diriger vers Dieu pour s'entretenir avec lui; c'est justement cela la prière. La prière est donc la première manifestation de l'effusion de l'amour divin dans le coeur de l'homme.

S'il est vrai qu'au début de son expérience de la prière l'homme est porté surtout à accuser son péché, la raison en est que l'amour divin - qui a invité et attiré le coeur à la prière - est un amour extrêmement pur, qui ne peut s'accommoder du péché. Aussi le premier effet de cet amour est-il une prière de repentir et de conversion en vue de purifier le coeur pour le préparer à l'échange d'amour avec Dieu. La prière de componction et d'affliction qui broie le coeur est donc à la fois un premier effet de l'amour divin et une préparation du coeur à recevoir le Bien-aimé en personne.

Jésus-Christ, dans l'Évangile, nous exhorte à nous convertir pour être dignes du Royaume des cieux. Dans la prière, à cause de la présence du Christ en personne, le Royaume des cieux devient très proche de nous. Aussi l'aspiration à se convertir augmente-t-elle durant la prière, au point que l'homme devienne disposé à tout sacrifier, jusqu'à sa propre vie, en réparation de ses péchés. Le mobile mystérieux de cela est la puissance d'amour que le Christ répand secrètement en notre coeur durant la prière. Cette puissance d'amour a le pouvoir de raviver à l'extrême l'ardeur de notre prière. Aussi le Cantique dit-il avec raison que l'amour est fort comme la mort

La prière est l'occasion pour Dieu de répandre son Esprit d'amour dans le coeur de l'homme. Une fois répandu, cet Esprit agit dans le coeur et y produit ses multiples effets il commence par dévoiler le péché, en second lieu il le con-damne, et enfin il le remet. En recevant ces effets de l'Esprit durant la prière, l'homme reçoit l'amour divin. La prière est le moyen d'acquérir l'Esprit d'amour et de se soumettre à son action purifiante.

La prière, acte d'obéissance

Cette soumission à l'Esprit d'amour et à son action purifiante à l'intérieur du coeur durant la prière est la première et la plus importante manifestation d'obéissance à Dieu, d'obéissance à son amour. La docilité rapide de l'homme au premier appel à la prière qu'il ressent en son coeur représente en réalité sa réponse généreuse à la voix de l'amour divin par une obéissance empressée : l'amour invite l'homme à la prière et le coeur obéit à cet appel. Le critère de sincérité de la prière, en tant qu'obéissance à cet appel d'amour, est qu'elle soit entrecoupée de sentiments de repentir et de conversion pour tout péché commis, quelque insignifiant qu'il soit, car la conversion est le premier effet de l'amour divin.

La prière sincère est en soi un acte d'obéissance à Dieu. L'assiduité à la prière, l'empressement à observer les temps qui lui sont consacrés et toutes ses exigences, représente justement la fidélité de l'obéissance à Dieu.

L'homme qui s'efforce chaque jour de prier avec plus de fidélité est justement celui qui est le plus fidèle en son obéissance à Dieu.

La prière, école d'obéissance

Celui qui désire apprendre à obéir à la voix de Dieu, pratiquement dans sa vie, doit commencer par une prompte docilité à l'Esprit de la prière, dès que l'appel de Dieu se fait entendre en son coeur. Par cela, l'obéissance à Dieu devient aisée pour lui, même dans les circonstances les plus dures et les plus difficiles.

Celui qui n'a pas appris, tout d'abord, à obéir à Dieu par la prière continuelle, ne peut, dans les circonstances difficiles, improviser une obéissance prompte, facile et sereine.

L'obéissance à Dieu par la prière du coeur continuelle donne à l'esprit l'occasion de devenir plus fort que la chair et de l'emporter sur les tentations, les plaisirs et les sollicitations de la chair. Petit à petit, la chair perd toute son emprise sur l'homme et celui-ci devient immanquablement docile à l'appel divin.

Celui qui n'apprend pas à être docile à Dieu par la prière peut s'imaginer pouvoir obéir en toute occasion; mais dès que survient l'appel de Dieu au don de soi et au sacrifice, il se trouve pris au dépourvu devant la rébellion de la chair qui se cabre et présente mille faux prétextes pour échapper à l'appel de Dieu; en définitive, l'homme est réduit à se sou-mettre à la chair en perdant la grâce; il se retire tout triste, la tête basse.

L'obéissance à Dieu est une des exigences les plus difficiles de la relation entre l'homme et Dieu. Des prophètes et des saints parmi les plus grands y ont parfois trouvé une occasion de chute. Mais celui qui s'exerce chaque jour par la prière à se soumettre à la voix de Dieu parvient aisément à acquérir l'esprit d'obéissance avec une spontanéité sereine. Car, par la prière, il acquiert progressivement l'esprit d'abandon, c'est-à-dire la disposition à confier sa vie entière à la direction de Dieu et au dessein de sa grâce. L'obéissance devient ainsi une partie intégrante de sa pensée, de ses sentiments et de sa volonté, et cela transparaît dans son comportement.

Le Christ lui-même, a-t-on dit, a appris l'obéissance. Lui, le Fils de Dieu, le Seigneur de la gloire Tout Fils qu'il était, il apprit, de ce qu'il souffrit, l'obéissance

Par la prière, l'homme acquiert, avons-nous dit, l'esprit d'abandon à Dieu. Désirant le rendre parfait dans l'obéissance, Dieu le soumet à la souffrance. En acceptant la souffrance à laquelle Dieu l'expose, l'homme manifeste la plénitude de son obéissance à Dieu, et ceci est le signe de l'achèvement de son salut. Le Christ, tout Fils qu'il était, apprit, de ce qu'il souffrit, l'obéissance; après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel. La prière est le moyen d'acquérir l'esprit obéissance et d'abandon à Dieu. La souffrance acceptée avec joie est la perfection de l'obéissance; et cela est le fruit de la prière.

L'homme qui aime la prière et qui s'y adonne avec fidélité est celui qui peut accepter la souffrance avec amour. Mais celui qui hait la prière hait aussi nécessairement la souffrance Il montre par là qu'il est tout à fait étranger à l'esprit d'obéissance, et aussi, par conséquent, à l'amour divin, et qu'il est insensible aux avances de cet amour.

 

 

La prière, capacité d'abandon à la volonté divine

L'esprit d'abandon que nous recevons durant la prière est en fait une abdication de la volonté propre. Aussi n'y par-vient-on pas facilement, mais au terme d'un long conflit entre le moi humain avec ses fausses espérances - religieuses autant que temporelles - et la volonté divine qui ne désire que le salut de l'homme. La volonté propre - le moi - n'est détruite qu'au moyen de multiples contrariétés envoyées par Dieu pour déranger la fausse quiétude du moi. et détruire les monuments d'illusion qu'il élève à sa propre gloire devant les hommes.

Durant ce conflit, si l'homme cesse de prier, il perd son attachement et sa soumission à la volonté divine et cesse de discerner le but du combat et de la vie spirituelle, qui n'est autre que son propre salut. Il prend alors le parti de sa volonté propre, de son moi, et commence à murmurer contre les épreuves que Dieu lui envoie pour son salut. Il refuse les contrariétés et les outrages que Dieu, en sa sagesse suprême et sa providence, dispose pour lui, en vue de le libérer de la vaine gloire. Il y trouve le comble de l'amertume, au point de souhaiter plutôt mourir que se voir ainsi outragé devant les hommes et le monde, car son moi prend plus d'envergure à ses yeux que Dieu lui-même, le maître de la vie !

Quant à l'homme qui trouve son refuge dans la prière et s'y attache, il voit dans les souffrances, les contrariétés et les outrages une condescendance de Dieu, qui daigne intervenir dans sa vie pour le corriger et achever en lui le miracle de l'humilité. Par la persévérance dans la prière, l'homme reçoit finalement l'esprit d'abandon et de soumission à la volonté divine; la grâce éclaire son intelligence pour lui faire voir combien son salut dépendait en fait de la façon dont il allait accepter les souffrances, les contrariétés, les maladies et toute humiliation. De plus en plus, il se range du côté de la volonté divine, jusqu'à l'entière soumission de sa propre volonté, la suppression de son désir propre. Tout son bonheur consiste désormais à accomplir la volonté de Dieu ; il y trouve son plus grand plaisir, même dans les circonstances les plus pénibles.

La prière confère donc à l'homme la capacité d'adhérer à la volonté de Dieu et de s'abandonner à lui avec joie.

Le sacrifice, plénitude de l'obéissance

Le progrès de la prière entraîne le progrès de obéissance La plénitude de l'obéissance est elle-même la plénitude de l'amour. Lorsque le coeur devient sensible à l'amour du Christ, qu'il en est touché et qu'il y répond avec docilité, il devient digne d'être initié à son mystère. Le mystère de l'amour du Christ, c'est le sacrifice.

Autrement dit, lorsque l'homme aime la prière et qu'il y trouve son équilibre spirituel, il entre en communion spirituelle avec le Christ; il commence à compatir avec lui à la dé-tresse des pécheurs, des opprimés et des pauvres; son coeur devient semblable à celui du Christ.

La prière permanente et fidèle comporte onc une communion réelle à la vie du Christ et une participation à sa mission essentielle.

Celui qui est assidu à la prière ne tarde pas à recevoir en son coeur le feu du Christ et sa mission propre, c'est-à-dire le désir ardent du salut des hommes, l'amour des pécheurs, le don de soi pour soulager les autres, l'appauvrissement volontaire pour enrichir les âmes et le choix généreux de la croix comme signe d'amour authentique.

La prière commence donc par une rencontre du Christ, puis on l'aime, on entre en communion avec lui, et enfin on participe effectivement à sa vie et à sa croix.

Celui qui désire adopter la mission du Christ, annoncer ses souffrances et sa croix, doit donc commencer par s'adonner à la prière de tout son coeur, afin de se pénétrer de la volonté du Christ avant d'embrasser sa mission.


IV-     LA PRIÈRE POUR LES AUTRES

La prière, source de puissance pour les autres

Lorsque nous ressentons en nous la joie de la communion au Christ durant la prière, et que nous sommes jugés dignes de porter sa croix, cela ne veut pas dire que la prière soit parvenue a son terme. C'est au contraire pour nous une invitation à commencer a nous initier au mystère de la prière qui dépasse l'entendement humain nous découvrons que nos prières deviennent pour les autres une source de puissance spirituelle.

Celui a qui le Christ confie les secrets de son coeur et de sa mission envers les pécheurs, reçoit de lui la puissance d'achever son oeuvre et de vivre son amour.

Celui qui aime les pécheurs comme le Christ les aime, qui compatit à la souffrance des pauvres et des malades, et qui est disposé a se dépenser pour eux, est justement celui qui est capable de prier pour eux et d'obtenir leur guérison, leur consolation et leur réconfort.

Lorsque la prière s'élève au niveau de l'amour divin par une obéissance assidue à l'Esprit et qu'elle s'épanouit en communion au Christ, elle devient alors puissante et efficace, au point d'être pour les autres une source d'assistance spirituelle, de réconfort et de consolation. Elle devient même capable d'obtenir pour les autres la rémission de leurs péchés. Car l'homme qui s'unit au Christ par la prière devient capable de se mettre a la place du pécheur, en étant disposé à prendre sur lui son péché et toute sa faiblesse, et a endurer a sa place toute correction et tout châtiment. Il devient alors par le fait même, en vertu de cette disposition et de son union au Christ, capable de demander pour les autres le pardon de leurs péchés et de l'obtenir

Ici, la prière commence à jouer un rôle des plus importants pour le salut des autres, pour le pardon de leurs péchés et la manifestation de la miséricorde divine en ceux qui sont loin de Dieu par indifférence ou par ignorance.

Elle devient ainsi le puissant appui de la prédication, la force mystérieuse qui prévient la Parole et prépare les cœurs à recevoir la rémission et le salut.

Un seul qui prie avec ferveur, dans sa chambre, dans le secret, peut causer, par son union au Christ, le salut de milliers de personnes.

Dieu emploie nos prières pour le salut des autres

Sachons donc que, lorsque Dieu nous attire à la prière, il ne prend pas uniquement en considération notre propre salut, mais il désire également employer nos prières pour le salut des autres. Aussi la prière est-elle une oeuvre des plus fondamentale et des plus précieuses aux yeux de Dieu. L'homme qui fait des efforts dans sa vie de prière et qui progresse rapidement dans l'esprit d'abandon et d'obéissance à la volonté de Dieu devient " un bon soldat du Christ Jésus (2 TIM. 2,3) ". Le Seigneur lui-même l'appelle tous les jours à se tenir en sa présence, et l'exerce à intercéder en faveur des autres jusqu'à être exaucé. Il recevra bientôt du Seigneur la puissance de sauver de nombreuses personnes et de les ra-mener de la voie de la mort vers le sein de Dieu.

Le progrès de notre vie de prière se traduit par l'intimité de notre amour envers Dieu. Cette intimité est la conséquence directe tant de la satisfaction que Dieu éprouve à notre égard dans de sa condescendance envers notre faiblesse que de l'ampleur de l'horizon de notre humanité, c'est-à-dire de l'acuité de la conscience que nous avons de notre devoir absolu envers les autres, de notre responsabilité spirituelle en-vers les pécheurs et ceux dont la foi ou la charité est défaillante, ceux qui souffrent ou sont opprimés, ceux qui prêchent et annoncent la Parole.

Les degrés supérieurs de la prière, dans lesquels elle s'élance vers la perfection, ont pour signe la supplication fer-vente avec larmes en faveur des autres. C'est comme si notre progrès dans la vie de prière nous était accordé en fait au profit de nos frères faibles qui ne savent pas prier. " Priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris (Jac. 5, 16)".

Et lorsque saint Jacques nous enjoint d'appeler " les presbytres de l'Église " pour qu'ils prient sur le malade qui souffre, afin de le guérir, c'est parce que le prêtre est supposé être plus avancé que les autres hommes dans la vie de prière, y avoir reçu plus de grâces et avoir ainsi été mis à part pour se consacrer à prier pour les autres.

Nous ne pouvons progresser dans les degrés de la prière, acquérir une véritable assurance auprès de Dieu, ni re-recevoir le don des larmes que dans la mesure du progrès de notre compassion envers ceux qui souffrent et sont outragés (soit par les hommes, soit par le péché) : " Souvenez-vous des prisonniers comme si vous étiez emprisonnés avec eux et de ceux qui sont outragés, comme étant vous aussi dans un corps (Héb. 13, 13)".

Autrement dit, le progrès de notre intimité avec Dieu, qui a son centre dans la prière, dépend fondamentalement du progrès de notre connaissance des fardeaux des hommes et de notre disposition à les porter avec eux avec plus de générosité.

Notre communion au Christ et notre communion aux souffrances des hommes 

Notre communion à la peine de ceux qui souffrent, qui sont malades ou outragés, et notre capacité à porter leurs fardeaux ne nous viennent pas d'une simple philanthropie humaine, d'une compassion passagère ou du désir d'être bien vus ou de recevoir des éloges ; car une telle compassion serait vouée à diminuer bien vite, puis à disparaître. Mais c'est par la prière persévérante, pure, sincère, que nous recevons ces sentiments, comme un don de Dieu qui nous rend capables, non seulement de persévérer dans cette communion avec les plus faibles, mais encore d'y progresser au point de ne plus pouvoir vivre sans eux (1 Thess. 3, 8), et de ne trouver de repos que dans le partage de leurs peines et de leurs souffrances. Le secret de ce charisme réside dans notre communion au Christ, dans notre participation à sa nature et à ses qualités divines, de sorte que ce soit lui désormais "qui opère en nous à la fois le vouloir et l'opération même (Phil 2,13)". Ainsi notre communion aux souffrances des hommes et notre communion au Christ dépendent fondamentalement l'une de l'autre au plus haut degré; de sorte que porter la croix du Christ signifie par le fait même prendre part à la croix des hommes, sans restriction, jusqu'au bout.

Lorsque diminue l'intimité de nos rapports avec le Christ dans la prière, cela indique qu'une grave maladie a atteint la prière en son essence même. Pour ceux qui agissent, qui servent les autres et prient pour eux, cela signifie une grande perte, un échec certain : ils commencent alors à s'attiédir, à se sentir las; c'est avec effort désormais qu'ils doivent remplir les devoirs qui leur étaient autrefois très chers; ensuite ils en viennent à les négliger et à vouloir s'évader, et finalement ils s'en abstiennent et se refusent. Car sans le Christ, il est impossible de continuer à servir les autres d'une action féconde, soutenue et efficace; et le Christ, on ne l'atteint que dans la prière.

La recherche de soi dans la prière souille la prière

La prière parvient à son degré de pureté authentique lorsque nous nous y oublions totalement, c'est-à-dire que, délibérément, nous cessons de nous intéresser à nous-mêmes et préférons nous occuper uniquement des besoins, des soucis et du salut des autres. Le degré de pureté parfaite de la prière est corrélatif du degré de l'amour parfait. Or, l'amour n'est vraiment authentique que lorsqu'il ne cherche pas son propre intérêt : "L'amour ne cherche pas ce qui est à lui (1 Cor. 13, 5). S'intéresser à soi, à ses propres besoins - tant spirituels que matériels - dénote une imperfection de l'amour, et par conséquent une imperfection de la prière. La cause en est l'imperfection de notre connaissance intérieure du Christ et de notre union à lui. Le Christ a dit : " Ce n'est pas ma volonté que je cherche... (Jn 5, 30)" " Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15, 13)" " Qui aime sa vie la perd (Jn 12, 25)" " Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs (Matth. 5, 44)".

S'oublier soi-même dans la prière, c'est devenir ambassadeur du Christ

L'oubli de soi commence par un effort volontaire. Mais quand on y persévère avec sincérité devant Dieu, Dieu nous l'accorde comme un don gratuit. C'est alors spontané-ment que " nous ne recherchons plus chacun nos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres (Phil. 2, 4)".

Lorsque nous négligeons délibérément nos propres besoins dans la prière et que nous trouvons notre joie uniquement à demander, supplier et nous dépenser au profit des autres, alors Dieu lui-même commence à s'occuper de nous et à prendre en charge toute notre vie, tant au plan matériel qu'au plan spirituel, jusque dans les plus petits détails. Autrement dit, lorsque nous nous occupons des autres, Dieu s'occupe de nous; et lorsque nous limitons notre prière et notre supplication aux besoins des autres, Dieu comble nos besoins sans que nous le demandions.

C'est ainsi que se réalise, au moyen de la prière, le des-sein salutaire du Christ, au sujet duquel il dit à ses apôtres : " Allez, de toutes les nations faites des disciples (Matth.  28, 19)".

L'homme dont le coeur s'est ouvert à Dieu se suffit de Dieu et ne doit plus rien demander pour lui-même. Celui dont le coeur ne s'est pas encore ouvert à Dieu a besoin de cœurs amis qui s'épanchent devant Dieu en sa faveur, afin que Dieu l'exauce par la prière fervente de ses frères.

L'homme qui a connu Dieu et l'a aimé devient responsable devant Dieu de son frère dont le coeur ne s'est pas encore ouvert à Dieu. C'est ainsi que Dieu atteint les pécheurs égarés loin de lui, par la prière de ceux qui l'aiment et sont proches de lui.

Ceux qui ont aimé le Christ et qui lui sont fidèles de-viennent sur la terre de véritables ambassadeurs du Christ. Par leurs prières et leur disposition à se dépenser, ils réconcilient Dieu avec les hommes et les hommes avec Dieu : " Nous sommes donc en ambassade pour le Christ... Nous vous en supplions au nom du Christ: laissez-vous réconcilier avec Dieu (2 Cor. 5, 20)".

Dans bien des cas, il devient impossible d'entrer en rapport avec les pécheurs et les égarés, soit ~ cause de leur hostilité, soit à cause de la honte qu'ils éprouvent à nous parler. Mais par la prière, nous dépassons ces obstacles qui nous séparent d'eux; nous surmontons leur hostilité et nous évitons leur honte; car par la prière, nous pouvons nous approcher secrètement de leur coeur, nous y glisser sans qu'ils le sachent et y gémir en nous identifiant à eux, comme Si nous-mêmes, nous étions pécheurs et égarés; tout cela avant même qu'ils ne nous connaissent et qu'ils ne nous parlent. Si donc, du fond de leur coeur, nous prions et crions vers Dieu en portant le poids de leurs fautes et de leur égarement, Dieu les entend à travers nous; malgré leur insoumission naturelle, le repentir assaille leur conscience et l'appel au retour se fait si pressant qu'ils se dirigent bien vite vers Dieu et vers nous en demandant notre aide.

La prière est une force d'attraction par laquelle l'homme attire son frère par l'intermédiaire de l'Esprit Saint; car c'est par l'Esprit que le Christ attire tout à lui (Jn 12, 32) et transforme en lui-même la dualité en unité (Eph. 2, 14).

Nous avons grand besoin qu'on prie pour nous

Ce ne sont pas seulement les pécheurs et les égarés qui ont besoin qu'on prie pour qu'ils se convertissent et reviennent à la connaissance de Dieu; mais nous aussi, vous et moi, nous avons grand besoin des prières des autres. Car trop souvent nous négligeons d'examiner notre conscience et nous y laissons traîner de graves fautes. Nous omettons de nous en accuser pendant de longues années, et elles contribuent à affaiblir notre vie spirituelle. A cause de cela, notre âme se trouve dépourvue de la puissance de Dieu et de l'action manifeste de la grâce. Nous parlons des péchés des hommes, nous prions pour les autres, tandis que le péché couve en nos membres, souille nos pensées et entretient nos passions. Nous avons le plus grand besoin qu'on prie pour nous avec ferveur afin que l'Esprit nous dévoile les péchés qui traînent et se cachent en notre coeur, et afin que notre conscience soit prise de repentir et se convertisse. Nous pourrons alors recevoir en nous la puissance de Dieu, et nos prières et toutes nos oeuvres seront ravivées par le dynamisme manifeste de la grâce. Les prières des autres, lorsqu'elles sont dirigées vers nous avec force et discernement, réveillent notre être intérieur. Elles deviennent comme des traits enflammés, étincelants, qui illuminent nos consciences et enflamment nos cœurs pour que nous cherchions la conversion et le salut. Les prières des autres, quand elles sont ferventes, deviennent pour l'homme de Dieu un facteur des plus importants pour rénover sa vie et acquérir plus d'énergie spirituelle. Même les saints, les prophètes et les apôtres avaient besoin des prières des autres. Sans la prière du Christ pour lui, saint Pierre aurait péri à tout jamais par son reniement et sa foi aurait défailli sans retour (Luc 22, 32). De même, n'était la prière sans relâche de l'Église pour lui, il aurait terminé sa vie en prison au temps d'Hérode (Act 12, 5). Saint Paul aussi avait une conscience aiguë de l'importance de la prière des autres pour qu'il lui soit donné " d'ouvrir la bouche", pour annoncer le message de l'Esprit et pour qu'il puisse persévérer dans son ministère. Aussi ne cessait-il jamais de demander à chaque Église de prier pour lui (Eph 6, 19 ; Col 4, 3 ; Rom 15, 30 ; etc).

Le saint, le prophète, l'apôtre ne peut donc se suffire de sa propre prière pour lui-même ou pour son ministère, mais il a vivement besoin que les autres prient pour lui, afin qu'il soit plus entièrement rempli de la puissance divine et que la grâce suscite en lui de nouvelles énergies.

C'est ainsi que la prière des autres devient, pour celui qui agit ou qui prêche, une source irremplaçable d'énergie spirituelle. Dans la mesure où les prières des autres pour lui se font plus ferventes, son action devi

ent plus efficace; et tant qu'on persévère à plier les genoux pour lui devant le Seigneur, l'ardeur de son action persiste et ses paroles reçoivent la puissance et l'efficacité de l'Esprit Saint.

La prière pour les autres est une grave responsabilité

La prière, quant à sa nécessité, passe par trois stades: 

- Au début, nous ressentons cette nécessité comme "un acte de fidélité", fidélité du serviteur envers son maître ou son créateur. On lui rend grâces, on le loue et on le glorifie en retour des bienfaits qu'on a reçus de lui. On sent que c'est de sa main qu'on reçoit et qu'on lui donne (Cf. 2 Chr. 29, 14). Aussi est-il grave de cesser de prier. Le serviteur peut-il cesser d'être fidèle et rester encore dans la maison ?

- Quand on progresse dans la prière, on perçoit mieux l'essence même de la prière en tant qu'elle exprime la relation vivifiante qui unit l'homme à son Seigneur. L'homme qui prie vit de la vie de Dieu, et celui qui néglige la prière ne vit plus que par lui-même et ne reçoit pas en lui les signes manifestes de la vie divine. Si donc dans ses débuts la prière exprime la "fidélité du serviteur", elle devient ensuite un "signe de vie éternelle ".

- Quand on continue à progresser dans la prière, on découvre une nouvelle dimension importante: la prière devient le canal par lequel passe la relation de l'homme avec ses frères. L'homme expérimente en effet que sa prière a commencé à devenir pour les autres aussi une source de vie et de puissance. "Quelqu'un voit-il son frère commettre un péché... qu'il prie et il lui donnera la vie (1 Jn 5, 16). "Celui donc qui prie pour les autres relève et fait revivre des âmes mortes ou qui étaient en voie de mourir, selon la parole du Seigneur : " Faites revivre les morts (Matth. 10, 8)"

Ici, la prière commence à devenir une "grave responsabilité"; car si, pour une raison quelconque, l'homme cesse de prier pour les pécheurs qui vivent autour de lui, et néglige de supplier en leur faveur, ils mourront dans leur péché. Ici la négligence dans la prière parvient à son comble et entraîne les plus graves conséquences. le pécheur meurt dans son péché faute d'avoir eu l'âme réveillée, ranimée par la prière des autres. Comment alors pourra se justifier celui qui aura négligé de prier pour lui et l'aura privé ainsi de la source de vie dont Dieu l'a rendu responsable ? Voyez-vous la gravité de la prière ?

Si donc la prière, au début de la vie spirituelle, semble être nécessaire, puis s'avère être, pour ceux qui y progressent, essentielle à la vie de l'esprit, elle devient finalement pour ceux qui ont été initiés au mystère de la prière pour les autres, une des plus graves responsabilités que Dieu ait jamais confiées aux hommes.

L'homme qui ressent la nécessité de la prière pour les pécheurs et qui néglige de prier pour eux, prend part à une faute grave et devient responsable de leur mort.

"Qui donc sait faire le bien et ne le fait pas se charge d'un péché (Jac. 4, 17)"

"Pour ma part, que je me garde de pécher contre le Seigneur en cessant de prier pour vous (1 Sam 12, 23)"

Celui qui a reçu la puissance de faire revivre un mort et ne le fait pas vivre devient responsable de sa mort. La prière est une capacité de ramener de la mort à la vie, puisque le péché est la mort de l'âme et la prière le moyen d'obtenir la rémission du péché.

"La prière de la foi sauvera le malade et le Seigneur le relèvera. S'il a commis des péchés, ils lui seront remis (Jac. 5, 15)"

Nous sommes donc appelés à prier pour les pécheurs, non seulement pour les sauver de la mort du péché, mais encore pour ne pas mourir nous-mêmes à leur suite. La prière que nous élevons pour eux, avec insistance, supplication et larmes, nous libère de la responsabilité de leur sang et nous évite de mourir à cause d'eux (Ez 3, 19 ; 33, 1-9).

C'est ainsi que la prière d'intercession pour les pécheurs augmente la proportion des membres actifs dans la famille humaine, et cela en rendant l'homme responsable du salut de son frère. "Fils d'homme, je t'ai établi guetteur pour la maison d'Israël (Ez 3, 17). C'est ainsi que l'homme qui épanche son âme dans la prière pour les pécheurs est établi apôtre du message de salut pour toutes les catégories de pécheurs, proches ou éloignés de lui, qu'il a rencontrés durant sa vie ou qu'il n'a jamais connus. "Allez, de toutes les nations faites des disciples (Matth. 28, 19)"

Par la prière, l'homme devient prêtre, en ce sens qu'il devient responsable du salut des autres et capable - dans l'amour, le don de soi et la participation au sacrifice et au sacerdoce du Christ - de les libérer de la condamnation à mort que leur valait leur péché.

En se chargeant de leur péché, en gémissant du fond du coeur sous son poids et en faisant pénitence, il devient capable, se faisant pécheur à leur place, de demander leur pardon et de l'obtenir pour eux.

"Voyant leur foi, Jésus dit au paralytique: "Confiance, mon enfant, tes péchés te sont remis" (Matth. 9, 2).


V -      L'ADORATION PURE DES ÊTRES SPIRITUELS

 (Par "être spirituel", l'auteur entend aussi le chrétien devenu "spirituel" (cf. Cor. 8, 9 ; Rom 8, 9) que les êtres incorporels du monde angélique : chérubins, séraphins, etc. (Note du traducteur)

La prière de louange, d'adoration et de contemplation du visage glorieux du Christ (cf. Cor. 4,  6)

La prière est l'occasion de découvrir les qualités et la vie même de Dieu.

"Le Seigneur est avec vous tant que vous êtes avec lui. Si vous le cherchez, il se laisse trouver par vous; mais si vous l'abandonnez, il vous abandonne (II Chr. 15, 2)."

"C'est là ce que le Seigneur a déclaré : "en mes proches Je montre ma sainteté (Lév. 10, 3). "

"Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me manifesterai a lui (Jn 14, 21). "

Aussi, lorsque le coeur de l'homme s'intéresse aux qualités transcendantes de Dieu et s'approche de lui par la prière, il commence à goûter la saveur divine. Chaque fois qu'une nouvelle qualité divine lui est révélée, il en reçoit quelque chose ; car Dieu ne se manifeste pas à l'homme par une connaissance théorique, mais par la communication mystérieuse d'une puissance divine.

Durant la prière, Dieu dégage le coeur de l'homme du voile épais de la raison humaine, et lui révèle son dessein, son économie par laquelle il conduit la création entière et la vie même de l'homme à travers les événements divers et la succession des années. L'homme en reçoit alors une claire perception des qualités de Dieu, mais par une intuition intérieure accompagnée d'une communication de puissance. Il goûte alors Dieu et le savoure, comme on savoure un rayon de miel.

Si le miel périssable a la propriété de ranimer nos corps, combien plus Dieu n'enflammerait-il pas notre être intérieur ? Nous sentons alors le feu de Dieu brûler en nous, tantôt pour nous purifier, tantôt pour nous consoler et nous réjouir; tantôt pour susciter en nous un ardent désir du Royaume et tantôt pour nous pousser à l'action et au don de nous-mêmes. Mais quels que soient les sentiments suscités en nous par le feu divin, la prière de celui qui en a reçu l'expérience s'élève toujours a un degré suprême de louange et de glorification des qualités indicibles de Dieu. Ni la langue, ni l'intelligence, ni le corps de l'homme ne se fatiguent de louer et d'exalter le Nom de Dieu et ses qualités. Cette prière enflammée qui se limite a louer et glorifier les vertus divines est conforme a la prière des chérubins. On sait que les chérubins sont "pleins d'yeux" (Ez. 10, 12), comme signe de la contemplation très intense avec laquelle ils perçoivent la nature de Dieu. Mais cette perception de la nature divine ne s'opère pas en eux par la raison, à un plan théorique, mais par une communication de puissance. Aussi est-il dit également qu'ils sont "enflammés de feu " (Ez. 1, 13), pour signifier qu'ils sont vivement influencés par la nature de Dieu. La relation entre les deux expressions pleins d'yeux et enflammés de feu est une relation fondamentale dans la création spirituelle (Par création spirituelle, l'auteur signifie tant le monde angélique que la création nouvelle " si quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nouvelle. (II Cor. 5, 17)). (Note du traducteur), car la claire perception de Dieu dans la prière conduit nécessairement a une certaine participation de la nature ignée de Dieu.

"Notre Dieu est un feu dévorant (Héb. 12, 29)". " Il fait de ses anges des vents, de ses serviteurs une flamme ardente (Héb. 1, 7)".

Nous savons par ailleurs que la prière des chérubins et des séraphins consiste à crier avec des voix infatigables et des lèvres qui ne se relâchent point, et à répéter sans cesse à la louange et à la gloire de Dieu, saint, saint, saint... (Is. 6, 3 ; Apoc. 4, 8)". Car la nature de Dieu est extrêmement glorieuse et il devient impossible à toute créature qui en a perçu la gloire de cesser de la louer, ne serait-ce qu'un instant.

Aussi, lorsque nous portons nos regards avec amour, à maintes reprises durant la prière, vers la face de Jésus-Christ, sans avoir d'autre but que d'aimer Dieu et de lui rendre gloire, alors nos âmes se trouvent dégagées du voile épais de la raison, et nous saisissons la gloire de la nature divine dans le Christ. "Dieu a brillé en nos coeurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ (II Cor. 4, 6)." Nous accédons par le fait même à la prière d'adoration des êtres spirituels.

C'est ainsi que, durant la prière de contemplation du Christ, Dieu nous donne d'innombrables yeux chérubiniques pour que "resplendisse en nos coeurs la connaissance de la gloire de Dieu." Nos coeurs se trouvent alors enflammés par le feu divin, de sorte que nous devenons incapables, en ces heures bénies, de faire autre chose que glorifier Dieu sans interruption.

 

 

1. Ce texte a été publié dans Irénikon, 1986, p. 451-481. 

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 10:17

QUATRIEME CENTURIE  


1. Lorsqu'il pense à l'Infinité absolue de Dieu, cette mer infranchissable et tant désirée, l'esprit d'abord admire. Puis l'étonnement le saisit, à se demander comment, du néant, elle a amené les êtres à l'existence. Mais, tout comme sa Grandeur est sans bornes, sa Prudence est impénétrable.

2. Comment, en effet, ne pas admirer, contemplant cet immense océan de bonté, qui surpasse l'étonnement ? Comment ne pas être ravi, à se représenter comment et de quoi ont été fait la nature raisonnable et spirituelle et, sans matière préexistante à leur production, les quatre éléments qui composent les corps ? Quelle est cette puissance qui, en passant à l'acte, les a amenés à l'existence ? Mais les disciples des Grecs n'acceptent pas cette doctrine, ignorants qu'ils sont de la bonté toute-puissante, de sa sagesse et de sa science efficaces et qui dépassent l'esprit.

3. Dieu, de toute éternité existant comme Créateur, crée lorsqu'Il le veut, dans sa Bonté infinie, par son Verbe consubstantiel et son Esprit. Et ne va pas te demander : Pourquoi a-t-Il créé à tel moment, quand toujours sa Bonté demeure ? - je te le répète : l'insaisissable Sagesse de l'Essence infinie échappe a la connaissance humaine.

4. Lorsqu'Il l'a voulu, le Créateur a pourvu d'une essence et d'une existence les êtres dont la connaissance préexistait en Lui de toute éternité. Il est absurde en effet de douter que le Dieu tout-puissant soit capable, lorsqu'Il le veut, de former une essence.

5. La raison pour laquelle Dieu a créé, cherche-la : c'est un objet de connaissance. Comment et pourquoi Il a créé dans le temps, ne le cherche pas : cela dépasse ton esprit. Les Décisions de Dieu sont, les unes compréhensibles, les autres incompréhensibles pour les hommes. Car une contemplation sans frein, a dit un saint, risquerait de conduire aux abîmes.

6. Certains prétendent que les créatures coexistent à Dieu de toute éternité; ce qui est impossible, car comment des êtres de tout point finis pourraient-ils exister de toute éternité, et que voudrait dire leur nom de créature, si elles étaient coéternelles au Créateur ? C'est pourtant la doctrine des Grecs, qui nous enseignent que Dieu n'est à aucun titre créateur des essences, mais seulement des qualités. Mais nous, qui savons Dieu
tout-puissant, nous affirmons qu'il est Créateur non seulement des qualités, mais des essences créées. Et, s'il en est ainsi, les créatures ne sont pas de toute éternité coexistantes à Dieu.

7. Connaissable à un certain point de vue, inconnaissable à d'autres, est Dieu, ainsi que le divin. Connaissable, par la contemplation de ses Attributs; inconnaissable, par celle de son Essence.

8. Ne va pas chercher, dans l'Essence simple et infinie de la Trinité sainte des modalités ou propriétés. Ce serait en faire un composé comme les créatures, conception de Dieu absurde et sacrilège.

9. Seule simple, unique, sans qualité, pacifique et stable est l'Essence infinie,
toute-puissante, qui a fait toutes choses. Quant aux créatures, elles sont toutes composées d'essence et d'accidents et, n'étant pas exemptes du changement, dépendent sans cesse de la Providence divine.

10. La nature spirituelle et la nature sensible, lorsque Dieu les a produites à l'existence, ont toutes deux reçu de Lui des capacités de percevoir les êtres : la spirituelle les intellections, la sensible les sensations.

11. Dieu est seulement participé : la créature, elle, participe et communique : participe à l'être et au bien être, communique le bien être seulement, et la nature corporelle d’une manière, l'incorporelle dune autre.

12. La nature incorporelle communique le bien être en parlant, en agissant, en étant contemplée; la nature corporelle, en étant contemplée seulement,

13. Toujours être ou ne pas être, pour la nature raisonnable et spirituelle, voilà qui dépend du bon plaisir de Celui qui a fait toutes choses bonnes; être moralement bonnes ou mauvaises, voilà qui dépend de la volonté des créatures.

14. Ce n'est pas dans l'essence des créatures qu'on trouve le mal, mais dans leurs
mouvements faux et déraisonnables.

15. Les mouvements de I'âme sont raisonnables quand sa partie concupiscible est commandée par la tempérance; quand sa partie irascible se fixe dans l’amour, en s'écartant de la haine; quand sa partie raisonnable demeure auprès de Dieu par la prière et la contemplation spirituelle.

16. Il ne possède pas encore la charité parfaite, ni la connaissance profonde de la
Providence divine, celui qui, au moment de l'épreuve, s'écarte de l’amour pour ses frères spirituels.

17. Unifier, par la foi vraie et l'amour spirituel, ceux que le vice a jetés dans de multiples divisions, voilà le dessein de la Providence divine. C'est pour cela qu'a souffert le Sauveur, pour que, les enfants de Dieu qui avaient été dispersés, il les ramenât à l'unité. (Jn 11,52). Aussi ne pas endurer les incommodités, ne pas supporter les chagrins, perdre patience sous les peines, c'est quitter la voie de l'amour divin et des Intentions de la Providence.

18. La charité est longanime, bienveillante... Aussi, perdre courage sous les chagrins qui surviennent, et pour cela se montrer méchant envers ceux qui en sont cause, s'écarter de l’amour à leur égard, n'est-ce pas se soustraire aux Intentions de la Providence divine ?

19. Veille sur toi-même, de peur que le mal qui te sépare de ton frère ne se découvre un jour, non pas en ton frère, mais en toi. Hâte-toi de te réconcilier avec lui, crainte de manquer au commandement de l’amour.

20. Garde-toi de mépriser le commandement de la charité, car il fera de toi un fils de Dieu; mais si tu le violes, tu deviendras fils de la géhenne.

21. Envier, ou être envié; causer un dommage, ou le subir, offenser ou être offensé; arrêter sa pensée sur un soupçon, voilà ce qui fait obstacle à l’amour entre amis. Puisses-tu donc n'avoir jamais rien fait ni subi de tel, qui t'ait écarté de la charité envers ton ami !

22. Ton frère a été pour toi occasion d'épreuve, et la tristesse t'a conduit à la haine ? Ne te laisse pas vaincre par la haine, mais triomphe de la haine par l’amour. Et voici comment : en priant Dieu sincèrement pour lui, en acceptant qu'on l'excuse, ou en te faisant toi-même son défenseur; en prenant sur toi la responsabilité de ton épreuve et en la supportant avec courage jusqu’à ce que le nuage soit dissipé.

23. La longanimité consiste à attendre la fin de la tentation et à acquérir la gloire de l'endurance.

24. Homme persévérant, grande intelligence. (Pro 14,29). Car en tout ce qui arrive, il voit la fin et, dans l'attente de cette fin, supporte, les ennuis. Or, la fin, c'est la vie éternelle, selon le divin Apôtre; (Rom 6,22) et la vie éternelle, c'est qu’ils Te connaisse, Toi le seul Dieu véritable, et Celui que Tu as envoyé, Jésus Christ. (Jn 17,3).

25. Garde-toi de prendre à la légère la perte de l'amour spirituel, car pour les hommes il n'est pas d'autre voie de salut.

26. Ne va pas, pour un sentiment d'aversion que par une calomnie le Malin aurait insinué en toi, juger aujourd'hui méchant et pervers ton frère, que u estimais hier bon et, spirituel. A force de patiente charité, ne pense qu'au bien d'hier, et repousse loin de ton âme l'aversion d'aujourd'hui.

27. Garde-toi, alors qu'hier tu louais la bonté et proclamais la vertu d'un tel, de le décrier aujourd'hui comme méchant et pervers, parce qu'en toi l'affection s'est changée en aversion. Ne cherche pas, en blâmant ton frère, à légitimer ton aversion mauvaise, mais persiste à le louer fidèlement, même si la tristesse t'accable, et tu reviendras vite à la salutaire charité.

28. Garde-toi, si ton frère jouit ordinairement d'une bonne réputation, de la compromettre, dans l'assemblée des autres frères, en glissant inconsciemment dans tes propos un blâme contre lui; et cela, à cause d'une rancoeur secrète à son égard, qui dure encore en toi. Au contraire, dans la communauté, fais sans réserve son éloge, prie sincèrement pour lui comme pour toi-même, et bien vite tu seras délivré de cette aversion fatale.

29. Ne dis pas : Je ne hais pas mon frère, si ta mémoire repousse son souvenir. Écoute Moïse : Tu ne haïras point ton frère dans ton coeur, mais tu useras à son égard de reproches, pour n'être pas chargé à cause de lui d'un péché. (Lev 19,17).

30. Si par hasard un frère, en tentation, persiste à dire du mal de toi, ne te laisse pas arracher, par ce même démon méchant qui te trouble l'intelligence, à l'état de charité. Or rien ne t'en arrachera si, injurié, tu bénis et, bien qu'on te veuille du mal, restes bienveillant. C'est la route de la sagesse selon le Christ qui ne la suit pas n'est pas son compagnon.

31. Ne tiens pas pour bienveillants des propos qui causent en toi de l'amertume et de l'aversion pour ton frère, même s'ils semblent vrais. Évite-les comme des serpents mortels, afin de détourner les autres de la médisance et de libérer ton âme de la méchanceté.

32. Ne blesse jamais ton frère par des paroles ambiguës, de peur qu'il ne te réponde du tac au tac, et que vous ne sortiez tous deux de la disposition de charité. Mais, avec la franchise de l’amour, va, reprends-le : et, supprimées les causes du malaise, vous serez délivrés tous deux du trouble et de l'amertume.

33. Examine ta conscience avec le plus grand soin ne serait-ce pas ta faute si ton frère n'a pas changé de sentiments ? Et n'essaie pas de la tromper, elle qui connaît ton fonds caché, qui t'accusera à l'heure de la mort, et au moment de la prière sera pour toi un obstacle.

34. Garde-toi, à l'heure de la tranquillité, de te rappeler ce qu'a dit ton frère en un moment d'amertume, qu'il t'ait insulté en face ou ait dit de toi à un autre du mal qu'on t'a rapporté ensuite : en te laissant aller aux pensées de rancune, tu risquerais de tomber dans une haine funeste envers ton frère.

35. Une âme raisonnable qui nourrit de la haine contre un homme ne peut être en paix avec Dieu, l'auteur des commandements. Si vous ne pardonnez aux hommes leurs fautes, dit-il, votre Père céleste non plus ne vous pardonnera pas vos fautes. (Mt 6,14). Si celui-là ne veut pas faire la paix, toi, du moins, garde-toi de le haïr et prie sincèrement pour lui, sans dire à personne du mal de lui.

36. L'ineffable paix des saints anges est faite de ces deux dispositions : amour de Dieu, amour mutuel. Et ainsi de tous les saints qui furent jamais. Vérification splendide des paroles de notre Sauveur : A ces deux commandements sont suspendus toute la loi el les prophètes. (Mt 22,40).

37. Cesse de te complaire en toi-même, et tu seras sans aversion pour ton frère; cesse de t'aimer, et tu seras l'ami de Dieu.

38. As-tu décidé de vivre en compagnie d'hommes spirituels ? Renonce dès l'entrée à tes volontés; sans quoi tu ne saurais avoir la paix ni avec Dieu, ni avec tes compagnons.

39. Celui qui est parvenu à la possession de la charité parfaite et a mis sa vie entière à l’unisson, celui-là exprime par l'Esprit saint le Seigneur Jésus. Dans le cas contraire, c'est, bien entendu, le contraire qui se produit.

40. Toujours l'amour de Dieu donne volontiers à l'esprit des ailes pour aller vers Dieu ; l'amour du prochain dispose à toujours penser du bien de lui.

41. C'est le fait d'un homme encore épris de vaine gloire ou attaché à quelque objet matériel, que d'éprouver de l'amertume envers les hommes à cause de biens temporels, de leur garder rancune, d'avoir pour eux de la haine ou d'être l'esclave de pensées honteuses. Tous sentiments qu'ignore une âme qui aime Dieu.

42. Quand tu n'as dans la pensée ni parole ni acte honteux, que tu ne gardes pas rancune à qui t'a fait du tort ou a dit du mal de toi, et qu'au moment de la prière tu as toujours l'esprit sans matière et sans forme, sache alors que tu as atteint la pleine mesure de la liberté intérieure et de la charité parfaite.

43. Dur combat que celui qui délivre de la vaine gloire. On s'en affranchit par la pratique cachée des vertus, et une oraison plus fréquente. Le signe de la délivrance, c'est de ne plus garder rancune à qui a dit ou dit du mal de vous.

44. Veux-tu être juste ? Donne à chacune des deux parties dont tu es constitué - je veux dire ton âme et ton corps - ce qui lui convient. A la partie raisonnable de l'âme, les lectures et contemplations spirituelles et la prière; à l'irascible, l'amour spirituel, adversaire de la haine ; à la concupiscible, la chasteté et la tempérance; à la chair, nourriture et vêtement, seuls indispensables.

45. L'esprit agit selon la nature, quand il tient les passions assujetties, étudie les raisons des êtres, et demeure auprès de Dieu.

46. Ce que la santé et la maladie sont au corps du vivant, la lumière et l'obscurité le sont à l’oeil; de même la vertu et le vice par rapport à l'âme, la connaissance et l'ignorance par rapport à l'esprit.

47. Les commandements, la doctrine, la foi : voilà les trois objets de la philosophie du chrétien. Les commandements affranchissent l'esprit des passions; la doctrine le mène à la connaissance des êtres; la foi, à la contemplation de la sainte Trinité.

48. Parmi ceux qui luttent, les uns se contentent de repousser les pensées passionnées, les autres retranchent les passions elles-mêmes. Les pensées passionnées sont chassées par le chant des psaumes, l'oraison, l'élévation de l'âme, ou bien par quelque diversion appropriée. On retranche les passions en méprisant les objets vers lesquels elles nous inclinent.

49. Voici des objets pour lesquels nous éprouvons des passions : les femmes, la fortune, les présents et autres. Les femmes, on devient capable de n'en plus faire cas, lorsque, retiré dans la solitude, on macère son corps, comme il convient, par la mortification, la fortune, quand on se résout intérieurement à s'en tenir toujours au strict nécessaire; la gloire, lorsqu'on se plaît à pratiquer la vertu dans le secret, aux yeux de Dieu seul, et ainsi du reste. Qui se conduit ainsi n'en vient jamais à détester qui que ce soit.

50. Qui a renoncé aux objets, femmes, fortune, etc., s'est fait moine pour l'extérieur, mais non pas encore pour l'intérieur. Qui a renoncé aux représentations passionnées de ces objets s'est fait moine jusqu'à l'intérieur, c'est-à-dire à l'esprit. Pour l'extérieur, il est facile de se faire moine : il suffit d'un acte de volonté; mais pour se faire moine jusqu'à  l'intérieur, la lutte est dure.

51. Quel est, dans cette génération, celui qui, complètement libéré, des représentations passionnées, a été jugé digne, de l'oraison pure et immatérielle, signe du moine intérieur ?

52. Bien des passions restent cachées dans notre âme. Que leurs objets paraissent, elles se révèlent.

53. On peut, en l'absence des objets, n'être point importuné par les passions et n'avoir qu'une liberté intérieure partielle. Que les objets paraissent, immédiatement les passions tiraillent l'esprit.

54. Ne t'imagine pas avoir la parfaite liberté intérieure, tant que l'objet n'est pas là. Lorsqu'il paraît, si tu restes sans t'émouvoir, pour lui d'abord, et pour son souvenir ensuite, sache alors que tu as atteint ses frontières. Toutefois, même en ce cas, garde-toi des sentiments de mépris : car la vertu, si elle dure, tue les passions; mais, négligée, elle les réveille.

55. Qui aime le Christ l'imite en tout tant qu'il peut. Ainsi le Christ n'a cessé de faire du bien aux hommes; devant l'ingratitude et le blasphème, Il a gardé la longanimité; outragé et mis à mort, Il est resté patient, sans jamais rejeter le mal sur personne. Voilà les trois grands actes de l'amour du prochain, sans lesquels celui qui prétend aimer le Christ ou posséder son royaume est dans l'illusion : Ce n'est pas celui qui Me dit : Maître, Maître, qui entrera dans mon royaume, mais celui qui fait la Volonté de mon Père; (Mt 7,21) ou encore : Celui qui M'aime gardera aussi mes commandements. (Jn 14,15).

56. Tout le but des préceptes du Sauveur, c'est d'arracher l'esprit au désordre et à la haine, pour le mener a son amour et à celui du prochain. D'où jaillit comme un éclair l'acte de la sainte connaissance.

57. Si tu as reçu de Dieu une grâce de connaissance, bien que partielle, garde-toi de négliger la charité et la tempérance, car ce sont elles qui, en purifiant à fond les puissances pathétiques de l'âme, te fraient sans cesse le chemin de la connaissance.

58. Le chemin de la connaissance, c'est la liberté intérieure et l'humilité. Sans elles, on ne verra jamais le Seigneur.

59. Puisque la connaissance enfle et que l’amour édifie, joins connaissance et amour, et, pur d'orgueil, vrai bâtisseur spirituel, tu t'édifieras toi-même et tous ceux qui t'approcheront.

60. L’amour tient son pouvoir d'édification de ce qu'elle n'est ni envieuse, ni amère contre les envieux; de ce qu'elle ne fait pas montre de ce qu'on lui envie et ne pense même pas quelle l'a déjà acquis, mais, lorsqu'elle ne sait pas, avoue sans fausse honte son ignorance. Ainsi elle rend l'esprit exempt d'orgueil et le prépare sans cesse à progresser dans la connaissance.

61. Il est en quelque sorte naturel que, surtout au début, la connaissance tire après soi la présomption et l'envie, la présomption à l'intérieur seulement, l'envie et a l’intérieur et à l'extérieur (à l'intérieur, contre ceux qui la possèdent, à l'extérieur, chez eux). La charité donc supprime ces trois défauts : la présomption, puisqu'elle n'enfle pas; l'envie intérieure, puisqu'elle n'est pas envieuse; l’envie à l'extérieur, puisqu'elle est patiente et bonne. Il est donc nécessaire à qui possède la connaissance d'avoir aussi l’amour afin de garder toujours son esprit sans blessure

62. Si, jugé digne de la connaissance, on garde contre un homme de l’amertume ou de la rancune, on de l'aversion, c’est comme si l'on se blessait les veux aux buissons et aux ronces. C'est pourquoi la connaissance a besoin nécessairement de l’amour.

63. Ne consacre pas tout ton temps à discipliner ta chair, mais fixe-lui un programme en rapport avec ses forces et, ton esprit tout entier, tourne-le vers l’intérieur. Car
l'entraînement du corps est profitable pour un peu, mais la piété, profitable en tout… (1 Tim 4,8) et la suite.

64. S'occuper sans discontinuer de son intérieur, c'est pratiquer la chasteté, la longanimité, la bonté, l'humilité, bien plus : la contemplation, la connaissance de Dieu, la prière. C'est le sens du mot de l'Apôtre : Marchez selon l'esprit, etc... (Gal 5,16).

65. Celui qui ne sait pas marcher dans la voie, spirituelle, au lieu de prendre garde aux représentations passionnées, concentre tous ses efforts sur la chair et ainsi, ou bien se montre gourmand, libre de moeurs, triste et colère, rancunier, et s'obscurcit ainsi l'esprit; ou bien il exagère l'entraînement du corps et se trouble la pensée.

66. Bien de ce que Dieu a mis à notre usage n'est proscrit par l'Écriture : elle se contente de réprimer l'excès, de corriger le déraisonnable. Ainsi elle ne défend pas de manger, de procréer des enfants, d'avoir de la fortune et de l'administrer convenablement, mais bien d'être gourmand, débauché et le reste… Pas davantage, elle n'interdit de penser à ces choses - elles sont faites pour qu'on y pense - mais d'y penser avec passion.

67. Nos actes agréables à Dieu sont les uns d'obligation, les autres, non d'obligation mais, pourrait-on dire, d'offrande spontanée. Actes d'obligation : aimer Dieu et son prochain, aimer ses ennemis, ne pas commettre d'adultère, ne pas tuer, etc.… Ne pas les accomplir, c'est nous condamner. Actes non prescrits : virginité, célibat, pauvreté, solitude, etc. Ces actes sont un peu comme des cadeaux : si nous ne pouvons, par faiblesse, pratiquer à fond certains préceptes, par ces cadeaux nous forcerons la Condescendance de notre bon Maître.

68. Qui garde le célibat ou la virginité doit nécessairement avoir les reins ceints el la lampe allumée, les reins par la mortification, la lampe par l'oraison, la contemplation, l'amour spirituel.

69. Certains frères se croient exclus des grâces du saint Esprit. C'est qu'ils ignorent, à cause de leur négligence à pratiquer les commandements, que quiconque garde très pure la foi au Christ, possède en soi, en bloc, tous les dons divins. Notre paresse nous tenant éloignés de l'amour effectif pour Lui, qui nous manifeste les trésors divins cachés en nous, il est normal que nous nous croyions exclus des dons divins.

70. Puisque, selon le divin Apôtre, le Christ habite en nos coeurs par la foi, et que d'autre part tous les trésors de la sagesse el de la connaissance sont en Lui cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance sont dans nos coeurs, mais cachés. Ils se révèlent au coeur dans la mesure de la purification que chacun a réalisée par l'observation des commandements.

71. Voilà le trésor caché dans le champ de ton coeur, et que tu n'as pas trouvé à cause de ta paresse. Si tu l'avais trouvé, tu aurais certes tout vendu pour acheter ce champ. Mais tu as laissé le champ, tu cherches aux alentours du champ, où l'on ne trouve rien, que des ronces et des épines.

72. C'est pourquoi le Sauveur a dit : Heureux les coeurs purs car ils verront Dieu. (Mt 5,8). Ils Le verront, Lui et les trésors qui sont en Lui, quand par la charité et la tempérance, ils se purifieront, et d'autant mieux que plus énergique sera leur effort de purification.

73. Et voilà pourquoi il dit encore : Vendez ce que vous avez, donnez-le en aumône, et voici que tout sera pur pour vous, (Lc 12,33) s'adressant à ceux qui ne s'occupent plus de ce qui regarde le corps, mais dont l'effort tend à purifier l'esprit (que le Maître appelle le coeur) de la haine et du désordre. Car c'est cela qui, souillant le coeur, l'empêche de voir le Christ habitant en lui par la grâce du saint baptême.

74. Dans l'Écriture, les vertus sont appelées des chemins. Or, la reine des vertus, c'est l’amour. D'où le mot de l'Apôtre : Je vous montre un chemin bien meilleur, un chemin qui fait tourner le dos aux objets matériels et empêche de préférer jamais le temporel à l'éternel.

75. L'amour de Dieu est l'adversaire de la convoitise : c'est lui qui amène l'esprit à s'abstenir des plaisirs. L'amour du prochain, lui, s'oppose à la colère : c'est lui qui rend indifférent à la gloire et à la fortune. Voici les deux deniers que le Sauveur a donné à l'hôtelier pour qu'il le soigne. Mais veille à ne pas te montrer ingrat en l'associant aux brigands, sinon tu seras de nouveau assailli et laissé non plus à demi, mais tout à fait mort.

76. Purifie ton esprit, de la colère, de la rancune et des pensées honteuses et tu pourras alors prendre connaissance de la présence en toi du Christ.

77. Qui t'a éclairé pour que tu croies à la Trinité sainte, consubstantielle et adorable ? Qui t'a fait connaître l'Incarnation d'une des personnes de cette trinité sainte ? Qui t'a appris les raisons des êtres incorporels, de l'origine et de la fin du monde visible, de la résurrection des morts, et de la vie éternelle, de la gloire du royaume des cieux et du Jugement redoutable ? Qui, sinon la grâce qui habite en toi, gage du saint Esprit ? Quoi de plus grand que cette grâce ? Quoi de plus excellent que cette sagesse et connaissance ? Pour de plus beau que ces promesses ? Si nous restons inertes, paresseux, sans nous purifier nous-mêmes de ce qui nous arrête, des passions qui obscurcissent notre esprit, pour devenir capables de voir, plus clair que le jour, la structure intime de ces réalités, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes, gardons-nous de nier la présence en nous de la grâce.

78. Dieu, qui t'a promis les biens éternels et a mis dans ton coeur le gage de l'Esprit saint, t'a prescrit de veiller sur ta conduite, pour que l’homme intérieur, une fois libéré des passions, commence dès lors à jouir de ces biens.

79. Si tu as été jugé digne de contempler les plus hautes et divines réalités, pratique avec grand soin la charité et la tempérance, afin que, tes puissances de passion maintenues dans le calme, la lumière dans ton âme conserve, toujours égal, son éclat.

80. Par l’amour mets un frein à la puissance irascible de ton âme; par la tempérance, mortifie la concupiscible; par l'oraison donne l'essor à la raisonnable et la lumière de ton esprit ne s'obscurcira jamais.

81. Voici les dissolvants de la charité : la détraction, l'injustice, la calomnie en matière de foi ou de moeurs, les coups, blessures, etc..., que la personne même soit atteinte, ou bien quelqu'un de ses parents ou aime. Celui donc qui détruit la charité par un de ces actes ignore encore le but des commandements du Christ.

82. Fais tout ton possible pour aimer tout homme. Si tu n'en es pas encore capable, du moins ne hais personne. Mais de ceci même tu n'es pas capable, si tu ne méprises les choses du monde.

83. Un tel a calomnié. Ne va pas le détester, lui, mais sa calomnie, et le diable qui l'a porté à calomnier. Si tu détestes le calomniateur, tu détestes un homme, tu violes le commandement : ce qu'il a fait, lui, en paroles, tu le fais en action. Mais si tu gardes le commandement, remplis le devoir de la charité : aide-le, autant que tu le peux, pour le délivrer du mal.

84. Le Christ ne veut pas que tu gardes contre un homme aversion, amertume, colère ou rancune : jamais, en aucune façon, pour aucun motif temporel. Voilà ce qu'à chaque page proclament les quatre évangiles.

85. Nous sommes nombreux à parler, peu à agir. Plût à Dieu, du moins, que personne, par sa négligence, ne falsifiât la parole de Dieu, mais que nous reconnaissions notre faiblesse et ne cachions pas la vérité, de Dieu, sous peine de nous charger, outre la transgression des commandements, d'une mauvaise interprétation de la parole de Dieu.

86. La charité, et la maîtrise de soi délivrent l'âme des passions, la lecture et la
contemplation dégagent l'esprit de l'ignorance ; l'état d'oraison l'établit en Dieu même.

87. Les démons voient-ils que nous méprisons les choses du monde, crainte d'en venir, à cause d'elles, a haïr les hommes et à perdre la charité ? Ils provoquent contre nous des calomnies, pour que, vaincus par la tristesse, nous haïssions les calomniateurs.

88. Il n’est pas pour l'âme de peine plus lourde que d'être calomniée, soit dans sa foi, soit dans sa conduite. Personne ne peut y rester indifférent, excepté celui qui, comme Suzanne, regarde vers Dieu, seul capable de l'arracher comme elle au péril, de découvrir aux hommes, comme il l'a fait pour elle, la vérité et de consoler l'âme par l'espérance.

89. Autant tu pries de tout coeur pour qui t'a calomnié, autant Dieu découvre la vérité à ceux qui avaient été scandalisés.

90. Dieu seul est bon par nature et, bon par volonté, le seul imitateur de Dieu, car son but est de réunir les méchants, pour qu'ils deviennent bons, à Celui qui est bon par nature. C'est pourquoi, outragé par eux, il les bénit; persécuté, il endure; calomnié, il intercède pour eux; mis à mort, il redouble de prières. Bref, il fait tout, pour ne pas s'écarter de l’idéal de la charité.

91. Les préceptes du Seigneur nous apprennent à user raisonnablement des choses indifférentes. Or, l'usage raisonnable des choses indifférentes établit l'âme dans la pureté, l'état de pureté produit lu, discernement, le discernement produit la liberté intérieure, et la liberté intérieure l'amour parfait.

92. Il n'a pas encore la liberté intérieure, celui qui, lorsque survient une tentation, ne peut fermer les yeux sur la faute de son ami, réelle ou apparente. Ce sont en effet les passions tapies dans l’âme qui se soulèvent, obscurcissent le jugement, l'empêchent de se tourner vers les rayons de la vérité et de distinguer le meilleur du pire. Cet homme-là n’a donc pas la charité parfaite, celle qui bannit la crainte du jugement.

93. Rien ne vaut un aime fidèle, (Ec 4,15) car les malheurs de son ami, il les fait siens, et il les endure, souffrant avec lui, jusqu'à la mort.

94. Les amis sont légion, mais à l’heure de la prospérité. A l’heure de l'épreuve, à peine en trouvera-t-on un seul.

95. Il faut aimer tout homme de toute son âme, en Dieu seul placer son espérance, et L’honorer de toute sa force. Tant qu'il nous garde, en effet, tous les amis nousentourent d'égards et tous les ennemis ne peuvent rien contre nous. Mais qu'il nousdélaisse, tous les amis nous tournent le dos, et tous les ennemis reprennent vigueur contre nous.

96. Il y a quatre principales sortes de déréliction divine : la première, qui est dans le plan rédempteur, comme celle dont le Seigneur a été l'objet, cette déréliction apparente a pour but le salut de ceux qu'elle atteint. La seconde est une épreuve, comme ce fut le cas de Job et de Joseph; elle eut pour résultat de relever, dans le premier, un héros de courage, dans le second, une colonne de chasteté. La troisième vise à la formation spirituelle, comme par exemple celle de l'Apôtre, dont l'effet fut de lui conserver, en l’humiliant, ses grâces immenses. La quatrième, par aversion; c'est le cas des juifs, que le châtiment devait courber sous le repentir. Tous salutaires sont, ces quatre modes de déréliction, et pleins de la bonté de Dieu et de son Amour pour l’homme.

97. Seuls ceux qui gardent avec soin les commandements et les vrais initiés aux jugements divins n'abandonnent pas leurs amis quand, par permission de Dieu, ils sont éprouvés, Mais ceux qui méprisent les commandements, les non-initiés aux jugements divins, lorsque leur ami est dans la prospérité jouissent avec lui; mais lorsque, dans l'éprouve, il souffre, ils l'abandonnent, parfois même ils passent du côté de ses adversaires.

98. Les amis du Christ aiment sincèrement tous les hommes, mais ne sont pas aimés de tous. Les amis du monde n'aiment pas tous les hommes et ne sont pas aimés de tous. Les amis du Christ persévèrent jusqu'au bout dans leur amour. Les amis du monde, tant qu'ils ne sont pas en désaccord sur les choses du monde.

99. Ami fidèle, protection efficace. Dans le succès, il fournit à son ami bons conseils et sympathie active; dans le malheur, c'est un défenseur généreux et un allié profondément compatissant.

100. Beaucoup ont parlé de la charité, et abondamment. Mais si tu la cherches, elle, tu ne la trouveras que chez les disciples du Christ, les seuls qui aient pour maître en charité la Charité véritable, celle dont on a dit : Quand j'aurais le don de prophétie, que je contemplerais tous les mystères el posséderais toute connaissance, si je n'ai pas l’amour, je ne suis rien. (1 Cor 13,2) Aussi bien, qui possède l’amour possède Dieu même, puisque Dieu est amour. (1 Jn 4,46). A Lui gloire dans les siècles ! Amen

 

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 10:16

TROISIÈME CENTURIE  


1. L’usage raisonnable des objets et de leurs représentations a pour fruits la chasteté, la chasteté et la connaissance; l'usage déraisonnable, la débauche, la haine et l'ignorance.

2. Tu as préparé devant moi une table, etc... La table désigne ici la vertu active, car c'est bien elle que le Christ nous a préparée à la face de ceux qui nous oppriment. L'huile qui oint l'esprit, c'est la contemplation des créatures. La coupe divine, c'est la connaissance dont l'objet est Dieu. Sa Miséricorde, c'est son Verbe, Dieu lui aussi; en effet ce Verbe, grâce à son Incarnation, ne cesse de nous poursuivre tous les jours, jusqu'à ce qu'il ait atteint tous ceux qui seront sauvés. (Exemple : saint Paul.) Quant à la maison, c'est le royaume, où doivent être ramenés tous les saints, et, les longs jours, la vie éternelle.

3. C'est dans la mesure où nous usons mai des puissances de notre âme : concupiscible, irascible eu raisonnable, que les vices s'installent en elles, dans la partie raisonnable, l'ignorance et la sottise; dans l'irascible et la concupiscible, la haine et la débauche. Leur bon usage au contraire produit connaissance et prudence, amour et chasteté. Par conséquent, rien n'est mauvais parmi les créatures de Dieu.

4. Ce n’est pas la nourriture qu’est un mal, mais la gourmandise, ni la procréation des enfants, mais la luxure; ni les richesses, mais l'avarice; ni la gloire, mais la vaine gloire. Par conséquent, rien de ce qui est n'est mauvais, mais seulement l'abus, suite de la négligence de notre esprit à se cultiver selon la nature.

5. La malice des démons, selon le bienheureux Denys, se définit ainsi : colère sans raison, convoitise sans intelligence, imagination emportée. Or la déraison, l'inintelligence, l'emportement sont, par définition privation de raison, d'intelligence et de prudence. Mais la privation est postérieure à la possession. Donc, avant d'être privés, les démons étaient pourvus de raison, d'intelligence, d’une sage prudence. Par conséquent, les démons non plus ne sont pas par nature mauvais : ils le sont devenus par un mauvais usage de leurs facultés naturelles.

6. Certaines passions ont pour fruit la débauchée d'autres la haine ; d'autres, les deux à la fois.

7. Manger trop et trop bien mène à la débauche; être avare et vaniteux, à l'aversion pour le prochain et l'égoïsme, père de ces deux défauts, mère aux deux à la fois.

8. L'égoïsme est une inclination passionnée et déréglée pour le corps. Ses adversaires sont la charité et la maîtrise de soi. Avoir cet égoïsme, c'est évidemment avoir toutes les passions.

9. Personne n'a jamais haï sa propre chair, dit l'Apôtre; et pourtant il traite la sienne durement et la tient en servitude, sans lui fournir rien d'autre que la nourriture et le vêtement, et pas plus qu'il ne lui en faut pour vivre. En fait, c'est l'aimer, mais sans passion; c'est l'entretenir, mais comme simple servante des choses divines, c'est l'encourager, mais par cela seulement qui satisfait à ses besoins.

10. Celui qu'on aime, on s'efforce de le servir en tout. Si donc c'est Dieu qu'on aime, on s'efforce de faire ce qu’il Lui plaît; si c'est la chair, on s'efforce d'accomplir tout ce qui la flatte.

11. Ce qui plaît à Dieu, c'est la charité et la chasteté, la contemplation et l'oraison. Ce qui plaît à la chair, c'est la gourmandise, la débauche et ce qui les développe. Voilà pourquoi ceux qui vivent dans la chair ne sauraient plaire à Dieu; mais ceux qui sont au Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises. (Rom 8,8).

12. S'il se tourne vers Dieu, l'esprit traite son corps en esclave et ne lui accorde que ce qu'il lui faut pour vivre; s'il se tourne vers la chair, il devient l'esclave des passions et a sans cesse l'esprit tendu vers ses convoitises.

13. Veux-tu devenir maître de tes pensées ? Surveille tes passions, chasse-les constamment de ton esprit, loin de tes pensées. Ainsi, contre la luxure, jeûne, veille, fais des travaux pénibles, isole-toi; contre l'irritation et la tristesse, méprise la gloire, l'obscurité, les objets matériels; contre le ressentiment, prie pour celui qui t'a offensé, et tu seras délivré.

14. Ne te compare pas aux plus faibles, mais efforce-toi toujours plus à pratiquer le commandement de l’amour. En te comparant aux plus faibles, tu tombes dans la présomption; en t'efforçant d'observer le précepte, tu marches vers le sommet de l'humilité.

15. Tu prétends observer sans réserve le précepte d'aimer ton prochain ? Alors, pourquoi cette amère rancune contre tel ou tel sourd-elle en toi ? N'est-ce pas le signe qu'à la charité tu préfères des biens d'un instant et luttes pour les posséder jusqu'à combattre ton frère ?

16. Si l'argent est recherché par les hommes, c'est moins pour son utilité, que parce que la plupart servent par lui leurs plaisirs.

17. Trois raisons font aimer l'argent : le penchant au plaisir, la vanité, le manque de foi. Le plus grave des trois, en est le manque de foi.

18. Le voluptueux aime l'argent pour le faire servir à ses jouissances, le vaniteux, pour acquérir par lui la gloire, l’homme de peu de foi, pour le cacher et le garder par peur de la disette, de la vieillesse, de la maladie, de l'exil. Et il espère plus en son argent qu'en Dieu créateur de l'univers, dont la Providence s'étend jusqu'au dernier et au plus infime des vivants.

19. Il y a quatre espèces d'hommes à mettre de l'argent de côté : les trois que je viens d'énumérer, et ceux qui administrent des biens. Seuls ces derniers, bien entendu, le font légitimement : car leur but est d'être perpétuellement en mesure de subvenir aux besoins de chacun.

20. En général, les pensées passionnées tantôt excitent dans l'âme la partie concupiscible, tantôt bouleversent l'irascible, tantôt obscurcissent la raisonnable. Le résultat, c'est l'aveuglement de l'esprit pour la contemplation spirituelle et pour l'envol de la prière. C'est pourquoi le moine, et particulièrement le solitaire, doit surveiller exactement ses pensées pour en reconnaître et supprimer les causes. Et voici comment les reconnaître : quand des images de femmes, auxquelles se mêle la passion, excitent la puissance concupiscible, la cause en est l'intempérance dans le boire et le manger, jointe à de fréquents entretiens, que rien ne justifie, avec des femmes; la suppression de ces causes s'obtient par la faim, la soif, les veilles et la solitude. Quand la puissance irascible, à son tour, se trouble au souvenir passionné d'offenses reçues, la cause en est l'amour du plaisir, la vanité, l'attachement, aux objets matériels. (Car ce qui afflige l'homme qui n'a pas la liberté intérieure, c'est d'en être privé ou de ne pouvoir les atteindre.) La suppression de ces causes s'obtient par le mépris - un mépris absolu - de ces bagatelles, par amour pour Dieu.

21. Dieu se connaît Lui-même; Il connaît aussi ses créatures. Les saints anges également connaissent Dieu et connaissent ses créatures. Mais la connaissance que Dieu a de Lui-même et de ses créatures ne ressemble guère à celle que les saints anges ont de Dieu et de ses créatures.

22. Dieu se connaît Lui-même par son Essence bienheureuse, Il connaît ses créatures au moyen de sa sagesse, en qui et par qui il a tout fait. Mais les saints anges connaissent par participation Dieu, qui est au-dessus de toute participation; et ils connaissent ses créatures par la perception des idées qui sont en elles.

23. Les êtres sont extérieurs à l'esprit, qui n'a d'eux, en lui-même, qu'une représentation. Mais il en va tout autrement pour Dieu, l'Éternel, l'Infini, l'Invisible, qui leur donne gratuitement l'être, le bien être, et le toujours être.

24. La nature raisonnable et spirituelle participe du Dieu saint, par son être même, par son aptitude à bien être (je veux dire par son aptitude à la bonté et à la sagesse), et par le don gratuit du toujours être. C'est par cette participation qu'elle connaît Dieu. Quant aux créatures, elle en a la connaissance, je le répète, par la perception de la sagesse ordonnatrice, qu'elle contemple dans les créatures et qui se retrouve,  à l’état pur et non sous forme de substance, dans l'esprit.

25. En amenant à l'existence la nature raisonnable et spirituelle, Dieu, par une suprême bonté, lui a communiqué, quatre des propriétés divines par les quelles Il maintient, garde et conserve les êtres : l'être et le toujours être, la bonté et la sagesse. De ces dons, les deux premiers ont été attribués à l'essence elle-même; les deux autres, bonté et sagesse, à la volonté, afin que, ce qu'll est Lui-même par essence, sa créature le devînt par participation. C’est pourquoi cette créature est, dit-on, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu : à l'image, d'abord, comme étant, de Celui qui est, comme étant toujours, de Celui qui est, toujours, car, si elle n'est pas sans commencement, du moins elle est sans fin. A la ressemblance ensuite, comme étant bonne, de Celui qui est bon, comme étant sage, de Celui qui est sage, ressemblant ainsi, par grâce, à Celui qui est bon et sage par nature. Ainsi toute nature raisonnable est à l’image de Dieu; mais à sa Ressemblance, seuls le sont les bons et les sages.

26. L’ensemble de la nature raisonnable et spirituelle se divise en deux ordres : la nature angélique et la nature humaine. A son tour, l'ensemble de la nature angélique se partage en deux grands partis et groupes : élus et maudits, bons anges et démons impurifiables. Enfin, l’ensemble de la nature humaine se partage en deux grands partis seulement : pieux et impies.

27. Dieu, qui est l’Être même, la Bonté même, la Sagesse même, ou plutôt, à vrai dire, transcendant à toutes ces qualités, ne saurait posséder absolument rien des qualités contraires. Mais les créatures, qui n'ont l'être que par une participation toute gratuite, les êtres raisonnables et intelligents, qui ont aussi l'aptitude à la bonté et à la sagesse, les créatures possèdent des qualités contraires : à côté de l'être, le non-être, à côté de l'aptitude à la bonté et à la sagesse, la malice et l'ignorance. Mais leur existence ou non existence dépendent du bon plaisir de leur Auteur; tandis qu'il dépend de la volonté des êtres raisonnables de participer ou non à la Bonté et à la Sagesse divine.

28. Affirmant que l'essence des choses coexiste à Dieu de toute éternité et ne reçoit de lui que ses qualités, les Grecs prétendent qu'il n'y a pas de contraire dans l'essence, mais seulement dans les qualités. Notre thèse à nous, c'est que seule l'Essence divine, comme éternelle, infinie, donnant aux autres la durée sans fin, n'admet en elle aucun contraire. L'essence des êtres, elle, comporte son contraire, le non-être, et il dépend du bon plaisir de l’Être par excellence que cette essence soit toujours ou ne soit plus, car ses dons sont sans repentance. Et voilà pourquoi elle est et sera toujours en dépendance de la Toute-Puissance absolue, bien que, je le répète, elle ait en soi son contraire, le non-être : car elle a été appelée du non-être à l'être, et dans la Volonté de Dieu réside pour elle l'être ou le non-être.

29. Le mal est la privation d'un bien : l'ignorance est la privation de la connaissance. Pareillement, le non-être est la privation de l'être, non pas chez l'Être par excellence, qui ne souffre pas en Lui de contraire, mais chez l'être qui participe de l'Être par excellence. Or, la privation du bien ou de la connaissance dépend du vouloir des créatures; mais la privation de l'être, de la volonté du Créateur. En fait, dans sa Bonté, Il ne cesse de vouloir que les êtres soient, et toujours reçoivent ses bienfaits.

30. Parmi les créatures, les unes, raisonnables et spirituelles, peuvent admettre des contraires : vertu ou vice, science ou ignorance. Les autres sont les divers corps, composés d'éléments contraires : air, terre, feu, eau. Les premières sont tout incorporelles et immatérielles, bien que certaines d'entre elles soient unies à des corps. Les autres ne sont constituées que de matière et de forme.

31. Par nature, tous les corps sont immobiles. S'ils se meuvent, c'est par l'âme, raisonnable chez les uns, ailleurs sans raison, ailleurs même insensible.

32. Les puissances de l'âme ont pour objet, la première la nutrition et le développement; la seconde, les imaginations et impulsions; la troisième, le jugement et la pensée. Les végétaux n'ont que la première; les animaux sans raison y joignent la seconde; les hommes, en plus, possèdent la troisième. Or les deux premières sont corruptibles, mais la troisième incorruptible et immortelle.

33. Les saints anges se communiquent les uns aux autres l'illumination divine; aux
hommes ils font part soit de leur vertu, soit de la connaissance qui est en eux. De leur vertu
: leur bonté, par exemple, qui, à l’imitation de Dieu, les porte à se faire du bien, à
eux-mêmes et les uns aux autres, et à en faire à leurs inférieurs, aidant à leur divinisation. De leur connaissance : sur Dieu, rendant la nôtre plus élevée (car, dit l'Écriture : C'est toi lé Très-Haut, Seigneur pour l’éternité. Ps 91,9) sur les corps, plus profonde; sur les incorporels, plus exacte; sur la Providence, plus pénétrante sur les jugements divins, plus claire.

34 L'impureté de l'esprit, c'est d'abord la fausse connaissance; puis l'ignorance d'un des universaux (je ne parle, bien sûr, que de l'esprit humain, car pour celui de l'ange, il ne peut rien ignorer, même du singulier); en troisième lieu, la pensée passionnée; enfin le consentement au péché.

35. L'impureté de l'âme, c'est de ne pas agir selon la nature, car c'est la, ce qui fait naître dans l'esprit les pensées passionnées. Elle agit, en effet, selon la nature, lorsque ses puissances de passion — je veux dire l'irascible et le concupiscible - en face des objets et de leurs représentations, demeurent en paix.

36. L'impureté du corps, c'est le péché d'action.

37. Il aime la retraite, celui qui n'éprouve aucune passion pour les choses du monde; il aime tous les hommes, celui qui n'aime plus rien d'humain; il possède la connaissance de Dieu et du divin, celui qui ne se scandalise au sujet de personne, soit pour ses fautes, soit pour des pensées soupçonneuses.

38. N'avoir aucun attachement aux objets, c'est bien; rester sans passion devant leurs représentations, c'est beaucoup mieux.

39. Amour et maîtrise de soi gardent l'esprit libre en face des objets et de leurs
représentations.

40. L'esprit ami de Dieu combat non pas les objets ni leurs représentations, mais les passions qui se lient à ces représentations. Ainsi, il ne s'en prend pas aux femmes, ni à qui l'a contristé, ni aux images qui les représentent, mais aux passions liées à ces images.

41. Toute la lutte que le moine mène contre les démons vise à séparer les passions des représentations : sinon, impossible de garder sa liberté intérieure à la vue des choses.

42. Autre chose est un objet, autre chose une représentation, autre chose une passion. Ainsi, un homme, une femme, de l'argent, voilà des objets; le simple souvenir de ces objets, voilà une représentation, une affection déraisonnable ou une haine aveugle pour ces mêmes objets, voilà une passion. Or, la lutte que mène le moine est dirigée contre la passion.

43. Une représentation passionnée, c'est une pensée composée d'une représentation et d'une passion. Séparons passion et représentation, il ne reste que la simple pensée. Or nous les séparons par la charité spirituelle et la maîtrise de nous-mêmes, si nous le vouons.

44. Les vertus dégagent l'esprit des passions les contemplations spirituelles, des
représentations simples; la prière pure, enfin, l'établit près de Dieu.

45. Les vertus sont ordonnées à la connaissance des créatures; cette connaissance, au sujet connaissant; ce sujet, à Celui qui est connu dans l'ignorance, et qui connaît par delà toute connaissance.

46. Ce n'est pas du tout par besoin que Dieu, la Plénitude absolue, a amené à l'existence ses créatures, c'est pour que ces créatures fussent heureuses d'avoir part à sa Ressemblance, et pour se réjouir Lui-même de la joie de ses créatures, tandis qu'elles puisent inépuisablement à l'Inépuisable.

47. Il y a dans le monde bien des pauvres d'esprit, mais non pas de ceux qu'il faudrait ; bien des affligés, mais d'avoir perdu leur fortune ou leurs enfants; bien des doux, mais pour satisfaire des passions impures; bien des affamés ou altérés, mais du bien d'autrui et de profits injustes; bien des compatissants, mais pour leur corps et ce qui l'intéresse, des coeurs purs, mais par vanité; des pacifiques, mais parce qu'ils ont soumis l'âme à la chair; des persécutés sans nombre, mais pour leur indiscipline; beaucoup d'injuriés, mais à cause de péchés honteux. Ceux-là seulement sont heureux, qui agissent et endurent pour le Christ et d'après le Christ. Pourquoi ? Parce qu'à eux est le royaume des cieux, parce qu'ils verront Dieu, etc... Ce n'est donc pas parce qu'ils agissent ou endurent qu’ils sont heureux, mais parce qu'ils agissent ou endurent pour le Christ et à l'imitation du Christ.

48. Dans toutes nos actions, je l'ai dit souvent, c'est l'intention que Dieu recherche ; agissons-nous pour Lui, ou pour un autre motif ? Si donc nous voulons faire le bien, ayons en vue, non de plaire aux hommes, mais de réaliser les intentions de Dieu. Les yeux toujours fixés sur Lui, faisons tout pour Lui; c'est ainsi que, supportant la peine, nous ne perdrons pas notre salaire.

49. Chasse de ton esprit, à l'heure de l'oraison, jusqu'aux simples représentations des réalités humaines et aux images de toutes les créatures. Sinon, l'imagination occupée d'objets de moindre importance, tu perdras Celui qui leur est incomparablement supérieur à tous.

50. Si nous aimons sincèrement Dieu, notre charité même chasse nos passions. Or, aimer Dieu, c'est Le préférer, Lui, au monde, et l'âme à la chair, ce qui se traduit par le mépris des choses du monde, une attention continuelle à Dieu, par la maîtrise de soi, par l’amour, la prière, le chant des psaumes.

51. Si, par une longue attention à Dieu, nous surveillons la puissance de passion de notre âme, nous ne céderons plus sous les attaques des mauvaises pensées, mais, attentifs à supprimer soigneusement leurs causes, nous acquerrons assez de discernement pour voir s'accomplir en nous la parole : Mon oeil a surveillé mes ennemis; et les méchants qui s’élèvent contre moi, mon oreille les entendra. (Ps 91,12).

52. Si tu constates que ton esprit, devant ses représentations du monde, demeure dans la piété et la justice, sache que ton corps lui aussi restera pur et sans péché. Mais si tu constates que ton esprit, au lieu de couper court, s'attarde à la pensée du péché, sache que ton corps lui non plus ne sera pas longtemps sans succomber.

53. De même que le corps a pour monde les choses, l'esprit a pour monde les
représentations intellectuelles. Et de même que le corps commet le péché de fornication avec le corps d'une femme, l'esprit pèche avec la représentation qu'il se fait de la femme, et l'image de son propre corps. Car en imagination il voit l'image de son corps unie à l'image du corps de la femme, tout comme en imagination l'image de son propre corps marque sa répulsion envers l'image de son offenseur, et ainsi pour tous les péchés. A l'action que le corps exerce, concrètement, sur le monde des choses, répond l'action de l'esprit sur le monde des représentations.

54. Il n'y a pas à nous effrayer ni à nous jeter dans la stupeur ou l'étonnement parce que Dieu le Père ne juge personne, mais a remis au Fils tout jugement. Le Fils s'écrie : Ne jugez pas, ou vous serez jugés; ne condamnez pas, ou vous serez condamnés; (Jn 5,22) et l'Apôtre : Ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur. (1 Cor 4,5)- Le jugement même que tu portes sur l'autre, c'est la condamnation à toi. (Rom 2,1). Mais les hommes, sans se soucier de pleurer leurs propres péchés, prennent au Fils son jugement et, d'eux-mêmes, comme s'ils étaient sans péché, se jugent et se condamnent les uns les autres ! Le ciel s'en est étonné, la terre en a frémi; mais eux n'ont pas honte : ils sont insensibles.

55. Qui se montre curieux des péchés d'autrui ou, sur un simple soupçon, juge son frère, est encore bien éloigné de la pénitence et du souci de découvrir ses propres fautes, plus pesantes en vérité qu’une énorme masse de plomb. Il n'a pas compris ce qui fait l'homme au coeur lourd, épris de futilité, qui recherche le mensonge. Aussi, comme un fou qui va dans l'obscurité, sans s'occuper de ses péchés à lui, il se dépeint ceux des autres, vrais ou supposés d'après un indice quelconque.

56. L'égoïsme, je l'ai dit bien souvent, est à la source de toutes les pensées passionnées. De lui naissent, en effet, les trois vices capitaux de la convoitise : gourmandise, avarice, vaine gloire. Puis de la gourmandise naît la luxure, de l'avarice la cupidité, de la vaine gloire l'orgueil. Et tous les autres, sans exception, se rattachent à l'un des trois précédents : colère, tristesse, rancune, paresse, envie, médisance, etc... Passions qui toutes ensemble enchaînent l'esprit aux objets matériels, le retiennent sur la terre, pesant sur lui comme une masse de pierre. Sur lui, plus léger par nature et plus vif que le feu !

57. A l'origine de toute passion, l'égoïsme, et au terme, l'orgueil. L'égoïsme, c'est
l'affection déraisonnable pour le corps : qui le détruit, détruit du coup toutes les passions qui viennent de lui.

58. Les parents restent vivement attachés aux corps qu'ils ont produits; et l'esprit, par nature, tient aux raisons qu'il découvre. Aux yeux des parents passionnés, des enfants difformes jusqu'au complet ridicule sont entre tous beaux et bien bâtis; et à un esprit qui manque de sens, ses raisons, même tout à fait absurdes, semblent les plus sensées du monde. Le sage, lui, ne tient pas à ses raisons. Se sent-il convaincu de leur vérité et de leur excellence ? Raison de plus pour qu'il se défie de son jugement, et soumette à d'autres hommes avisés ses raisons et ses pensées, crainte de courir et d'avoir couru pour rien. Et c'est sur eux qu'il prend assurance.

59. Si tu as raison des passions plus honteuses : gourmandise, luxure, colère ou cupidité, tout de suite les pensées de la vaine gloire fondent sur toi; et si tu en triomphes, celles de l'orgueil prennent leur place.

60. Quand les passions honteuses dominent l'âme, elles en chassent les pensées de vaine gloire; ces passions vaincues, elles se déchaînent en elle.

61. La vaine gloire, qu'elle soit détruite ou qu'elle demeure, produit l'orgueil, sous forme de présomption quand elle est détruite et, quand elle demeure, de jactance.

62. La vaine gloire est supprimée par l'action cachée; et l'orgueil, si l'on attribue à Dieu ses bonnes actions.

63. Qui a mérité d'obtenir la connaissance de Dieu et jouit sincèrement du plaisir qu'elle donne, méprise tous les plaisirs issus de la puissance concupiscible.

64. Celui dont les désirs se bornent aux choses de la terre convoite la bonne chère, le plaisir sexuel, la célébrité, la fortune et tout ce qu'elles entraînent. Si son esprit ne trouve aucun objet meilleur vers quoi tourner la convoitise, il restera à jamais incapable de mépriser ces objets-là. Combien plus excellente, sans comparaison, la connaissance de Dieu et des réalités divines !

65. Le mépris des plaisirs provient, soit de la crainte, soit de l'espérance, soit de la connaissance, soit de l'amour de Dieu.

66. La connaissance sans passion des choses divines ne mène pas effectivement l'esprit au mépris des objets matériels. Son action ressemble à celle de la pensée simple d'un objet sensible. Aussi le cas n’est-il pas rare d'hommes qui, tout en avant la connaissance, se vautrent, comme des porcs dans la boue, parmi les passions charnelles. Ils ont d'abord, en effet, grâce à leur application, atteint une certaine pureté, et trouvé la connaissance ; puis ils se sont laissés aller, semblables à Saül, qui, d'abord jugé digne de régner, gouverna indignement, et, par un redoutable effet de la Colère divine, fut rejeté.

67. Pas plus que la simple pensée d'une chose humaine ne mène forcément l’esprit au mépris des choses divines, la simple connaissance des choses divines ne le mène effectivement au mépris des choses humaines, parce qu'ici-bas la vérité n'apparaît qu'en ombres et en figures. C'est pourquoi il faut cette bienheureuse passion de la sainte charité pour attacher l'esprit aux objets de la contemplation spirituelle et lui faire préférer, au matériel l'immatériel, au sensible, le spirituel et le divin.

68. Avoir retranché ses passions et simplifié ses pensées, ce n'est pas pour autant les avoir entièrement tournées vers le divin. On n'est plus attaché à l'humain, mais on ne l'est pas non plus au divin. C'est le cas de ceux qui ne sont qu'actifs, qui n'ont pas encore mérité d'obtenir la connaissance, mais qui maîtrisent leurs passions par crainte du châtiment ou espérance du royaume.

69. Nous marchons par la foi, non par la vue, (2 Cor 5,7) et nous ne connaissons que dans un miroir et en énigmes. Aussi devons-nous nous appliquer très soigneusement a cette connaissance : c'est à force de méditations et d'entretiens prolongés que nous la transformerons en l’habitude inébranlable de la contemplation.

70. Si nous nous adonnons à la contemplation spirituelle tout en n'ayant que très
imparfaitement extirpé les causes de nos passions, et si nous n'y persévérons pas
constamment en faisant d'elle notre occupation, bien vite nous nous orienterons de nouveau dans le sens des passions charnelles. Et nous n'en aurons recueilli d'autre fruit qu'une connaissance aride, mêlée de présomption, qui peu à peu en viendra à s'obscurcir elle-même, tandis que l'esprit se tournera tout entier vers les réalités matérielles.

71. Passion d'amour blâmable, celle qui occupe l'esprit aux réalités matérielles; passion d'amour louable, celle qui l'attache au divin. Car en général, lorsqu'il s'arrête à un objet, l'esprit est à l'aise et là où il est à l'aise viennent converger ses désirs et son amour ; soit vers les réalités divines et spirituelles qui lui conviennent en propre, soit vers les réalités et passions charnelles.

72. C'est Dieu qui a créé le monde visible et l'invisible, Lui aussi, évidemment, qui a fait Lui-même l'âme et le corps. Or si le monde visible est si beau, que doit donc être l'invisible ! Et si l'invisible est préférable au visible, combien plus excellent encore Dieu qui les a faits tous deux ! Mais si le Créateur de l'univers surpasse en excellence toutes les créatures, comment expliquer que l'esprit délaisse le mieux pour s'attacher au pire : les passions charnelles ? N'est-ce pas que, de naissance orienté vers elles, accoutumé à elles, il n'a jamais connu l'expérience vraie de l'excellence suprême, du Transcendant ? Exerçons-le donc longuement à s'abstenir des plaisirs, à s'occuper au divin et, retiré peu à peu de son état, nous le verrons, à fur et à mesure de ses progrès dans les voies de Dieu, se trouver à l'aise et reconnaître sa véritable dignité; en fin de quoi, tout son désir se tournera vers le divin.

73. Divulguer, sans céder à la passion, le péché d'un frère, on le peut pour deux raisons : pour le corriger, pour être utile à un autre. Hors ces deux cas, en parler soit à l'intéressé, soit à un autre, c'est le blesser ou médire de lui, sans pouvoir échapper à la déréliction de Dieu; nous tomberons nous-mêmes dans la même faute ou dans une autre, et les reproches d'autrui, ses médisances sur notre compte, nous couvriront de honte.

74. Pour un même péché d'action, il y a chez les pécheurs non pas une seule, mais diverses attitudes d'esprit possibles. Autre par exemple est le péché d'habitude, autre le péché de surprise. En ce dernier cas, ni avant ni après la faute on n'en a la pleine advertance, mais on regrette, et vivement, ce qui est arrivé. Pour le péché d'habitude, au contraire : avant, on ne cessait de pécher en pensée; après l'acte, la disposition demeure la même.

75. Qui recherche les vertus par vaine gloire, poursuit aussi, bien entendu, la connaissance par vaine gloire. Rien chez un tel homme, c'est trop clair, ni actes ni propos, ne vise à l'édification; toujours, qu'on le regarde ou l'écoute, il est à l'affût d'un compliment. Mais où sa passion fait ses preuves, c'est lorsque tel ou tel trouve à redire à ses actes ou à ses propos : alors le voilà tout triste, non de ce qu'il n'a pas édifié, (il n'en avait cure), mais de ce qu'on ne fait point de cas de sa personne.

76. Indices certains de la passion d'avarice : recevoir avec joie, communiquer avec peine. Un tel homme ne peut faire un dispensateur.

77. Voici pourquoi l'on souffre avec patience : pour l'amour de Dieu, par espoir de la récompense, par crainte du châtiment, par respect humain ; par tempérament, pour un plaisir, pour un bénéfice, par vaine gloire, par nécessité.

78. Autre chose est d'être débarrassé des pensées, autre chose d'être délivré des passions. Souvent on est débarrassé des pensées par l'absence des objets pour lesquels on a une passion. Mais les passions restent cachées dans l'âme; que réapparaissent les objets, elles se révèlent. D'où nécessité de surveiller l'esprit en présence des objets, et de discerner pourquoi il éprouve la passion.

79. Celui-là est un ami sincère, qui à l'heure de l'épreuve supporte avec son prochain et fait siennes, sans trouble ni agitation, les afflictions, contraintes et infortunes venues des circonstances.

80. Garde-toi de faire fi de ta conscience, qui toujours t'invite au mieux, elle te suggère les conseils de Dieu et des anges, elle te purifie des souillures cachées de ton coeur et, à l'heure du départ, te confère la familiarité divine.

81. Veux-tu posséder la connaissance et rester modeste, sans être asservi par la passion de présomption ? Cherche toujours dans les êtres ce qui échappe à ia connaissance. Tu découvriras alors mille détails divers qui t'échappaient; étonné de ton ignorance, tu en rabattras de tes prétentions et, te connaissant toi-même, tu comprendras bien des choses, et profondes, et merveilleuses. Croire que l'on sait, en effet, est un obstacle au progrès de la connaissance.

82. Celui-là veut vraiment être sauvé, qui ne résiste pas au traitement du médecin. Or, ce traitement consiste dans les souffrances et tristesses qu'apportent tour à tour les circonstances. Celui qui leur résiste ignore ce qui s'accomplit par elles, et quel profit il en aurait tiré à l’heure de la mort.

83. Vaine gloire et avarice s'engendrent l'une l'autre; le vaniteux amasse de l'argent, le riche est vaniteux, mais dans le monde. Le moine, lui, s’il est pauvre, en tire encore plus vanité; s'il a de l'argent, il le cache, honteux de posséder un objet qui ne convient pas a son état.

84. La vaine gloire, pour le moine, consiste a tirer vanité de la vérité et de ce qui s'y rapporte; son orgueil particulier, à s'estimer pour ses bonnes actions, à mépriser autrui et à s'attribuer ces actions à lui-même.

85. Vertu pour le mondain, vice pour le moine; vertu pour le moine, vice pour le mondain. Exemples vertu pour le mondain : richesse, célébrité, influence, plaisir, santé, nombreux enfants, et tout ce qui leur fait cortège... Que le moine y touche, et il est perdu. Au contraire, vertu pour le moine : pauvreté, obscurité, absence d'autorité, abstinence, mortification, et ainsi de suite... Qu'un mondain, à contre-coeur, en vienne là, ce sera pour lui déchoir profondément. Souvent il sera tenté de se pendre : le fait s'est vu.

86. Les choses que nous mangeons ont été, créées pour une double fin : nous alimenter et nous servir de remède. Manger pour d'autres motifs,c'est abuser de ce que Dieu a mis à notre usage, et se condamner comme voluptueux. En toutes choses, le péché, c'est l'abus.

87. L'humilité est une prière continuelle, dans les larmes et l'effort. Elle est sans cesse, lancé vers Dieu, un appel au secours; elle ne vous permet pas de vous assurer imprudemment sur votre propre puissance ou votre propre sagesse, ni de vous estimer plus que les autres, ce qui arrive dans cette terrible maladie qu'est la passion d'orgueil.

88. Autre est la lutte contre la pensée simple, crainte qu'elle n'émeuve la passion; et contre la pensée passionnée, pour prévenir tout consentement. Mais dans les deux cas, même règle : ne pas laisser durer les pensées.

89. Tristesse el rancune vont de pair. Si donc l'esprit éprouve de la tristesse à se représenter le visage d’un frère, c'est la preuve qu'il a contre lui de la rancune. Les voies des rancuniers mènent à la mort, parce que tout homme qui garde de la rancune est injuste. (Pro 12,28).

90. Ressens-tu de la rancune contre quelqu'un ? Prie pour lui, et tu briseras l'élan de la passion, la prière purifiant de toute amertume le souvenir du mal que t'a fait cet homme. Puis, parvenu à l’amour et à la bienveillance pour le prochain, tu élimineras de ton âme toute trace de passion. Si c'est un autre qui a contre toi de la rancune, fais-toi aimable et humble à son égard, traite-le bien, et tu le délivreras de sa passion.

91. Quant à l’envieux, tu auras du mal à apaiser sa tristesse, car ce qu'il regarde comme son malheur, c'est cela même qu'il envie en toi; et pour l'apaiser, pas d'autre moyen que de dissimuler. Mais si ce qui l'afflige, est utile à beaucoup, quel parti prendre ? Évidemment, celui du grand nombre, sans négliger l'isolé, autant que faire se peut, ni se laisser rebuter par la malice de sa passion, car ce n'est pas à la passion, mais à l'homme passionné que tu viens en aide. A force d'humilité regarde-le comme supérieur à toi-même; de tout temps, en tout lieu, en toute affaire, donne-lui la préférence. Quant à ton envie à toi, le moyen de l'apaiser, c'est, voyant dans la joie celui que tu envies, de te réjouir avec lui et, le voyant peiné, de t'affliger avec lui, pour accomplir la parole, de l'Apôtre : Se réjouir avec ceux qui se réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent. (Rom 12,15).

92. Notre esprit est placé entre deux influences, qui agissent sur lui chacune pour son compte : vertu d'un côté, vice de l'autre. Il s'agit d'un ange et d'un démon. L'esprit est libre et il a le pouvoir de céder ou de s'opposer à celle qu'il veut.

93. Les bons anges nous poussent au bien, les tendances profondes de notre nature et la bonne volonté nous aident. Quant aux attaques des démons, elles sont secondées par les passions et la mauvaise volonté.

94. Quand l'esprit est purifié, parfois Dieu Lui-même le visite et l'instruit, parfois les bons anges l'inspirent au bien, ou la nature des objets, qu'il perçoit dans sa contemplation.

95. Quant l'esprit a été jugé d'obtenir la connaissance, son devoir est de garder sans passion ses représentations des choses, sans erreur les objets de sa contemplation, et sans trouble son état de prière. Mais les préserver sans cesse des brusques révoltes de la chair, quand les ruses du démon l'aveuglent, il ne le peut.

96. Ce qui nous attriste ne nous met pas toujours en colère : dans la plupart des cas, les causes de tristesse l'emportent sur l'irritation. Ainsi cet objet brisé, celui-là détruit, la mort d'un tel... voilà qui est triste seulement. Dans les autres cas, à la tristesse se joint l'irritation, si nous n'avons les dispositions d'un philosophe.

97. Recevant les représentations des choses, l'esprit se modèle naturellement sur chacune d'elles. Quand il les contemple spirituellement, il prend diverses manières d'être suivant les divers objets de sa contemplation. Quand il est en Dieu, il perd toute forme et toute figure.

98. L'âme est parfaite, quand sa puissance de passion s'est complètement tournée vers Dieu.

99. L'esprit est parfait, quand grâce à une foi véritable, il possède dans la super-ignorance la super-connaissance du Super-inconnaissable; quand il saisit dans les créatures leurs raisons universelles; quand, sur l'action en elles de la providence et du jugement divins, il a reçu de Dieu la connaissance qui comprend tout en soi. Tout cela, bien entendu, autant qu'il est possible à l'homme.

100. Le temps se divise en trois périodes. La foi s'étend à toutes les trois, l'espérance à la première, l’amour aux deux autres. La foi et l'espérance ne durent que jusqu'à un certain moment; mais l’amour, au long des siècles infinis, dans la super-union au Super-infini, demeure sur-augmentant sans cesse. Aussi la plus grande des trois, c'est l’amour. (1 Cor 13,13).

 

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre IV

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 10:14

DEUXIEME CENTURIE


1. Qui aime sincèrement Dieu prie aussi absolument sans distraction, et qui prie
absolument sans distraction aime aussi sincèrement Dieu. Or, il ne prie pas sans
distractions, l’homme qui garde son esprit rivé, à quelque objet terrestre. Donc celui-là n'aime pas Dieu qui garde son esprit attaché à quelque objet terrestre.

2. Si l'esprit s'arrête longuement sur un objet sensible, c'est qu’une passion l'y retient attaché : convoitise, ou tristesse, ou colère, ou rancune. Et tant qu'il ne méprise pas cet objet, il ne peut s'affranchir de cette passion.

3. Les passions qui subjuguent l'esprit le lient aux objets matériels, le séparent de Dieu en l'occupant tout entier de ces objets. Mais si l'amour de Dieu prend le dessus, il le délivre de ces liens et lui fait mépriser non seulement les objets sensibles, mais même notre vie temporelle.

4. L'effet des commandements, c'est de rendre simples les représentations des choses. Celui de la lecture et de la contemplation, c'est de rendre l'esprit sans matière et sans forme. D'où résulte la prière sans distractions

5. Pour délivrer l'esprit des passions si parfaitement qu'il puisse prier sans distraction, la voie active ne suffit pas, si elle n'est suivie de diverses contemplations spirituelles. L'action en effet ne libère l'esprit que du dérèglement et de la haine; les contemplations l'arrachent en outre à l'oubli et à l'ignorance. Ainsi délivré, il pourra prier comme il faut.

6. Au sommet de l'oraison pure, on distingue deux états, l'un pour les actifs, l'autre pour les contemplatifs. Le premier est dans l'âme l’effet de la crainte de Dieu et de la bonne espérance, le second, de l’ardeur de l'amour divin et de la purification totale. Indices du premier état : l'esprit se recueille, s'abstrait de toutes les pensées du monde et, dans la pensée que Dieu est présent - et il l'est en effet - fait oraison sans distraction ni trouble. Indices du second : l'esprit est ravi, dans l'élan même de la prière, par l'infinie lumière de Dieu; il perd tout sentiment et de lui-même et des autres êtres, excepté de Celui qui par l’amour opère en lui cette illumination. Alors aussi, attiré par les propriétés de Dieu, il acquiert de lui des notions pures et pénétrantes.

7. À ce qu'on aime on s'attache sans réserve, méprisant tout obstacle, de peur d'en être privé. Qui aime Dieu s'applique à l'oraison pure, et toute passion qui lui fait obstacle, il la rejette.

8. Rejette l’égoïsme, source des passions, et tu n'auras plus de peine, Dieu aidant, à écarter les autres : colère, tristesse, rancune, etc. Mais cède à la première, et tu seras, malgré toi, blessé par la seconde. Par égoïsme, j'entends une passion dont l'objet est le corps.

9. Voici les cinq motifs, louables ou non, pour lesquels un homme, peut aimer un autre homme : 1° pour l'amour de Dieu : ainsi le juste qui aime tout le monde, ou l’homme qui, sans être encore juste lui-même, aime les justes; 2° par un instinct naturel, comme les parents aiment leurs enfants, et réciproquement; 3° par vanité celui qui reçoit des louanges aime celui qui les donne; 4° par cupidité : on aime le riche dont on reçoit de l'argent; 5° par amour du plaisir : cas de ceux qui ne pensent que bonne chère et plaisir sexuel. Le premier motif est bon, le second indifférent, les autres viciés par la passion.

10. Un tel, tu le détestes, cet autre, tu ne l'aimes, ni ne le hais; celui-ci, tu l'aimes, mais très modérément; celui-là, tu l'aimes intensément... A ces différences, reconnais que tu es loin de l’amour parfait qui se propose d'aimer également tous les hommes.

11. Détourne-toi du mal, et fais le bien. Autrement dit : combats tes ennemis, les passions, pour les affaiblir; puis pratique la tempérance, de peur qu'elles ne reprennent force. Ou bien : Lutte pour acquérir les vertus, puis sois tempérant afin de les garder. Voilà sans doute ce que c'est qu'agir et veiller.

12. Ceux à qui Dieu a permis de nous éprouver, tantôt excitent la puissance concupiscible de l'âme, tantôt troublent l'irascible, tantôt obscurcissent la raison, ou bien ils accablent le corps de douleurs, ou ravissent nos biens matériels.

13. Les démons nous tentent soit par eux-mêmes, Soit en armant contre nous des hommes sans crainte de Dieu. Par eux-mêmes, si nous vivons dans la retraite, comme le Maître au désert, par les hommes, si nous demeurons en leur société, comme le Maître parmi les Pharisiens. Mais nous, les yeux sur notre modèle, repoussons l'une et l’autre attaque.

14. L'esprit commence-t-il à progresser dans l'amour de Dieu ? Le démon va chercher à le pousser au blasphème, lui suggérant des pensées qu'un homme ne saurait trouver par lui-même, et qui ne peuvent venir que du diable, leur père. S'il en use ainsi, c'est que, jaloux de l'ami de Dieu, il veut qu'à la vue de telles pensées, il se désespère et n'ose plus, par sa prière accoutumée, s'envoler vers Dieu. Mais le destructeur n'en tire aucun avantage pour le but qu'il se propose : au contraire, il nous affermit davantage. Car après attaques et contre-attaques, nous retrouvons notre amour pour Dieu plus sûr, plus sincère. Que son épée lui perce le coeur, et que ses flèches se brisent !

15. L'esprit, quand il s'applique aux objets visibles, les perçoit naturellement par
l'intermédiaire des sens. L'esprit n'est pas de soi mauvais, ni cette perception naturelle, ni les objets, ni les sens : ce sont oeuvres de Dieu. Où donc est le mal ? Évidemment dans la passion qui s'attache aux représentations naturelles et que l'esprit, s'il veille, peut fort bien écarter de l'usage qu'il fait des représentations.

16. La passion est un mouvement de l'âme contre nature, par suite d'un amour sans raison, ou d'une aversion irréfléchie pour un objet sensible quelconque, ou à cause de lui. Amour sans raison, par exemple, de la bonne chère, d’une femme, d'une fortune, d'une renommée qui passe, de n’importe quel objet sensible, ou bien d'autre chose à cause de cet objet. Aversion aveugle, soit pour un de ces objets, soit pour un autre à cause de lui

17. Quant à la malice, elle est dans le jugement faux porté sur les représentations et suivi de l'abus des choses. Ainsi, pour les relations avec les femmes, la règle du jugement, c'est qu'elles soient ordonnées à la procréation. Si donc on vise le plaisir, on juge mal, érigeant en bien ce qui n'en est pas un et, conséquence nécessaire, on abuse de la femme en s'unissant à elle. De même pour n'importe quel objet ou représentation.

18. Quand les démons, attaquant ton esprit sur le terrain de la chasteté, l'obsèdent de pensées de luxure, alors, en gémissant, dis au Seigneur : Ils m'ont chassé et me pressent de tous côtés; ô ma joie, délivre-moi de ces assaillants ! (Ps 16,11) et tu seras sauvé.

19. Redoutable est le démon de la luxure. Il s'attaque avec une force particulière à ceux qui luttent contre la passion, surtout à la faveur de leur inattention à l'égard de leur nourriture, et des rencontres qu'ils ont avec des femmes. A son insu, l'esprit se trouve envahi par la douce impression du plaisir, que la mémoire lui rappelle ensuite, dans le calme de la solitude. Et la chair s'échauffe, suscite en l'esprit des images de toute sorte, le sollicite à consentir au péché. Si tu ne veux pas que de telles pensées s'attardent en toi, insiste sur le jeûne, le travail pénible, les veilles, la sainte vie de retraite dans une prière continuelle.

20. Ceux qui sans cesse poursuivent notre âme pour la faire tomber dans le péché de pensée ou d'action utilisent les pensées passionnées. Mais devant un esprit qui refuse d'accueillir ces pensées, honteux, ils battront en retraite; et devant un esprit occupé à la contemplation spirituelle, confondus, ils s'enfuiront, en déroute.

21. Il joue le rôle de diacre, celui qui oint son esprit pour les combats sacrés et en chasse les pensées passionnées; de prêtre, celui qui l'illumine pour la connaissance des êtres et chasse complètement la fausse connaissance; d'évêque, celui qui le perfectionne par la sainte onction qu'est la connaissance de l'adorable et sainte Trinité.

22. La force des démons diminue, quand la pratique des commandements affaiblit en nous les passions; elle est détruite, quand enfin, par l'effet de la liberté intérieure, ces passions ont disparu de l'âme. Car ils ne retrouvent plus en elle ces complicités qui servaient de bases à leurs attaques. Et voilà sans doute le sens du verset : Ils perdront leur force, et périront devant ta Face. (Ps 9,4)

23. Il y a des hommes qui réfrènent leurs passions par respect humain; d'autres, par vanité; d'autres, par maîtrise de soi; d'autres, qui en sont débarrassés par les jugements de Dieu.

24. Les paroles du Seigneur se répartissent en quatre groupes : préceptes, doctrine, menaces, promesses. Or, c'est à cause d'elles que nous nous soumettons à tous les genres de pénitence : jeûnes, veilles, coucher sur la dure, fatigues et peines dans l'exercice de la bienfaisance, injures, mépris, supplices, mort, et autres semblables. Pour les paroles de tes lèvres, est-il écrit, j'ai suivi des routes dures. (Ps 16,4).

25. La récompense de la maîtrise de soi, c'est la liberté intérieure; celle de la foi, la connaissance. Or, de la liberté intérieure naît le discernement, et de la connaissance l'amour de Dieu.

26. Marchant droit dans la voie de l'action, l'esprit progresse vers la prudence; dans celle de la contemplation, vers la connaissance. La première, en effet, conduit le lutteur au discernement du bien et du mal; la seconde mène l'initié à saisir les raisons des êtres corporels et incorporels. Mais pour obtenir le don de science divine, il faudra, sur les ailes de l’amour, avoir dépassé tous les degrés qu'on vient d'énumérer, être en Dieu; et alors, autant qu'il est possible à un esprit humain, par l'Esprit saint on pénétrera à fond la nature de ses attributs divins.

27. Au seuil de la connaissance de Dieu, ne cherche pas à connaître son Essence : un esprit humain n'y saurait parvenir; personne ne la connaît que Dieu. Mais considère à fond, tant que tu peux, ses attributs, par exemple, son Éternité, son Infinité, son Invisibilité, sa Bonté, sa Sagesse, sa Puissance qui crée, gouverne et juge les êtres. Car il mérite entre tous le nom de théologien, celui qui cherche à découvrir, si peu que ce soit, la vérité de ces attributs.

28. Puissant, l’homme qui jouit à l'action la connaissance; par la première, il réfrène la convoitise et apaise la colère, par la seconde, il donne à son esprit des ailes et émigre vers Dieu.

29. Par ces paroles : Mon Père et Moi nous sommes un, le Seigneur désigne l'identité de l'Essence. Par celles-ci : Je suis en mon Père et mon Père est en Moi, il déclare que les Personnes sont inséparables. Les Trithéites, qui séparent Fils et Père, se jettent donc dans une impasse. Car de deux choses l'une : s'ils maintiennent que le Fils est coéternel au Père, tout en les séparant l’un de l’autre, force, leur est de nier que le Fils soit engendré par le Père, et donc de poser trois dieux, trois principes. Si au contraire ils affirment la génération, tout en maintenant la séparation, force leur est de nier que le Fils soit coéternel au Père, et de soumettre au temps le Maître du temps. Conclus : avec l’illustre Grégoire, maintenons l’Unité de Dieu en professant la Trinité des personnes, chacun avec ses traits distinctifs, car elles sont, réalités distinctes, mais indivisible unité; elles sont et sous le même rapport, a la fois Unité et Diversité. De sorte, que chaque aspect, tant unité que diversité, reste incompréhensible. Sans quoi, où serait le mystère, si le Fils et le Père étaient unis et distincts comme un homme et un autre homme, sans plus ?

30. Celui qui, parvenu au sommet de la liberté intérieure, possède la charité parfaite, ne fait plus de différence entre soi et autrui, esclave et homme libre, homme et femme. Franchie la zone où règnent les passions, il ne voit plus dans les hommes que leur unique nature : tous, il les voit de niveau, pour tous il se sent le même coeur. Plus de Juif alors, ni de Grec, plus d’homme ni de femme, plus d'esclave ni d'homme libre : le Christ est tout en tous. (Gal 3,28)

31. Les passions cachées dans l'âme fournissent aux démons le point d'appui d'où ils poussent en nous les pensées passionnées. Puis, par ces pensées, ils assaillent l'esprit et de vive force le poussent à une attitude de soumission au péché. Une fois dominé, ils l'amènent au péché de pensée, puis, ce péché accompli, ils le précipitent, l'épée dans les reins, au péché d'action. Enfin, ayant par ces pensées, complètement dévasté l'âme, ils se retirent avec elles, et seul reste dans l'âme, dressé, comme une idole, le péché. Quand vous verrez, dit le Seigneur, l'abomination de la désolation dressée dans le lieu saint... Que celui qui lit comprenne ! Le lieu saint, le temple de Dieu dans l'être humain, c'est l'esprit, où les démons, après avoir ravagé l'âme par les pensées passionnées, ont dressé, l'idole du péché. Quant à son application historique, cette prédiction s'est déjà réalisée : la lecture de Josèphe, à mon avis, ne permet aucun doute. Certains pourtant disent que tout cela se reproduira aux jours de l'Antichrist.

32. Trois forces nous meuvent au bien : les tendances profondes de la nature, les bons anges, la volonté bonne. Le fonds de la nature, quand nous faisons à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fît, ou que, voyant un homme dans une situation critique, nous éprouvons pour lui une pitié naturelle; les bons anges, quand, prêts à une bonne action, nous sentons leur concours favorable et cheminons sans difficulté; la volonté bonne quand, discernant le bien et le mal, nous choisissons délibérément le bien.

33. Inversement, trois forces nous poussent au mal : les passions, les démons, la volonté mauvaise. Les passions, quand nous sentons une convoitise déraisonnable : manger à contretemps, sans nécessité , jouir d'une femme, surtout si ce n'est pas la nôtre, en refusant de procréer des enfants; quand nous nous mettons en colère, que nous nous laissons aller outre mesure à l'amertume, contre un homme, par exemple, qui nous a manqué d'égards ou fait du tort; les démons, quand par exemple, à un moment de négligence, nous sommes tout d'un coup violemment assaillis comme par un adversaire à l'affût, qui bouleverse les passions dont nous venons de parler; la volonté mauvaise, quand, sachant où est le bien, nous choisissons le mal.

34. Pour récompense, le dur effort de la vertu obtient la liberté intérieure et la
connaissance. Ce sont elles qui introduisent au royaume des cieux, comme les passions et l'ignorance au châtiment éternel. Mais si quelqu'un les désire pour la gloire humaine et non pour le seul bien, qu'il écoute l'Écriture : Vous demandez et vous n'obtenez pas, parce que vous demandez mal. (Jac 4,3).

35. Bien des actions humaines, bonnes en elles-mêmes, peuvent cesser de l'être à cause de leur motif. Le jeûne, les veilles, l'oraison et le chant des psaumes, l'aumône, l’hospitalité sont en soi de bonnes actions faites par vanité, elles cessent de l'être.

36. En toutes nos actions, Dieu considère l'intention : si nous agissons pour Lui, ou pour un autre motif.

37. Le mot de l'Écriture : Car Tu rendras à chacun selon ses oeuvres, signifie que Dieu récompense les bonnes actions; non pas celles qui paraissant bonnes, sont faites contre l'intention droite; mais celles qui procèdent de l'intention droite, bien entendu. Car le jugement de Dieu ne porte pas sur l'acte même, mais sur l'intention.

38. Le démon de l’orgueil a deux tactiques : ou il suggère au moine, de s'attribuer à soi-même les bonnes oeuvres, au lieu de les rendre à Dieu, Maître de tout bien, aide de tout succès, ou bien, si le moine fait la sourde oreille, il lui inspire du mépris pour ses frères encore imparfaits. Et cette tentation-là, sans qu'on s'en doute, mène à refuser l'aide de Dieu, car mépriser les autres comme n'ayant pas su bien agir, cela revient à attribuer ses bonnes actions à ses propres forces. Erreur profonde, a dit le Maître : Sans Moi vous ne pouvez rien faire. Notre faiblesse, en effet, même si nous sommes orientés vers le bien, nous empêche de pousser jusqu’au bout sans le concours du Guide des bonnes action.

39. Qui connaît la faiblesse de la nature humaine a acquis l'expérience de la force de Dieu. Avec elle, tantôt il a bien agi, tantôt il s'est efforcé de bien agir, mais sans jamais mépriser personne. Car il sait bien que l'aide divine qui l'a délivré de passions nombreuses et tenaces peut tout aussi bien se prêter aux autres, quand Dieu le voudra, ç ceux surtout qui pour Lui sont en pleine bataille. Il peut ne pas les délivrer tout d’un coup de leurs passions : Il sait pourquoi, il prend son temps et, comme un médecin bon et charitable, applique à chacun de ces hommes de bonne volonté le traitement qui convient.

40. Quand les passions sommeillent, l'orgueil surtout, tantôt de causes inconscientes, tantôt d'une attaque sournoise, des démons.

41. Presque tous les péchés ont pour cause le plaisir et sont effacés par la souffrance et les peines intérieures, volontaires ou non, par le repentir, par les peines que, suivant ses plans, la Providence nous envoie. Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pus jugés. Le Seigneur, Lui, nous juge et nous châtie pour que nous ne soyons pas condamnés avec le monde.

42. Quand l'épreuve arrive sur toi à l'improviste, ne t'en prends pas à celui par qui elle te vient; cherches-en le but, et tu trouveras la façon d'en profiter. Quelle le soit venue, d'ici ou de là, il t’aurait fallu vider la coupe amère des décrets de Dieu.

43. Mauvais comme tu l'es, accepte sans regimber la souffrance : elle t'humiliera, et tu vomiras ton orgueil.

44. Certaines tentations provoquent le plaisir d'autres, la tristesse; d'autres, les douleurs physiques. Car le médecin des âmes, par ses décrets adapte le remède à ce qui, dans l'âme, est racine des passions.

45. Les attaques de la tentation ont pour but, ici, la rémission des fautes passées; là, celle des péchés du moment; ailleurs, elles préviennent les fautes à venir. Sans compter celles qui ne sont, que pour l'épreuve de la vertu, celles de Job par exemple.

46. L'homme avisé, voyant dans les décrets divins la guérison, reçoit avec reconnaissance les malheurs qu'ils lui apportent : ils n'ont pas d’autre cause, se dit-il, que ses péchés à lui. Mais l'insensé qui ne sait rien de la très sage Providence de Dieu, lorsqu'il est puni pour ses péchés, s'en prend à Dieu ou à son prochain des maux qu'il endure.

47. Certains remèdes immobilisent les passions, les empêchent de se mettre en branle et de s'intensifier; d'autres les affaiblissent, les réduisent. Ainsi le jeûne, les durs travaux, les veilles empêchent la convoitise de prendre force; la solitude, la contemplation, la prière, l'affaiblissent et tendent à la détruire. De même pour la colère : la longanimité, l'oubli des injures, la douceur l'immobilisent, l’empêchent de prendre force, l’amour, l'aumône, la bonté, la bienfaisance la réduisent peu à peu.

48. Chez l'homme dont l'esprit est tout entier tourné vers Dieu, même la convoitise donne des forces à l’amour brûlant pour Dieu, même la puissance irascible se porte d’une pièce vers la charité divine. C'est qu'a la longue, la participation a l'illumination divine l'a rendu lumineux lui-même et concentrant en soi toute la force de ses puissances inférieures, il l'a tournée vers un amour brûlant, insatiable, comme je viens de le dire, et une charité sans limite pour Dieu, la convertissant totalement du terrestre au divin.

49. Ne garder ni envie, ni colère, ni rancune contre l'offenseur, ce n'est pas encore avoir pour lui l’amour. On peut, sans charité, aucune, éviter de rendre le mal pour le mal, parce que c'est la loi, mais on n'ira pas, spontanément, rendre le bien pour le mal, car cette disposition de faire du bien à ceux qui nous détestent est propre au parfait amour ,spirituel.

50. Ne pas aimer quelqu’un, ce n'est pas pour autant le haïr; pas pus que ne pas le haïr, ce n'est pour autant l'aimer. On peut être à son égard comme entre deux : n'aimer ni ne haïr. Car l'amour habituel, il faut pour le produire une des cinq causes - bonnes, indifférentes, mauvaises - énumérées dans la présente centurie, sentence 9.

51. Si tu constates que ton esprit s'occupe avec plaisir d'objets matériels et s'attarde à considérer leurs représentations, reconnais que tu préfères ces objets à Dieu. Où est ton trésor, là est ton coeur. (Mt 6,21).

52. L'esprit uni à Dieu, et de manière habituelle, par la prière et l’amour, acquiert sagesse, bonté, puissance, bienfaisance, libéralité, grandeur d’âme... bref, il porte en lui-même, pour ainsi dire, les attributs de Dieu. Mais qu'il abandonne ces dispositions pour s'orienter vers les objets matériels, il deviendra vite un véritable animal, s'il ne cherche que son plaisir, et même un animal sauvage, si pour ces objets il entre en lutte avec les autres.

53. Le monde, pour l'Écriture, c'est l'ensemble des objets matériels et les mondains, ceux dont l'esprit est accaparé par ces objets. A eux s'adressent ces objurgations : N'aimez pas le monde, ni ce qui vient du monde : la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l'ostentation du genre de vie. Cela n'est pas de Dieu, mais du monde... et la suite. (1 Jn 2,15).

54. Est moine celui qui a séparé son esprit du monde matériel pour s'attacher fermement à Dieu par la maîtrise de soi, l’amour, le chant des psaumes, la prière.

55. L’éleveur, au sens spirituel, c'est l'homme d’action. Les vertus morales acquises, en effet, sont figurées par les bestiaux, et c'est pourquoi Jacob disait : Tes enfants seront des élévateurs. Le berger, c'est le gnostique. Car les pensées sont des moutons, gardés par l'esprit sur les montagnes de la contemplation; et c'est pourquoi tous les bergers sont objet d'horreur pour les Égyptiens, (Gen 47,5) autrement dit les puissances ennemies.

56. Dépravé, l'esprit suit le corps que ses sens entraînent sur la pente de ses convoitises et de ses plaisirs propres; et il consent à ses imaginations et impulsions. Vertueux, il garde la tempérance, résiste aux imaginations et, impulsions passionnées; bien plus, il s'efforce de tourner au bien les mouvements de ce genre qu'il éprouve.

57. On distingue vertus du corps et vertus de l'âme. Du corps : jeûne, veilles, coucher sur la dure, service des autres, travail manuelle, pour n'être à charge à personne ou pour faire l’aumône, etc... De l'âme : amour, longanimité, douceur, tempérance, prière, etc. Si un obstacle, l'état de notre corps, la fatigue ou autre chose nous rend une fois ou l'autre incapables de pratiquer les premières, le Seigneur, qui voit les causes, nous en tient quittes. Mais si nous ne pratiquons pas celles de l’âme, nous sommes sans excuse, car elles ne connaissent aucun obstacle.

58. L'amour de Dieu, quand on le possède, porte au mépris de tout plaisir qui passe, de tout labeur, de tout chagrin. A preuve les saints, qui tous ont souffert pour le Christ.

59. Évite l'égoïsme, père de tous les vices. Par égoïsme, j'entends un attachement déraisonnable au corps. C'est lui incontestablement qui engendre la folie des trois pensées passionnées premières et fondamentales, celles de la gourmandise, de la cupidité, de la vaine gloire. Ce sont les exigences du corps qui les déchaînent, et d'elles naît tout le cortège des vices. C'est, je le répète, une nécessité et un devoir d'être sur ses gardes et de lutter contre cet égoïsme par une grande tempérance. Une fois éliminé, tous ses effets le sont avec lui.

60. Au moine la passion de l'égoïsme suggère d'avoir pitié de son corps, et peu à peu de le nourrir mieux qu'il ne convient. De là, sous prétexte de sage gouvernement de soi-même, par une lente déviation, elle le mène à la chute dans le gouffre de la volupté. Au mondain, elle propose d'emblée de s'occuper de ce corps en servant sa convoitise.

61. Le plus haut état de la prière, dit-on, c'est lorsque l'esprit sort de la chair et du monde et, dans l'acte de la prière, perd toute matière et toute forme. Se maintenir sans défaillance en cet état, c'est en réalité prier sans cesse.

62. De même que le corps en mourant, se sépare de tous les biens de cette vie, de même, l'esprit qui au sommet de la prière meurt lui aussi quitte toutes les représentations qu'il a du monde. Car sans mourir de cette mort-là, il ne saurait se trouver et vivre avec Dieu.

63. Ne te laisse jamais persuader, ô moine, que tu peux faire ton salut si tu es serviteur du plaisir et de la vaine gloire.

64. Le corps, entraîné au péché par les objets, a pour se corriger les vertus corporelles qui le rendront sage. Pareillement l'esprit, entraîné, au péché par les pensées passionnées, a pour se corriger les vertus de l'âme, et la sagesse, pour lui, consiste à voir toute chose dans la simplicité et la liberté intérieure.

65. La nuit suit le jour, l’hiver suit l'été et, soit en cette vie soit en l'autre, chagrins et souffrances suivent la vanité et la sensualité.

66. Le Péché commis, le jugement viendra, inéluctable, à moins qu’ici-bas on ne s'impose des peines ou qu’on n’endure des afflictions.

67. On distingue cinq raisons pour lesquelles Dieu permet aux démons de nous attaquer : 1) pour qu'attaques et contre-attaques nous mènent au discernement du bien et du mal; 2) pour que notre vertu maintenue dans l'effort et la hâte s'affermisse sur une assise inébranlable; 3) pour qu'avançant dans la vertu nous évitions la présomption et apprenions l'humilité; 4) pour nous inspirer, par l'expérience que nous en faisons alors, une haine sans réserve pour le mal; 5) et surtout, pour que, parvenus à la liberté intérieure, nous demeurions convaincus et de notre faiblesse, et de la force de Celui qui nous a secourus.

68. L'esprit, chez un affamé, se représente du pain; chez un homme qui a soif, de l'eau ; chez un gourmand, des plats de toute sorte; chez un voluptueux, de belles femmes; chez un vaniteux, des compliments; chez un avare, des bénéfices; chez un rancunier, une bonne vengeance contre l'offenseur; chez un envieux, le malheur de celui qu'il envie... et ainsi de toutes les passions car l'esprit tourmenté de passion accueille les pensées passionnées, qu'il veille ou qu'il rêve.

69. Lorsque la convoitise est excitée, l'esprit voit en rêve ce qui fait la matière du plaisir. Quand c'est la colère, il voit ce qui provoque la crainte. De plus, les démons impurs s'emploient à fortifier nos passions et, en s'appuyant sur notre négligence complice, il les excitent. Les bons anges, au contraire, les apaisent et nous poussent à la pratique des vertus.

70. Si la puissance concupiscible de l'âme est trop souvent excitée, elle crée en elle une propension habituelle au plaisir, dont on aura peine à se défaire. Si l’irascible est constamment troublée, elle rend l’esprit peureux et lâche. Le remède, c'est dans le premier cas la pratique assidue du jeûne, des veilles, de la prière, dans le second la bonté, la bienfaisance, l’amour et la miséricorde.

71. Les démons attaquent soit au moyen des objets eux-mêmes, soit au moyen des représentations passionnées qu'ils comportent ; par les objets, ceux qui vivent au milieu des objets ; par les représentations ceux qui vivent séparés des objets.

72. Autant le péché de pensée est plus facile que le péché d'action, autant le combat contre les pensées est plus dur que le renoncement aux objets.

73. Les objets sont extérieurs à l'esprit; leurs représentations, elles, sont dans l'esprit. C'est donc de l'esprit que dépend le bon ou le mauvais usage des objets; car le mauvais usage des objets est conséquence du mauvais usage des représentations.

74. Trois voies donnent accès dans l'esprit aux pensées passionnées : la sensation, la complexion physique, la mémoire. La sensation, quand se présentent des objets qui nous passionnent, ce qui pousse l'esprit  aux pensées passionnées. La complexion physique, quand, par suite d'une vie peu réglée, ou  de l'action des démons, ou d'une maladie, la santé du corps s'altère, inspirant à l'esprit des  pensées passionnées même contre la Providence. La mémoire enfin, quand renaît le  souvenir des objets qui nous passionnent, ce qui inspire également à l'esprit des pensées  passionnées.

75. Les choses mises par Dieu à notre usage sont soit dans notre âme, soit, dans notre corps, soit autour de notre corps. Ainsi, dans notre âme, ses facultés dans notre corps, les organes des sens, les autres membres, autour de notre corps, la nourriture, la fortune, etc... De toutes ces choses par conséquent, et des accidents qui les modifient, l'usage que nous faisons, s'il est bon, prouve notre vertu, s'il est mauvais, notre méchanceté.

76. De ces accidents qui modifient les choses, nous avons des exemples et dans le monde de l'âme, et dans celui du corps, et dans celui qui entoure le corps. Monde de l'âme; oubli ou souvenir, amour ou haine, timidité ou audace, tristesse ou joie, etc. Monde du corps : plaisir ou douleur, agilité ou infirmité, santé ou maladie, vie ou mort, et ainsi de suite... Monde extérieur : fécondité ou stérilité, richesse ou pauvreté, célébrité, ou obscurité, etc... De ces contraires, les hommes appellent l'un un bien, l'autre un mal; mais de soi, ils n'ont rien de mauvais; c'est l'usage qu'on en fait qui les rend à proprement parler soit mauvais, soit bons.

77. La connaissance est un bien par nature. De même la santé. Pourtant, leurs contraires se sont, la plupart du temps, montré plus utiles qu'elles. C'est que dans un sujet dépravé la connaissance n'entraîne pas le bien, quoique, je le répète, elle soit par nature un bien. Et pas davantage la santé, la fortune, la joie. Un tel homme, en effet, ne sait pas s'en servir. Le contraire lui est plus utile. Aussi bien, ces contraires ne sont pas en soi mauvais, malgré l'apparence.

78. Garde-toi d'abuser de tes pensées, sinon tu en viendras fatalement à abuser aussi des choses : on ne pécherait jamais en action, si on ne péchait d'abord en pensée.

79. L'image de l'homme terrestre, ce sont les vices fondamentaux, comme la sottise, la lâcheté, l'intempérance, l'injustice. L'image de l'homme céleste, ce sont les vertus fondamentales, comme la prudence, la force, la tempérance, la justice. Mais tout comme nous avons porté l'image du terrestre, nous porterons aussi l'image du céleste.
(1 Cor 15,49).

80. Veux-tu trouver la route qui conduit à la vie ? Elle n'est autre que Celui qui déclare : Je suis le chemin, la vie, la vérité. Cherche de ce côté, et tu trouveras. Mais cherche bien, prends la peine, car ils sont rares, ceux qui la trouvent, et tu risquerais, exclu de ce petit nombre, de rester dans la foule.

81. Cinq causes peuvent détourner l'âme du péché : le respect humain, la crainte du jugement, l'espoir de la récompense, l'amour de Dieu, enfin le remords de la conscience.

82. Certains prétendent qu'il n'y aurait pas de mal dans les êtres, sans une seconde puissance, qui de son côté nous tire vers ce mal. En fait, cette puissance n'est autre que notre négligence à l'égard de l'activité naturelle de l'esprit. Ceux qui ont soin de cette activité se conduisent toujours bien, jamais mal. Si donc tu veux, toi aussi, secouer ta négligence, avec elle tu chasses la malice, c'est-à-dire le mauvais usage des pensées, qui a pour conséquence le mauvais usage des choses.

83. Il est dans la nature de notre partie raisonnable d'être soumise d'une part au Verbe divin, et d'autre part de régler en nous la partie irraisonnable. Que cet ordre soit toujours respecté et il n'y aura plus dans le monde ni mal, ni rien qui pousse au mal.

84. On distingue les pensées simples et les pensées complexes. Simples, les pensées sans passion; complexes, les pensées passionnées, composées de passion et de représentation. Ainsi l'on peut constater que nombre de pensées simples font escorte aux pensées complexes, dès le premier mouvement vers le péché de pensée. Ainsi, en matière d'argent : dans la mémoire d'un tel surgit une pensée passionnée au sujet d'une somme d'argent, en imagination, il se porte au vol; le péché est consommé dans l'esprit. Au souvenir de l'argent faisaient escorte celui de la bourse, du coffre, de l'appartement que sais-je ? Le souvenir de l'argent était complexe : à lui s'attachait la passion; tandis que celui de la bourse, du coffre et autres était simple, l'esprit n'ayant aucune passion pour ces objets. Et ainsi de toute pensée : vaine gloire, femmes ou autres. Les pensées qui escortent la pensée passionnée ne sont pas pour autant passionnées, c'est trop clair. Et ceci nous permet de discerner de quelle nature sont les pensées passionnées et de quelle nature les pensées simples.

85. Certains prétendent que les démons viennent toucher pendant le sommeil les parties honteuses, ce qui émeut les passions de luxure; puis cette passion mise en branle suscite à travers la mémoire jusqu'en l'esprit une image de femme. Pour d'autres, ces mêmes démons apparaîtraient à l'esprit sous forme de femmes, toucheraient les parties honteuses pour provoquer le désir; et ainsi surgiraient les images. Pour d'autres au contraire, c'est la passion propre du démon qui, lorsqu'il s'approche, excite la nôtre; et pendant qu'elle suscite les images dans la mémoire, l'âme s'attache aux pensées. On pourrait en dire autant de toutes les images passionnées et expliquer leur apparition de telle ou telle manière. Une chose est certaine; c'est qu'en aucun cas les démons n'acquièrent le pouvoir d’exciter une passion, qu'on dorme ou qu'on veille, si l’amour et la maîtrise de soi résident dans l'âme.

86. Parmi les préceptes de la loi, il en est dont nous devons garder et la lettre et l'esprit, et d'autres, dont nous ne devons garder que l'esprit. Lettre et esprit : tu ne seras pas adultère, tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, et autres de ce genre (et l'observation spirituelle est triple). Esprit seulement : la circoncision, le repos du sabbat, l'immolation de l'agneau, le repas de pains azymes et d'herbes amères, et autres du même genre.

87. On distingue trois étapes plus importantes du développement moral chez le moine : ne commettre aucun péché d'action; ne s'attarder jamais à une pensée, passionnée; garder la paix de l'âme en face des représentations impures ou souvenirs d'offenses reçues qui se présentent à la pensée.

88. Le pauvre est celui qui a renoncé à tous ses biens pour ne garder sur terre absolument rien d'autre que son corps et qui, ayant brisé l'attachement même qu'on a pour ce corps, a confié à Dieu et aux hommes spirituels le gouvernement de sa personne.

89. Certains riches n'ont pas la passion de ce qu'ils possèdent. Aussi, même dépouillés, ils n'éprouvent aucun chagrin, témoins ces hommes qui ont accepté avec joie le pillage de leurs biens. Les autres ont cette passion. Aussi, menacés de ruine, ils s'affligent, comme le riche de l'Évangile, qui s'en alla tout triste. Et, ruinés, ils se désespèrent à en mourir. Ainsi la pierre de touche de l'âme sans passion et de l'âme passionnée, c'est la privation.

90. Les démons font la guerre à ceux qui ont atteint les sommets de l'oraison, pour les empêcher de percevoir à l'état pur les représentations des objets sensibles, aux gnostiques, pour faire durer en eux les pensées passionnées; aux militants de la vie active, pour les pousser au péché d'action. Contre chacun ils ont une méthode, visant dans leur scélératesse à séparer de Dieu les hommes.

91. Ceux qu'en cette vie la Providence de Dieu éprouve pour les exercer a la vie intérieure subissent trois sortes de tentations, celle de la prospérité, par où leur viennent santé, beauté, fécondité, fortune, célébrité, etc...; celle du malheur, quand ils perdent enfants, fortune, réputation; celle de la douleur, qui inflige à leur corps maladies ou autres supplices. Aux premiers s'applique cette parole du Seigneur : Qui ne renonce à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple. (Lc 19,33) Aux deux autres, celle-ci : Par votre patience, vous gagnerez vos âmes. (Lc 21,19).

92. Il est, dit-on, quatre forces qui modifient l'état du corps, et fournissent ainsi à l'esprit des pensées passionnées ou non : les anges, les démons, l'atmosphère, la nourriture. Les anges, dit-on, le modifient par parole; les démons, par attouchement, l'atmosphère, par ses variations; la nourriture, par les qualités des mets et des boissons, leur abondance ou leur rareté. En outre, il y a les modifications qui viennent à l'âme par la mémoire, l'ouïe et la vue et on elle est directement affectée par ce qui lui arrive, chagrins ou joies. Alors c'est l'âme qui subit ces impressions et modifie l'état du corps; tandis que, dans les cas ci-dessus énumérés, c'est l'état du corps qui, modifié, fournit à l'esprit des pensées.

93. La mort, c'est à proprement parler la séparation d'avec Dieu; l'aiguillon de la mort, c'est le péché. Adam y consentit, d'où son exil loin de l'arbre de vie, du paradis de Dieu, tout à la fois; et, conséquence nécessaire, la mort du corps. La vie, au vrai sens du mot, c'est Celui qui a dit : C'est moi la vie, Celui qui par sa mort ramène à la vie l'homme qui était mort.

94. On écrit soit pour se rappeler, soit pour rendre service (ou les deux à la fois), soit pour blâmer tels ou tels, soit pour se mettre en valeur, soit par nécessité.

95. Le pâturage, c'est la vertu active. L'eau du repos, c'est la connaissance des êtres.

96. L'ombre de la mort, c'est la vie humaine. Qui est avec Dieu et Dieu avec lui, celui-là a le droit de dire : Et quand je marcherais dans l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, car Tu es avec moi.

97. Un esprit purifié voit les choses en leur rectitude; une parole exercée les exprime clairement, une oreille fine les perçoit bien. Mais l'homme dépourvu de ces qualités s'en prend à celui qui a parlé.

98. Est avec Dieu l’homme qui apprend à connaître la sainte Trinité, ses oeuvres, sa Providence, et qui au fond de son âme tient ses passions dans le calme complet.

99. La houlette, d'après certains, désigne le jugement de Dieu et le bâton, sa Providence. Quand on a obtenu la connaissance de ce jugement et de cette Providence, on a donc droit de dire : Ta houlette et ton bâton, voilà ce qui m'a consolé.

100. C'est lorsqu'il a été dépouillé des passions et qu'il s'illumine dans la contemplation des êtres, que l'esprit devient capable de parvenir à Dieu et de prier comme il le doit.

 

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre III

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 10:12

PREMIERE CENTURIE 


1. L'amour est une disposition bonne de l'âme, qui lui fait préférer à toute la connaissance de Dieu. Quant à parvenir à la possession habituelle de cette charité, c'est chose impossible. Tant qu'on garde une attache à quelque, objet terrestre.

2. L'amour naît de la liberté intérieure; la liberté intérieure, de l'espoir en Dieu, l'espoir, de la patience et de la longanimité, celles-ci, de la vigilante maîtrise de soi; la maîtrise de soi, de la crainte de Dieu, et la crainte, de la foi au Christ.

3. Qui croit au Seigneur craint le châtiment; qui craint le châtiment maîtrise ses passions ; qui maîtrise ses passions endure patiemment les afflictions, qui endure patiemment les afflictions acquerra l'espoir en Dieu. Et l'espoir en Dieu sépare l'esprit de toute attache terrestre; et l'esprit, ainsi détaché, possédera l'amour pour Dieu.

4. Qui aime Dieu, à toutes ses créatures préfère sa connaissance et sans cesse, dans l'ardeur de son désir, s'efforce vers elle.

5. Si tout être n'a l'existence que par Dieu et pour Dieu, et si Dieu est au-dessus de ses créatures, l'homme, qui abandonne Dieu, l'être incomparablement meilleur, pour s'attacher à des objets de moindre valeur, montre qu'il préfère à Dieu ses créatures.

6. Celui qui tient son esprit solidement fixé dans l'amour de Dieu méprise tout le visible et son corps même, comme s'il appartenait à autrui.

7. Si l'âme est meilleure que le corps, si incomparablement meilleur que le monde est Dieu qui l'a créé, celui qui préfère à l'âme le corps et à Dieu le monde créé par lui ne diffère en rien des idolâtres.

8. Détourner son esprit de l'amour pour Dieu et de l'attention assidue qu'il réclame, pour le tenir fixé à quelque objet sensible, c'est faire passer avant l'âme le corps, et, avant Dieu le Créateur ce qui n'existe que grâce il Lui.

9. Si la vie de l'esprit, c'est l'illumination de la connaissance, et si cette illumination, c'est l'amour de Dieu qui la produit, on a raison de dire : Au-dessus de l'amour de Dieu, il n'y a rien.

10. Quand, dans le transport de la charité, l'esprit émigre vers Dieu, il ne conserve plus aucun sentiment de lui-même, ni d'aucune réalité existante. Tout illumine de la lumière infinie de Dieu, il devant, insensible à tout ce qui n'existe que par Lui. Ainsi l’oeil cesse de voir les étoiles, quand le soleil se lève.

11. Toutes les vertus aident l'esprit à l'amour brûlant pour Dieu, mais plus que les autres, l'oraison pure. Par elle l'esprit, emporté vers Dieu comme sur des ailes, s’échappe complètement d'entre les créatures.

12. Quand par l’amour, la connaissance de Dieu ravit l'esprit, et que, échappé d'entre les créatures, cet esprit perçoit l'Infinité divine, alors, comme le divin Isaïe, frappé de stupeur, il prend conscience de sa propre bassesse et répète avec conviction les paroles du prophète : Malheur à moi ! Je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres souillées, j'habite au milieu d'un peuple aux lèvres souillées et j'ai vu de mes yeux le Roi Seigneur des armées !

13. Qui aime Dieu ne peut pas ne pas aimer aussi chaque homme comme soi-même, tout choqué qu'il puisse être par les passions de ceux qui ne sont pas encore purifiés. Aussi bien, à les voir se convertir et réformer leur vie, il sent déborder en son âme une joie indicible.

14. Impure, l'âme passionnée : convoitises et aversions la remplissent.

15. Qui constate en son coeur une trace d'inimitié envers quelqu'un, pour une offense quelconque, est complètement étranger à l'amour de Dieu. Amour pour Dieu et haine pour un homme sont de tout point incompatibles.

16. Celui qui m'aime, dit le Seigneur, observera mes commandements. Or, mon
commandement à moi, c'est que vous vous aimiez les uns les autres. (Jn 14,15 ; 15,12) Celui donc qui n'aime pas son prochain n'observe pas le commandement, et qui n'observe pas le commandement ne saurait aimer le Maître.

17. Heureux l'homme capable d'aimer tous les hommes également !

18. Heureux l'homme qui ne s'attache à aucun objet périssable et éphémère !

19. Heureux l'esprit qui a dépassé les créatures et jouit sans cesse de la beauté de Dieu !

20. Celui qui prenant soin de sa chair, en excite les convoitises et qui, pour des biens d'un instant, garde rancune à son prochain, voilà celui qui adore la créature de préférence au Créateur. (Rom 13,14 ; 1,15).

21. Qui garde son corps à l'abri du plaisir comme de la maladie s'en fait un auxiliaire au service des biens supérieurs.

22. Qui échappe à toutes les convoitises du monde devient inaccessible à toute tristesse du monde.

23. Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à chacun ce dont il a besoin.

24. Celui qui, en faisant l'aumône, veut imiter Dieu, ne met aucune différence entre bon et méchant, honnête ou malhonnête homme, dès lors qu'ils sont dans la nécessité. À tous il donne de même, à chacun selon ses besoins, tout en préférant pour sa bonne volonté le bon au méchant.

25. Dieu, par nature bon et sans passion, aime également tous les hommes, oeuvres de ses Mains, mais glorifie le juste, parce qu'il lui est intimement uni par la volonté, et dans sa bonté a pitié du pécheur, l'instruisant en cette vie pour le convertir. Ainsi l'homme bon et sans passion par volonté aime également tous les hommes, les justes pour leur nature et leur volonté bonne, les pécheurs, pour leur nature et par cette pitié, compatissante qu'on a pour un fou qui s'en va dans la nuit. 

26. Donner largement de ses biens est signe de charité; mais combien plus distribuer la parole de Dieu et servir les autres !

27. Qui a franchement renoncé aux biens du monde et, sans arrière-pensée, par amour, s'est fait serviteur de son prochain, est bientôt délivré de toute passion et établi participant de l'amour et de la connaissance de Dieu.

28. Qui possède en soi l'amour de Dieu n'a plus de peine à suivre le Seigneur son Dieu, comme dit le divin Jérémie, mais supporte généreusement peines, critiques, violences, sans vouloir à personne le moindre mal.

29. Si quelqu’un t'a outragé, ou marqué quelque mépris, prends garde aux calculs de la colère, de peur que, à la faveur de ton amertume, ils ne te séparent de l’amour pour t'établir dans les régions de la haine.

30. Souffres-tu d'un outrage ou d'un manque d'égards ? Sache qu'il y a pour toi grand profit à ce que ta vanité soit ainsi chassée providentiellement par l'humiliation.

31. Le souvenir du feu ne réchauffe pas le corps. De même une foi sans amour n'opère pas dans l'âme l'illumination de la connaissance.

32. La Lumière du soleil attire à elle l'oeil sain. De même la connaissance de Dieu attire naturellement à elle, par l’amour, l'esprit purifié.

33. L'esprit est pur quand sorti de l'ignorance, il s'illumine sous la lumière divine.

34. L'âme est pure quand, délivrée des passions, l'amour de Dieu fait sa joie continuelle.

35. Une passion blâmable est un mouvement de l'âme contre nature.

36. La liberté intérieure est un état de paix dans lequel l’amène se porte plus au mal qu'avec difficulté.

37. Qui est par ses efforts entré en possession des fruits de la charité ne les abandonne plus, dût-il souffrir mille maux. À preuve Étienne, disciple du Christ, et ses pareils, et le Sauveur Lui-même priant son Père pour ses meurtriers : Pardonne-leur : ils ne savent pas !

38. Amour signifie longanimité et bonté. Donc s'irriter, se montrer méchant, c'est rompre avec l’amour, et rompre avec l’amour, c'est rompre avec Dieu, puisque Dieu est amour.

39. Ne dites pas, conseille le divin Jérémie : Nous sommes le temple du Seigneur ! (Jer 7,4) — Et toi, ne va pas prétendre qu'à elle seule la foi en Jésus Christ notre Seigneur peut te sauver : entreprise impossible, si par les oeuvres tu n'acquiers son amour. La foi toute seule... Mais les démons ont la foi et la crainte. (Jac 2,19). 

40. Oeuvres de la charité : bienfaisance cordiale envers le prochain, longanimité, patience, tissage des choses selon la droite raison...

41. Qui aime Dieu ne contriste personne et ne s'attriste contre personne pour des motifs d'ordre temporel. Il n'inspire et ne ressent qu'une tristesse, mais salutaire, celle que ressentit saint Paul au sujet des Corinthiens, et qu'il leur inspira.

42. Qui aime Dieu mène sur terre une vie angélique, dans le jeûne, les veilles, le chant des psaumes et la prière, jugeant bien de tout le monde.

43. Qui veut une chose lutte pour l'acquérir. Or de tous les objets bons et désirables, Dieu est incomparablement le meilleur et le plus désirable. Quelle ardeur doit donc être la nôtre, pour acquérir ce bien en soi bon et désirable !

44. Ne souille pas ta chair par des actes honteux, ne salis pas ton âme par des pensées perverses, et la paix de Dieu viendra sur toi, porteuse de l’amour.

45. Maltraite ta chair par le jeûne et les veilles, vaque sans relâche au chant des psaumes et à l'oraison, et la consécration de la chasteté, viendra sur toi, porteuse de l’amour.

46. Jugé digne de la divine connaissance et pourvu, grâce à l’amour, de son illumination, jamais plus on ne se laissera emporter par l'esprit de la vaine gloire. Jusque là, on reste pour lui une proie facile. Si donc alors, en toutes les actions que Dieu nous donne d'accomplir, nous nous tournons vers Lui, comme faisant tout à cause de Lui, avec son secours nous échapperons aisément à ce danger.

47. Qui n’a pas encore obtenu la connaissance divine, fruit de l’amour, s'enorgueillit des actes qu'il accomplit selon Dieu. Mais lorsqu'il en a été jugé digne, c'est avec une conviction profonde qu'il redit les paroles du patriarche Abraham quand il fut gratifié de la manifestation divine : Je ne suis, moi, que terre et cendre. (Gen 19,27).

48. Qui craint Dieu a pour compagne assidue l'humilité : grâce aux pensées qu'elle lui inspire, il parvient à l'amour et à la reconnaissance pour Dieu. Elle lui rappelle comment autrefois il a vécu selon le monde, les défaillances de toute sorte, les tentations éprouvées depuis sa jeunesse, comment le Seigneur l'a délivré de tout cela et l'a, d'une existence de proie aux passions, fait passer à une vie selon Dieu. Alors, avec la crainte, l’amour le saisit, et il ne cesse, plein d'une humilité profonde, de rendre grâces au bienfaiteur et au guide de notre vie.

49. Garde-toi de souiller ton esprit en accueillant les pensées de convoitise et de colère. Sinon, de l'oraison pure, tu tomberas dans la paresse spirituelle.

50. Il perd du coup toute familiarité avec Dieu, l'esprit qui devient coutumier de pensées mauvaises ou impures.

51. L'insensé, jouet de ses passions, quand sa colère en mouvement le bouleverse, suit aveuglément l’impulsion de fuir ses frères ; au contraire, quand sa convoitise ranime son ardeur, il change du tout au tout et court à eux, plein de prévenances. La conduite du sage, dans la même alternative est tout è l’oppose : du côté colère, il a supprimé toute cause de trouble et se garde de toute amertume contre ses frères; du côté convoitise, il maîtrise tout élan irraisonné qui le porte vers eux.

52. À l’heure de la tentation, ne quitte pas ton monastère, mais tiens bon, généreusement, sous la tempête des pensées, celles de tristesse et de découragement surtout. Car, providentiellement éprouvé par ces afflictions, tu verras s'affermir ta confiance en Dieu. Mais si tu quittes la place, preuve est faite de ton insignifiance, de ta lâcheté, de ton inconstance.

53. Si tu veux garder l’amour telle que Dieu l'a réglée, ne laisse pas ton frère se coucher avec un sentiment d'amertume envers toi et, de ton côté, ne te couche pas avec un sentiment d’amertume à son égard, mais va te réconcilier avec ton frère, et tu viendras offrir au Christ, avec une conscience pure et dans une oraison fervente, le don de l’amour.

54. Tous les dons du saint Esprit, sans l’amour, ne servent de rien, selon le divin Apôtre. Aussi, de quel zèle devons-nous faire preuve pour l'acquérir !

55. L’amour ne fait point de mal au prochain. Aussi envier son frère, s'attrister de sa bonne réputation, éclabousser de traits d'esprit la bonne opinion qu'on a de lui, ou à l'occasion lui tendre un piège par malveillance, n'est-ce pas nécessairement s'exclure de l’amour e tomber sous le coup du jugement éternel ?

56. La plénitude de la loi, c'est l’amour. Aussi garder rancune à son frère, lui dresser des embûches, lui souhaiter du mal et se réjouir de sa chute, n'est-ce pas nécessairement aller contre la loi et mériter le châtiment éternel ?

57. Celui qui dénigre son frère el le juge, dénigre et juge la loi. Or, la loi du Christ, c'est l’amour. N'est-il pas fatal, par conséquent, que le médisant s'exclue de l'amour du Christ et se prépare à lui-même le châtiment éternel ?

58. Ne rends pas ton oreille complice d'une méchante langue, ni ta langue d'une oreille qui aime la médisance, en prenant plaisir à parler ou écouter à tort et à travers; tu risquerais de t'exclure de l'amour divin et, pour la vie éternelle, d'être laissé dehors.

59. Ne souffre pas qu'on insulte ton père, et garde-toi d'encourager celui qui lui manque de respect, sous peine d'attirer la colère du Seigneur sur tes oeuvres, et d'être exclu de la terre des vivants.

60. Ferme la bouche à qui médit à tes oreilles, sous peine de commettre avec lui un double péché; nourrir en toi-même une passion dangereuse, et le laisser, lui, parler inconsidérément de son prochain.

61. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous calomnient. Pourquoi ces préceptes du Seigneur ? — Pour t'arracher à la haine, à l'amertume, à la colère, la rancune, pour te rendre digne de ce bien suprême qu'est l'amour parfait, bien qu'on ne saurait posséder tant qu'on n'aime pas également tous les hommes, à l'exemple de Dieu qui aime également tous les hommes, veut leur salut à tous, el qu'ils viennent à la connaissance de la vérité.

62. Et moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : à qui te frapperait sur la joue droite, tend l'autre aussi. À qui veut plaider pour prendre ta tunique, abandonne jusqu'à ton manteau. À qui peut l'obliger à une marche de mille pas, tiens compagnie pendant deux mille. Pourquoi ces recommandations ? C'est qu'il veut te préserver toujours, toi, de la colère, du trouble et de l'amertume, donner à l'autre une leçon par le spectacle de ton inaltérable patience et vous amener ensemble, dans sa bonté, sous le joug de l’amour.

63. Quand un objet a fait impression sur nous, nous conservons de lui des images passionnées. Aussi, maîtriser ces images passionnées, c'est du même coup mépriser les objets dont elles viennent. Plus ardue, en elle, est la lutte contre les souvenirs que contre les objets, tout comme pécher en pensée est plus facile que pécher en acte.

64. Parmi les passions, on distingue celles du corps et celles de l'âme. Celles du corps prennent leur origine du corps lui-même; celles de l’âme, des objets extérieurs. Elles sont éliminées par l’amour et la maîtrise de soi, celles de l'âme par l’amour, celles du corps par la maîtrise de soi.

65. Parmi les passions, les unes se rapportent à la partie irascible de l'âme, les autres à la concupiscible. À toutes, ce sont les objets sensibles qui donnent le branle, ce qui se produit dans les périodes ou charité et maîtrise de soi sont absentes de l'âme.

66. Plus difficiles à combattre sont les passions de la partie irascible de l'âme, plus faciles celles de la partie concupiscible. C'est pourquoi aussi plus énergique est le remède que le Seigneur a donné contre la colère : le précepte de l’amour.

67. Toutes les autres passions affectent dans l'âme, soit la partie irascible, soit la
concupiscible, soit même (l’oubli et l'ignorance par exemple), la raisonnable. Mais la paresse spirituelle, qui s'attaque à toutes le puissances de l'âme, émeut à la fois presque toutes les passions; et c'est pourquoi, entre toutes, elle est redoutable. Précieuse donc la parole du Maître, qui lui oppose le remède : Par votre patience, gagnez vos âmes. (Luc 21,19)

68. Garde-toi d'offenser aucun de tes frères. Car peut-être, incapable de supporter la peine, il s'en ira. Et tu n'échapperais plus alors aux reproches de ta conscience, qui toujours, au moment de l'oraison, t'apporteraient la tristesse, interdisant à ton esprit tout commerce familier avec Dieu

69. Garde-toi d'accueillir soupçons ou personnes qui tendraient à te scandaliser au sujet de tel ou tel. Car ceux qui, de quelque façon que ce, soit, se font un scandale des événements, voulus ou non, ne connaissent pas la paix, cette route qui par l’amour mène à la  connaissance de Dieu ceux qui en sont épris. 

70. Il n'a pas encore la charité parfaite, celui dont les dispositions changent au gré de celles d'autrui, qui par exemple aime celui-ci, déteste celui-là pour un oui ou pour un non, ou bien aujourd'hui aime, demain détestera la même personne pour les mêmes motifs.

71. La charité parfaite n'admet, entre les hommes qui ont tous même nature, aucune distinction basée sur la différence des caractères. Elle ne voit jamais que cette unique nature, elle aime également tous les hommes, les bons à titre d'amis, les méchants à titre d'ennemis, pour leur faire du bien, les supporter, endurer patiemment tout ce qu'on reçoit de leur part, refusant obstinément d'y voir la malice, allant jusqu'à souffrir pour eux si l'occasion s'en présente. Ainsi peut-être s'en fera-t-on des amis, jamais du moins on ne sera infidèle à soi-même, et sans cesse, à tous les hommes également, on montrera les fruits de l’amour. Notre Dieu et Seigneur Jésus Christ a bien, Lui, montré son Amour en souffrant pour l'humanité entière, et en donnant gratuitement à tout le monde la possibilité de ressusciter un jour, chacun restant maître de mériter la gloire ou le châtiment.

72. Ne pas mépriser gloire et obscurité, richesse et pauvreté, plaisir et douleur, c'est n'avoir pas encore la charité parfaite. La charité parfaite méprise non seulement tout cela, mais encore la vie temporelle et la mort.

73. Écoute ceux qui ont obtenu le don de la parfaite charité, quel langage ils tiennent. Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation ? L'angoisse ? La persécution ? La faim ? Le dénuement ? Le danger ? L'épée ? (Il est bien écrit : à cause de Toi tout le jour nous sommes mis à mort, on nous regarde comme des moutons de boucherie !) — Mais dans toutes ces épreuves nous sommes plus que vainqueurs, grâce à Celui qui nous a aimés. Oui, je suis bien sûr que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni présent, ni avenir, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est dans le Christ notre Seigneur ! (Rom 8,35-39)

74. Et sur l'amour du prochain, écoute aussi : Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens pas, ma conscience m'en rend témoignage par le saint Esprit c'est pour moi une tristesse immense, un chagrin incessant dans mon coeur. Je souhaiterais d'être rejeté loin du Christ pour mes frères, ceux de ma race, de ma chair, ceux d'Israël, et la suite... De même Moïse et les autres saints. (Ibid., IX, 1-3).

75. Sans mépriser gloire, plaisir et ce qui les entretient et dont ils ont fait naître la passion : l'avarice, possible de couper court aux prétextes de la colère. Or, sans y couper court, impossible de trouver la charité parfaite.

76. L'humilité et la souffrance, délivrent l'homme de tout péché, en supprimant, la première les passions de l'âme, l'autre celles du corps. C'est, semble-t-il, l'exemple que nous donne le bienheureux David, quand il dit dans sa prière : Vois ma misère et ma peine et enlève tous mes péchés. (Ps 24,18).

77. Les préceptes sont le moyen dont le Maître se sert pour amener à la liberté intérieure quiconque les pratique, et son enseignement divin, le moyen par lequel il accorde l'illumination de la connaissance.

78. Dans son ensemble, cet enseignement a un triple objet : 1° Dieu, 2° les êtres, visibles et invisibles, 3° l’action en eux de la Providence et du Jugement divins.

79. L’aumône est le traitement de la colère : le jeûne, le remède de la convoitise; l'oraison, elle, purifie l'esprit et le prépare à la contemplation des êtres. Pour les facultés de l'âme le Maître nous a également donné ses préceptes.

80. Sur la parole : Apprenez de Moi que doux el humble de coeur, (Mt 11,29) etc. » La douceur garde à l'abri du trouble la partie irascible de l'âme, l’humilité libère l'esprit de l'orgueil et de la vaine gloire.

81. Y a deux craintes de Dieu : l'une, qui naît en nous sous la menace du châtiment, el engendre tour à tour la maîtrise de soi, la confiance en Dieu, la liberté intérieure, mère de l’amour; l'autre, compagne inséparable de l’amour même, qui entretient sans cesse dans l'âme le respect, de peur que la familiarité inhérente à l’amour ne dégénère en mésestime de Dieu.

82. La première sorte de crainte, l’amour parfait la chasse de l’âme qui, la possédant, ne craint plus le châtiment; mais la seconde, comme je viens de le dire, se joint à elle et la garde toujours. À la première s'appliquent les textes : La crainte du Seigneur détourne toujours du mal. La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. (Pro 15,27) Et à la seconde : La crainte du Seigneur est pure et demeure à jamais. Rien ne manque à ceux qui le craignent. (Pro 1,7)

83. Faites mourir vos membres, ceux de la terre fornication, impureté, passion, convoitise mauvaise, cupidité, (Col 3,5) etc... La terre désigne ici la prudence de la chair la fornication, l'acte même du péché; l'impureté, le consentement, la passion, c'est la pensée passionnée; la convoitise mauvaise, la simple acceptation de la pensée de la convoitise ; la cupidité, la matière première et l'aliment de toute passion. Et voilà tout ce que le divin Apôtre nous enjoint de mettre a mort, comme membres de la prudence de la chair.

84. D'abord, la mémoire présente à l'esprit une pensée simple. Cette pensée dure, et la passion se met en branle, puis, si elle n'est écartée, elle pousse l'esprit à consentir. Ce consentement donné, la seule étape qui reste est le péché d'action. Aussi est-ce fort sagement que l'Apôtre, dans une lettre à des chrétiens sortis du paganisme, leur prescrit de s'attaquer d'abord au péché d'action, et ensuite, méthodiquement, de remonter pas à pas vers la cause. Et cette cause, je l'ai dit, c'est quelque cupidité qui met en branle et entretient la passion, par exemple la gourmandise qui engendre et entretient la luxure. La cupidité en effet est mauvaise non seulement quand elle a pour objet l'argent, mais aussi quand elle s'attache à la bonne chère; et en revanche, la tempérance est bonne non seulement quand elle a pour objet la nourriture, mais aussi quand elle s'applique à l'argent.

85. Un moineau pris par la patte, s'il veut s'envoler, est retenu par son lien. Ainsi l'esprit qui n'a pas encore la liberté intérieure, s'il tente de s'élancer vers la connaissance des réalités célestes, retombe sur terre, entraîné par la force des passions.

86. Mais, libre de toute passion, il s'élance sur la route, sans tourner la tête, vers la contemplation des êtres et, au delà, vers la connaissance de la sainte Trinité.

87. Devenu pur, l'esprit, dès qu'il perçoit les notions des êtres, passe à leur contemplation spirituelle. Redevenu impur par sa négligence, il se représente encore dans leur pureté les notions des autres objets, mais, s’iI s'agit de choses humaines, elles lui inspirent des pensées viles et perverses.

88. Lorsque pendant l'oraison jamais aucun souvenir du monde ne vient te troubler l'esprit, sache alors que tu n'es plus hors du domaine de la liberté intérieure.

89. Lorsque l'âme prend conscience de sa bonne santé, ses imaginations, même dans le rêve, commencent à lui apparaître pures et sans trouble.

90. Comme les beautés visibles le sens de la vue, la connaissance de l'invisible attire l'esprit purifié. Par l'invisible, j'entends les êtres incorporels.

91. N'être plus attaché aux objets, c'est bien; mais garder sa liberté, intérieure devant leurs images, c'est beaucoup mieux. Aussi bien les démons nous font par nos pensées une guerre bien plus dure que par les objets mêmes.

92. Celui qui pratique à la perfection les vertus et a acquis le trésor de la connaissance voit désormais les choses selon leur nature et par conséquent agit et pense toujours selon la droite raison, sans jamais se tromper. Car c’est l'usage raisonnable ou déraisonnable que nous faisons des choses qui nous fait vertueux ou pervers.

93. Un indice de haute liberté intérieure, c'est que les représentations des objets surgissent dans l'âme en leur simplicité, dans la veille ou dans le rêve.

94. Par la pratique des commandements l'esprit se dépouille des passions; par la
contemplation spirituelle des choses visibles, il quitte les représentations passionnées qu'il a des objets; par la connaissance des réalités invisibles, il se dégage de la contemplation des choses visibles et de cette connaissance enfin, par celle de la sainte Trinité.

95. Le soleil une fois levé éclaire le monde, rendant visible, avec lui, tout ce qu'il éclaire. Ainsi le soleil de justice, quand il se lève dans l'esprit purifié, se manifeste lui-même, et fait connaître les raisons de tout ce qui existe et existera par lui.

96. Nous ne connaissons pas Dieu dans son Essence, mais par la magnificence de sa création et l'action de sa Providence, qui nous présentent, comme en un miroir, le reflet de sa Bonté, de sa Sagesse et de sa Puissance infinies.

97. L'esprit purifié ou bien a des représentations simples et pures des choses humaines, ou bien contemple naturellement les êtres, visibles ou invisibles, ou bien reçoit la lumière de la saint Trinité.

98. Parvenu à la contemplation des êtres visibles, l'esprit tantôt cherche leurs raisons naturelles, tantôt ce qu'ils signifient, tantôt leur cause elle-même.

99. S'il s'adonne à la contemplation des réalités invisibles, l'esprit cherche leurs raisons naturelles, la cause de leur existence, leurs conséquences et enfin l'action sur elles de la Providence et du Jugement divins.

100. Mais, arrivé à Dieu, l'ardeur de son désir lui fait chercher d'abord ce qu'est l'Essence divine, car il ne trouve de consolation en rien de ce qui lui ressemble. Mais c'est une entreprise impossible et la connaissance de l'Essence de Dieu est également inaccessible a toute nature créée. Il se contente donc des attributs, c'est-à-dire, l'éternité, l'infinité, l'invisibilité, la bonté, la sagesse, la puissance qui crée, gouverne et juge les êtres. Cela seulement est en lui parfaitement compréhensible : qu’Il est infini, et le fait même de ne rien connaître est déjà une connaissance transcendante à l'esprit, comme l'ont montré les théologiens Grégoire et Denys.

 

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre II

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 10:08

 

Maxime le Confesseur Centuries sur la Charité

 

 

PROLOGUE


Avec le Traité sur la vie ascétique, voici encore, Père Elpidios, un ouvrage sur l'amour que j'envoie à votre Honneur, en quatre centuries : autant que d'évangiles. Il ne répondra peut-être pas à votre attente, j'ai du moins fait tout ce que j'ai pu. Du reste, que votre Sainteté le sache, ce n'est pas un pur fruit de ma pensée : j'ai parcouru les oeuvres des saints pères, et recueilli des extraits qui ramènent l'esprit à mon sujet. Souvent, j'ai résumé en sentences brèves de longs développements, pour que, plus faciles à retenir, ils puissent être embrassés d’un seul coup d'oeil. J'envoie ce livre à votre Sainteté, en lui  demandant de le lire avec bienveillance, sans chercher autre chose que le profit, d'oublier l'inélégance de mon style et de prier pour le pauvre homme que je suis, si dépourvu d'utilité spirituelle. Je vous prie, en outre, de ne pas croire que j'ai écrit cela pour vous rompre la tête : je n'ai fait qu'exécuter un ordre. (Si je vous parle ainsi, c'est qu'aujourd'hui nous sommes nombreux à nous rompre la tête à force de théorie. Mais à instruire les autres et à nous instruire nous-mêmes par la pratique, fort rares.) Au contraire, appliquez-vous de toutes vos forces à chacun des sentences. Car elle ne sons pas toutes, je crois, faciles à saisir pour tous; mais la plupart ont bien souvent besoin d'une, longue explication, même si l'expression paraît fort simple. Peut-être aussi vous révéleront-elles quelque secret utilité pour l'âme. Mais ce sera entièrement l'effet de la grâce de Dieu et d'une lecture pure de toute curiosité, pleine de crainte de Dieu et d'amour. Mais pour qui ne recherche pas l'utilité spirituelle, et qui au lieu de s'y efforcer comme je viens de dire ou d'une manière analogue, épluche les phrases dans le but de critiquer l'auteur et, par orgueil, d'établir une comparaison flatteuse pour son propre savoir, rien d'utile ne se manifestera jamais nulle part.

 

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre I

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre II

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre III

Maxime le Confesseur : Centuries sur la Charité, Livre IV

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 09:28

La prière,
source de puissance pour les autres

Lorsque nous ressentons en nous la joie de la communion au Christ durant la prière, et que nous sommes jugés dignes de porter sa croix, cela ne veut pas dire que la prière soit parvenue à son terme. C’est au contraire pour nous une invitation à commencer à nous initier au mystère de la prière qui dépasse l’entendement humain : nous découvrons que nos prières deviennent pour les autres une source de puissance spirituelle.

Celui à qui le Christ confie les secrets de son cœur et de sa mission envers les pécheurs, reçoit de lui la puissance d’achever son œuvre et de vivre son amour. Celui qui aime les pécheurs comme le Christ les aime, qui compatit à la souffrance des pauvres et des malades, et qui est disposé à se dépenser pour eux, est justement celui qui est capable de prier pour eux et d’obtenir leur guérison, leur consolation et leur réconfort.

Lorsque la prière s’élève au niveau de l’amour divin par une obéissance assidue à l’Esprit et qu’elle s’épanouit en communion au Christ, elle devient alors puissante et efficace, au point d’être pour les autres une source d’assistance spirituelle, de réconfort et de consolation. Elle devient même capable d’obtenir pour les autres la rémission de leurs péchés. Car l’homme qui s’unit au Christ par la prière devient capable de se mettre à la place du pécheur, en étant disposé à prendre sur lui son péché et toute sa faiblesse, et à endurer à sa place toute correction et tout châtiment. Il devient alors par le fait même, en vertu de cette disposition et de son union au Christ, capable de demander pour les autres le pardon de leurs péchés et de l’obtenir.

Ici, la prière commence à jouer un rôle des plus importants pour le salut des autres, pour le pardon de leurs péchés et la manifestation de la miséricorde divine en ceux qui sont loin de Dieu par indifférence ou par ignorance. Elle devient ainsi le puissant appui de la prédication, la force mystérieuse qui prévient la Parole et prépare les cœurs à recevoir la rémission et le salut.

Un seul qui prie avec ferveur, dans sa chambre, dans le secret, peut causer, par son union au Christ, le salut de milliers de personnes.

Dieu emploie nos prières
pour le salut des autres

Sachons donc que, lorsque Dieu nous attire à la prière, il ne prend pas uniquement en considération notre propre salut, mais il désire également employer nos prières pour le salut des autres. Aussi la prière est-elle une œuvre des plus fondamentales et des plus précieuses aux yeux de Dieu. L’homme qui fait des efforts dans sa vie de prière et qui progresse rapidement dans l’esprit d’abandon et d’obéissance à la volonté de Dieu devient un bon soldat du Christ Jésus (2 Tm 2,3). Le Seigneur lui-même l’appelle tous les jours à se tenir en sa présence, et l’exerce à intercéder en faveur des autres jusqu’à être exaucé. Il recevra bientôt du Seigneur la puissance de sauver de nombreuses personnes et de les ramener de la voie de la mort vers le sein de Dieu.

Le progrès de notre vie de prière se traduit par l’intimité de notre amour envers Dieu. Cette intimité est la conséquence directe tant de la satisfaction que Dieu éprouve à notre égard dans de sa condescendance envers notre faiblesse que de l’ampleur de l’horizon de notre humanité, c’est-à-dire de l’acuité de la conscience que nous avons de notre devoir absolu envers les autres, de notre responsabilité spirituelle envers les pécheurs et ceux dont la foi ou la charité est défaillante, ceux qui souffrent ou sont opprimés, ceux qui prêchent et annoncent la Parole.

Les degrés supérieurs de la prière, dans lesquels elle s’élance vers la perfection, ont pour signe la supplication fervente avec larmes en faveur des autres. C’est comme si notre progrès dans la vie de prière nous était accordé en fait au profit de nos frères faibles qui ne savent pas prier. Priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris (Jc 5,16). Et lorsque saint Jacques nous enjoint d’appeler les presbytres de l’Église pour qu’ils prient sur le malade qui souffre, afin de le guérir, c’est parce que le prêtre est supposé être plus avancé que les autres hommes dans la vie de prière, y avoir reçu plus de grâces et avoir ainsi été mis à part pour se consacrer à prier pour les autres.

Nous ne pouvons progresser dans les degrés de la prière, acquérir une véritable assurance auprès de Dieu, ni recevoir le don des larmes que dans la mesure du progrès de notre compassion envers ceux qui souffrent et sont outragés (soit par les hommes, soit par le péché) : Souvenez-vous des prisonniers comme si vous étiez emprisonnés avec eux et de ceux qui sont outragés, comme étant vous aussi dans un corps (Hé 13,3). Autrement dit, le progrès de notre intimité avec Dieu, qui a son centre dans la prière, dépend fondamentalement du progrès de notre connaissance des fardeaux des hommes et de notre disposition à les porter avec eux avec plus de générosité.

Notre communion au Christ
et notre communion aux souffrances des hommes

Notre communion à la peine de ceux qui souffrent, qui sont malades ou outragés, et notre capacité à porter leurs fardeaux ne nous viennent pas d’une simple philanthropie humaine, d’une compassion passagère ou du désir d’être bien vus ou de recevoir des éloges ; car une telle compassion serait vouée à diminuer bien vite, puis à disparaître. Mais c’est par la prière persévérante, pure, sincère, que nous recevons ces sentiments, comme un don de Dieu qui nous rend capables, non seulement de persévérer dans cette communion avec les plus faibles, mais encore d’y progresser au point de ne plus pouvoir vivre sans eux (1 Th 3,8), et de ne trouver de repos que dans le partage de leurs peines et de leurs souffrances. Le secret de ce charisme réside dans notre communion au Christ, dans notre participation à sa nature et à ses qualités divines, de sorte que ce soit lui désormais qui opère en nous à la fois le vouloir et l’opération même (Ph 2,13). Ainsi notre communion aux souffrances des hommes et notre communion au Christ dépendent fondamentalement l’une de l’autre au plus haut degré ; de sorte que porter la croix du Christ signifie par le fait même prendre part à la croix des hommes, sans restriction, jusqu’au bout.

Lorsque diminue l’intimité de nos rapports avec le Christ dans la prière, cela indique qu’une grave maladie a atteint la prière en son essence même. Pour ceux qui agissent, qui servent les autres et prient pour eux, cela signifie une grande perte, un échec certain : ils commencent alors à s’attiédir, à se sentir las ; c’est avec effort désormais qu’ils doivent remplir les devoirs qui leur étaient autrefois très chers  ; ensuite ils en viennent à les négliger et à vouloir s’évader, et finalement ils s’en abstiennent et se refusent. Car sans le Christ, il est impossible de continuer à servir les autres d’une action féconde, soutenue et efficace ; et le Christ, on ne l’atteint que dans la prière.

La recherche de soi
dans la prière souille la prière

La prière parvient à son degré de pureté authentique lorsque nous nous y oublions totalement, c’est-à-dire que, délibérément, nous cessons de nous intéresser à nous-mêmes et préférons nous occuper uniquement des besoins, des soucis et du salut des autres. Le degré de pureté parfaite de la prière est corrélatif du degré de l’amour parfait. Or, l’amour n’est vraiment authentique que lorsqu’il ne cherche pas son propre intérêt : L’amour ne cherche pas ce qui est à lui (1 Co 13,5). S’intéresser à soi, à ses propres besoins - tant spirituels que matériels - dénote une imperfection de l’amour, et par conséquent une imperfection de la prière. La cause en est l’imperfection de notre connaissance intérieure du Christ et de notre union à lui. Le Christ a dit : Ce n’est pas ma volonté que je cherche... (Jn 5,30) . Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13). Qui aime sa vie la perd (Jn 12,25). Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs (Mt 5,44).

S’oublier soi-même dans la prière,
c’est devenir ambassadeur du Christ

L’oubli de soi commence par un effort volontaire. Mais quand on y persévère avec sincérité devant Dieu, Dieu nous l’accorde comme un don gratuit. C’est alors spontanément que nous ne recherchons plus chacun nos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres (Ph 2,4).

Lorsque nous négligeons délibérément nos propres besoins dans la prière et que nous trouvons notre joie uniquement à demander, supplier et nous dépenser au profit des autres, alors Dieu lui-même commence à s’occuper de nous et à prendre en charge toute notre vie, tant au plan matériel qu’au plan spirituel, jusque dans les plus petits détails. Autrement dit, lorsque nous nous occupons des autres, Dieu s’occupe de nous ; et lorsque nous limitons notre prière et notre supplication aux besoins des autres, Dieu comble nos besoins sans que nous le demandions. C’est ainsi que se réalise, au moyen de la prière, le dessein salutaire du Christ, au sujet duquel il dit à ses apôtres : Allez, de toutes les nations faites des disciples (Mt 28,19).

L’homme dont le cœur s’est ouvert à Dieu se suffit de Dieu et ne doit plus rien demander pour lui-même. Celui dont le cœur ne s’est pas encore ouvert à Dieu a besoin de cœurs amis qui s’épanchent devant Dieu en sa faveur, afin que Dieu l’exauce par la prière fervente de ses frères. L’homme qui a connu Dieu et l’a aimé devient responsable devant Dieu de son frère dont le cœur ne s’est pas encore ouvert à Dieu. C’est ainsi que Dieu atteint les pécheurs égarés loin de lui, par la prière de ceux qui l’aiment et sont proches de lui.

Ceux qui ont aimé le Christ et qui lui sont fidèles deviennent sur la terre de véritables ambassadeurs du Christ. Par leurs prières et leur disposition à se dépenser, ils réconcilient Dieu avec les hommes et les hommes avec Dieu : Nous sommes donc en ambassade pour le Christ... Nous vous en supplions au nom du Christ : Laissez-vous réconcilier avec Dieu (2 Co 5,20).

Dans bien des cas, il devient impossible d’entrer en rapport avec les pécheurs et les égarés, soit à cause de leur hostilité, soit à cause de la honte qu’ils éprouvent à nous parler. Mais par la prière, nous dépassons ces obstacles qui nous séparent d’eux ; nous surmontons leur hostilité et nous évitons leur honte ; car par la prière, nous pouvons nous approcher secrètement de leur cœur, nous y glisser sans qu’ils le sachent et y gémir en nous identifiant à eux, comme si nous-mêmes, nous étions pécheurs et égarés ; tout cela avant même qu’ils ne nous connaissent et qu’ils ne nous parlent. Si donc, du fond de leur cœur, nous prions et crions vers Dieu en portant le poids de leurs fautes et de leur égarement, Dieu les entend à travers nous ; malgré leur insoumission naturelle, le repentir assaille leur conscience et l’appel au retour se fait si pressant qu’ils se dirigent bien vite vers Dieu et vers nous en demandant notre aide.

La prière est une force d’attraction par laquelle l’homme attire son frère par l’intermédiaire de l’Esprit Saint ; car c’est par l’Esprit que le Christ attire tout à lui (Jn 12,32) et transforme en lui-même la dualité en unité (Cf. Ép 2,14).

Nous avons grand besoin
qu’on prie pour nous

Ce ne sont pas seulement les pécheurs et les égarés qui ont besoin qu’on prie pour qu’ils se convertissent et reviennent à la connaissance de Dieu, mais nous aussi, vous et moi, nous avons grand besoin des prières des autres. Car trop souvent nous négligeons d’examiner notre conscience et nous y laissons traîner de graves fautes. Nous omettons de nous en accuser pendant de longues années, et elles contribuent à affaiblir notre vie spirituelle. À cause de cela, notre âme se trouve dépourvue de la puissance de Dieu et de l’action manifeste de la grâce. Nous parlons des péchés des hommes, nous prions pour les autres, tandis que le péché couve en nos membres, souille nos pensées et entretient nos passions.

Nous avons le plus grand besoin qu’on prie pour nous avec ferveur afin que l’Esprit nous dévoile les péchés qui traînent et se cachent en notre cœur, et afin que notre conscience soit prise de repentir et se convertisse. Nous pourrons alors recevoir en nous la puissance de Dieu, et nos prières et toutes nos œuvres seront ravivées par le dynamisme manifeste de la grâce. Les prières des autres, lorsqu’elles sont dirigées vers nous avec force et discernement, réveillent notre être intérieur. Elles deviennent comme des traits enflammés, étincelants, qui illuminent nos consciences et enflamment nos cœurs pour que nous cherchions la conversion et le salut. Les prières des autres, quand elles sont ferventes, deviennent pour l’homme de Dieu un facteur des plus importants pour rénover sa vie et acquérir plus d’énergie spirituelle.

Même les saints, les prophètes et les apôtres avaient besoin des prières des autres. Sans la prière du Christ pour lui, saint Pierre aurait péri à tout jamais par son reniement et sa foi aurait défailli sans retour (Lc 22,32). De même, n’était la prière sans relâche de l’Église pour lui, il aurait terminé sa vie en prison au temps d’Hérode (Ac 12,5). Saint Paul aussi avait une conscience aiguë de l’importance de la prière des autres pour qu’il lui soit donné " d’ouvrir la bouche " pour annoncer le message de l’Esprit et pour qu’il puisse persévérer dans son ministère. Aussi ne cessait-il jamais de demander à chaque Église de prier pour lui (Ép 6,19 ; Col 4,3 ; Ro 15,30 etc.). Le saint, le prophète, l’apôtre ne peut donc se suffire de sa propre prière pour lui-même ou pour son ministère, mais il a vivement besoin que les autres prient pour lui, afin qu’il soit plus entièrement rempli de la puissance divine et que la grâce suscite en lui de nouvelles énergies.

C’est ainsi que la prière des autres devient, pour celui qui agit ou qui prêche, une source irremplaçable d’énergie spirituelle. Dans la mesure où les prières des autres pour lui se font plus ferventes, son action devient plus efficace ; et tant qu’on persévère à plier les genoux pour lui devant le Seigneur, l’ardeur de son action persiste et ses paroles reçoivent la puissance et l’efficacité de l’Esprit Saint.

La prière pour les autres
est une grave responsabilité

La prière, quant à sa nécessité, passe par trois stades :

- Au début, nous ressentons cette nécessité comme un " acte de fidélité ", fidélité du serviteur envers son maître ou son créateur. On lui rend grâces, on le loue et on le glorifie en retour des bienfaits qu’on a reçus de lui. On sent que c’est de sa main qu’on reçoit et qu’on lui donne (cf. 2 Cr 29,14). Aussi est-il grave de cesser de prier. Le serviteur peut-il cesser d’être fidèle et rester encore dans la maison ?

- Quand on progresse dans la prière, on perçoit mieux l’essence même de la prière en tant qu’elle exprime la relation vivifiante qui unit l’homme à son Seigneur. L’homme qui prie vit de la vie de Dieu, et celui qui néglige la prière ne vit plus que par lui-même et ne reçoit pas en lui les signes manifestes de la vie divine. Si donc dans ses débuts la prière exprime la " fidélité du serviteur ", elle devient ensuite un " signe de vie éternelle ".

- Quand on continue à progresser dans la prière, on découvre une nouvelle dimension importante : la prière devient le canal par lequel passe la relation de l’homme avec ses frères. L’homme expérimente en effet que sa prière a commencé à devenir pour les autres aussi une source de vie et de puissance. Quelqu’un voit-il son frère commettre un péché... qu’il prie et il lui donnera la vie (1 Jn 5,16). Celui donc qui prie pour les autres relève et fait revivre des âmes mortes ou qui étaient en voie de mourir, selon la parole du Seigneur : Faites revivre les morts (Mt 10,8).

Ici, la prière commence à devenir une " grave responsabilité " ; car si, pour une raison quelconque, l’homme cesse de prier pour les pécheurs qui vivent autour de lui, et néglige de supplier en leur faveur, ils mourront dans leur péché. Ici la négligence dans la prière parvient à son comble et entraîne les plus graves conséquences. Le pécheur meurt dans son péché faute d’avoir eu l’âme réveillée, ranimée par la prière des autres. Comment alors pourra se justifier celui qui aura négligé de prier pour lui et l’aura privé ainsi de la source de vie dont Dieu l’a rendu responsable? Voyez-vous la gravité de la prière ?

Si donc la prière, au début de la vie spirituelle, semble être nécessaire, puis s’avère être, pour ceux qui y progressent, essentielle à la vie de l’Esprit, elle devient finalement pour ceux qui ont été initiés au mystère de la prière pour les autres, une des plus graves responsabilités que Dieu ait jamais confiées aux hommes.

L’homme qui ressent la nécessité de la prière pour les pécheurs et qui néglige de prier pour eux, prend part à une faute grave et devient responsable de leur mort.

Qui donc sait faire le bien et ne le fait pas se charge d’un péché (Jc 4,17).
Pour ma part, que je me garde de pécher contre le Seigneur en cessant de prier pour vous (1 Sam 12,23).

Celui qui a reçu la puissance de faire revivre un mort et ne le fait pas vivre devient responsable de sa mort. La prière est une capacité de ramener de la mort à la vie, puisque le péché est la mort de l’âme et la prière le moyen d’obtenir la rémission du péché.

La prière de la foi sauvera le malade et le Seigneur le relèvera. S’il a commis des péchés, ils lui seront remis (Jc 5,15).

Nous sommes donc appelés à prier pour les pécheurs, non seulement pour les sauver de la mort du péché, mais encore pour ne pas mourir nous-mêmes à leur suite. La prière que nous élevons pour eux, avec insistance, supplication et larmes, nous libère de la responsabilité de leur sang et nous évite de mourir à cause d’eux (Éz 3,19 ; 33, 1-9).

C’est ainsi que la prière d’intercession pour les pécheurs augmente la proportion des membres actifs dans la famille humaine, et cela en rendant l’homme responsable du salut de son frère. Fils d’homme, je t’ai établi guetteur pour la maison d’Israël (Éz 3,17). C’est ainsi que l’homme qui épanche son âme dans la prière pour les pécheurs est établi apôtre du message de salut pour toutes les catégories de pécheurs, proches ou éloignés de lui, qu’il a rencontrés durant sa vie ou qu’il n’a jamais connus. Allez, de toutes les nations faites des disciples (Mt 28, 19).

Par la prière, l’homme devient prêtre, en ce sens qu’il devient responsable du salut des autres et capable - dans l’amour, le don de soi et la participation au sacrifice et au sacerdoce du Christ - de les libérer de la condamnation à mort que leur valait leur péché. En se chargeant de leur péché, en gémissant du fond du cœur sous son poids et en faisant pénitence, il devient capable, se faisant pécheur à leur place, de demander leur pardon et de l’obtenir pour eux.

Voyant leur foi, Jésus dit au paralytique :
Confiance, mon enfant, tes péchés te sont remis
(Mt 9,2).

 

Le Père Matta El-Maskîne est moine copte,
abbé du Monastère Saint-Macaire
au désert de Scété en Égypte.
Ce texte a été publié dans Irénikon,
revue du Monastère de Chevetogne, 1986,
et reproduit dans le livre du Père Matta El-Maskîne,
Prière, Esprit saint et unité chrétienne
,
Éditions Bellefontaine, 1990.

 

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 08:59

L'EUCHARISTIE, pour la rémission des péchés


Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis

(Cahiers Saint-Irénée n° 32 - 1961)

 


             Sous ce titre nous trouvons, dans la revue "Irenikon" n° 2 de 1961, un article fort utile aussi bien pour le milieu catholique romain que pour les catholiques orthodoxes. L'article est signé D.A. Tanghe. L'auteur, certes, s'adresse surtout à ses coreligionnaires romains. Il écrit : 

« Qu'il revienne à l'eucharistie et à la communion d'opérer la rémission des péchés, c'est là un énoncé qui ne trouverait guère de place dans la théologie catholique actuelle. Bien au contraire, l'état de grâce est une des dispositions requises pour s'approcher de la communion. Sans cette disposition la communion devient un sacrilège. Les effets de la communion sont l'union avec Jésus-Christ et l'accroissement de la vie surnaturelle. D'après le concile de Trente l'eucharistie a encore comme effet de préserver des péchés mortels et de remettre les péchés véniels. Encore que, sur ce dernier point, on incline à penser que l'eucharistie ne pardonne pas les péchés véniels "ex operato" mais "ex opere operantes" » (p. 165). 

            Telle n'est pas la théologie orthodoxe. Elle n'a jamais mis « l'état de grâce » comme une condition à la communion. Pour elle, c'est un non-sens. On communie pour entrer « en état de grâce », et non parce qu'on est « en état de grâce ». En allant à la communion, un fidèle orthodoxe peut dire les célèbres paroles de Jeanne d'Arc : « Si je n'y suis, que Dieu m'y mette. Si j'y suis, que Dieu m'y garde ». 

            L'expression « état de grâce », dans la théologie romaine, sous-entend qu'on n'a pas commis de péché mortel, sans éviter les péchés véniels. Tout ceci est très loin de la conception orthodoxe ; ce langage est étranger à sa spiritualité. 

            De même, l'opinion que « l'eucharistie ne pardonne pas les péchés véniels ex opere operato mais ex opere operantes » sonne étrangement à l'oreille d'un non-romain. Cependant, si les conceptions et les langages diffèrent radicalement, le problème pratique reste vital. 

Malgré la théologie, l'ecclésiologie, les textes patristiques et liturgiques si nombreux et si clairs, la pieuse coutume a entouré la communion, en Orient, d'un tel respect sacré que, psychologiquement, on n'ose plus s'approcher si on n'est pas pur et digne, et, employant les termes scolastiques, si l'on n'est pas « en état de grâce ». On ne va plus communier pour être guéri, purifié et pardonné ; on s'y rend après le jeûne, la confession, une longue préparation, dans une robe lavée. On ose communier parce qu'on est pardonné et non pour être pardonné. La communion est devenue une fête - en Russie -, on félicite pour la communion -, elle, n'est plus le « pain quotidien ». 

Je me souviens d'une conversation avec quelques prêtres russes d'une grande qualité morale et d'une piété exemplaire. Ils soutenaient avec force que la communion est le couronnement, le sommet dont seuls les dignes peuvent s'approcher. Sans nier nullement que la communion est l'union avec le Christ, la source de la grâce, le feu qui nous divinise, qu'elle est le centre de la vie de l'Église, les prémices du repas eschatologique de l'Époux avec l'Église, j'indiquais à mes confrères qu'elle est en même temps le médicament, l'absolution, la purification, le pardon, la nécessité quotidienne et vitale pour le progrès spirituel, un instrument de notre salut, blessure pour le diable. Ils poussèrent des cris d'indignation, considérant que je jetais les perles aux pourceaux et que c'est sacrilège de regarder l'eucharistie comme un « instrument de notre salut ». Pour eux, la communion demeurait presque une récompense pour la bonne conduite. Pour laver les péchés, il y a le baptême, le jeûne, la pénitence, la confession, disaient-ils, mais pas la communion. 

Cette conception "janséniste" dans les milieux orthodoxes, privée de toute base liturgique et patristique, dévie le sens plénier de l'eucharistie et écarte les fidèles de la communion fréquente. On se demande pourquoi on lit, juste avant la communion et après la confession, des prières remplies de l'idée de pénitence et qui reprennent à plusieurs reprises les expressions « pour la rémission des péchés et la guérison de l'âme et du corps ». Et que dire de la Sainte Cène, quand le Christ dit Lui-même. « Prenez et mangez... buvez-en tous... en rémission des péchés ». 

N'avançons pas plus loin et donnons la parole à l'auteur : 

« Nous trouvons des traces importantes de cette théologie dans les liturgies d'Occident comme d'Orient ; il y a même des textes de la littérature ancienne qui nous en donnent un clair témoignage.

On a déjà étudié cet aspect de la théologie eucharistique dans les sacramentaires léonien, gélasien et grégorien[1]. La conclusion, bien appuyée sur les textes est celle-ci : Le repas divin, n'est pas moins efficace que la nourriture matérielle. Comme elle : Il répare et guérit. Ici les termes se pressent. Il est un remède, un médicament, une médecine, une guérison, il restaure, il renouvelle, il refait, il recrée. Il assure le présent, mais il répare aussi le passé. Comment l'eucharistie libère des fautes commises, la théologie devra l'expliquer. Mais à n'en pas douter, l'eucharistie est rémission des péchés (absolutio, venia, liberatio), nettoyage de l'âme (purgation mundatio, purificatio), satisfaction de l'injure faite à Dieu (expiatio, satisfactio). Elle laisse notre âme nette, pure, sainte et sauve (sanctificatio, sanitas, salus[2]) ». 

Cet examen des sacramentaires nous révèle la théologie valable pour l'époque du VIème au IXème siècle. Le Moyen-Âge latin a été également examiné sous cet aspect. En étudiant la préparation à la communion au Moyen-Âge, P. Browe a constaté que la confession n'était pas strictement requise. Il a fait remarquer à cette occasion que la communion elle-même aide à effacer les péchés. Il cite quelques textes intéressant à l'appui, en précisant qu'il ne s'agit pas seulement de la rémission des péchés véniels[3]

On peut comparer ici encore l'« Ordo ad accipiendum corpus Domini » dans le psautier de l'abbé Oderisius et l'« Ordo ad sumendum Corpus Domini » du doyen Jean à la fin du XIème siècle[4] qui ont des formules semblables. Il suffit d ajouter que de pareilles formules se sont conservées dans la liturgie latine jusqu'à nos jours, notamment dans la prière préparatoire à la communion « Domine Jesu Christe, Fili Dei vivi », après le baiser de paix, où le prêtre dit : « Libera me per hoc sacrosanctum Corpus et Sanguinem tuum ab omnibus iniquitatibus et universis malis... », dans la prière pendant la purification du calice : « Corpus tuum, Domine, quod sumpsi et Sanguis, quem potavi, adhoereat visceribus meis, et proesta ut in me non remaneat scelerum macula, quel pura et sancta refecerunt sacramenta » et dans un grand nombre de post-communions, dont la post-communion « pro vivis et pro defunctis » est un exemple typique : 

« Purificent nos, quoesumus, omnipotens et miseridentibus omnibus sanctis tuis, proesta ut hoc tuum sacramentum non sit nobis reatus ad poenwn, sed intercessio salutaris ad veniam ; sit absolutio scelerum, sit fortitudo fragilium, si contra omnia mundi periculafirmamentum ; sit vivorum atque mortuorum remissio omniwn delictorum ». 

            Le concile de Rouen (vers 880) prescrivit pour la distribution de la communion la formule : « Corpus domini et Sanguis prosit tibi ad remissionem peccatorum et ad vital æternam » - disons, en passant, que la formule du concile de Rouen est gardée dans notre liturgie gallicane -. Ce n'est point une formule isolée pour la transmission de la communion. Selon l'usage actuel dans les Églises byzantines le prêtre, en distribuant la communion, récite une formule équivalente : « Le serviteur de Dieu N… reçoit le précieux et très saint Corps de notre Seigneur Dieu et Sauveur, Jésus-Christ pour la rémission de ses péchés et pour la vie éternelle ». Le rite syrien oriental (chaldéen a conservé également une formule semblable : « Le corps de notre Seigneur au pieux fidèle N… pour la rémission de ses péchés » et « Le Sang de notre Seigneur pour le pardon des péchés... ». Il ne faudrait pas penser que ces formules sont d'invention plus récente. Même si ces formules étaient introduites dans la liturgie à une époque plus récente, elles devraient remonter à des schèmes plus anciens. Philoxène de Mabboug témoigne de ce que de son temps déjà, le prêtre, en distribuant la communion disait: « Le corps de Dieu pour le pardon des péchés » et « Le sang du Fils de Dieu pour la purification des fautes[5] ». 

Il faut souligner spécialement la présence de cette théologie dans les anaphores. Tout d'abord dans la prière de l'épiclèse. La liturgie des "Constitutions Apostoliques" (liturgie clémentine) continue l'épiclèse en disant «...pour qu'en y participant, ils se fortifient en piété et obtiennent la rémission de leurs péchés... ». Ainsi aussi la très ancienne anaphore des Apôtres Addai et Mari : « Que l'Esprit-Saint descende sur cette oblation de vos serviteurs, qu'Il la bénisse et la sanctifie, afin qu'elle soit pour l'expiation de nos fautes et pour le pardon de nos péchés ». De même l'anaphore de saint Jean Chrysostome et les anaphores syriaques de Timothée d'Alexandrie, de Sévère d'Antioche, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean Chrysostome et les deux anaphores des Douze Apôtres. 

Cette théologie revient encore dans les anaphores syriaques, dans les prières d'action de grâces : anaphore syriaque de saint Jean Chrysostome, anaphore des Douze Apôtres, première anaphore de Dioscore d'Alexandrie, première anaphore de Jacques de Saroug. 

Dans la liturgie de saint Jean Chrysostome, le prêtre récite à voix basse, pendant la litanie avant le "Pater", la prière suivante : 

« Nous Vous confions toute notre vie et tout notre espoir, Seigneur, ami des hommes, nous Vous prions et nous Vous supplions. Daignez nous faire participer aux mystères célestes et redoutables de cette table sacrée et spirituelle avec une conscience pure, "pour la rémission de nos péchés, le pardon de nos fautes", la communion du Saint-Esprit, l'héritage du royaume céleste, la confiance devant Vous et non le jugement et la condamnation ». 

Dans la liturgie de saint Basile, après le "Pater", le prêtre récite à voir basse la prière de l'inclinaison : 

« Maître et Seigneur, Père des miséricordes et Dieu de toute consolation, bénissez ceux qui inclinent leur tête devant Vous ; sanctifiez-les, gardez-les, fortifiez-les, affermissez-les, éloignez-les de toute action mauvaise, disposez-les à toute bonne œuvre et jugez-les dignes de participer sans condamnation à vos sacrés et vivifiants mystères, "pour la rémission de leurs péchés" et la communion de l'Esprit-Saint ». 

Dans l'office de la communion nous retrouvons des textes semblables : 

« De même que Vous n'avez pas rejeté celle qui était semblable à moi, la courtisane et la pécheresse, lorsqu'elle s'approche de Vous et Vous toucha, "agissez de même avec moi, pécheur, qui m'approche de Vous et qui Vous touche". Comme Vous n'avez pas eu en abomination sa bouche souillée et maudite lorsqu'elle Vous baisa, n'ayez pas non plus en abomination ma bouche qui est plus souillée et plus digne de malédiction que la sienne, ni mes lèvres infâmes, impures et profanes, ni ma langue .plus impure encore. "Que le charbon ardent de votre Corps tout saint et de votre Sang vénérable soit pour moi la sanctification", l'illumination, la force de ma pauvre âme et de mon corps, "l'allégement de mes nombreux péchés", une préservation contre toute influence du démon ». 

Dans la cinquième prière avant la communion : 

«...rendez-moi digne de participer sans crainte de condamnation à vos vénérables, immortels et redoutables mystères, "pour la rémission de mes péchés" et pour la vie éternelle, pour que mon âme et mon corps soient sanctifiés, illuminés, fortifiés, guéris et rendus à la pleine santé ». 

Dans la sixième prière avant la communion : 

«Rendez-moi digne de recevoir, sans craindre condamnation, vos divins, glorieux et vivifiants mystères. Que loin d'amener mon châtiment et l'aggravation de mes péchés, ils me purifient, me sanctifient, me soient un gage de vie future et de l'entrée dans votre royaume, une protection et un secours ; qu'ils mettent en fuite mes ennemis et me fassent "pardonner mes nombreux péchés" ». 

Dans la neuvième prière avant la communion : 

«... recevez-moi, qui m'approche de Vous et qui Vous touche, comme Vous avez accueilli la courtisane et l'hémorroïsse. Celle-ci a été guérie sans peine en touchant le bord de votre habit ; et moi, misérable, qui ose recevoir votre Corps tout entier, que je ne sois pas consumé ! Mais accueillez-moi, comme Vous avez accueilli ces femmes ; éclairez les facultés de mon âme, "brûlez la matière de mes péchés..." ». 

Dans la deuxième prière après la communion : 

«... faites-moi la grâce, jusqu'à mon dernier soupir, de recevoir dignement vos saints mystères avec une conscience pure pour la rémission de mes péchés et pour la vie éternelle». 

De la troisième après la communion : 

«...Vous qui êtes un feu qui consume les indignes, ne me brûlez pas, ô mon Créateur, mais plutôt glissez-Vous parmi mes membres, dans toutes mes articulations, dans mes reins et dans mon cœur. "consumez les épines de tous mes péchés", purifiez mon âme, sanctifiez mon cœur...». 

De la quatrième prière après la communion : 

«Seigneur Jésus-Christ, que votre saint Corps me procure la vie éternelle et que votre Sang divin "efface mes péchés" ». 

Les textes liturgiques nous donnent donc un témoignage abondant remontant à une très haute antiquité : cette théologie eucharistique est attestée en Orient comme en Occident. Mais les textes ne nous renseignent pas sur la portée de la rémission des péchés, ni sur les conditions éventuelles. 

Insistons sur le caractère thérapeutique de la communion, qui complète la vertu de la rémission des péchés. Aussi bien dans les prières avant qu'après la communion, on revient sur la guérison de nos âmes et de nos corps. 

Ayant parcouru les textes essentiels liturgiques, l'auteur se réfère aux Pères de l'Église : 

«Saint Éphrem nous donne un témoignage dans la seconde hymne sur la fondation de l'Église : "Par sa venue il a expulsé de toi (= Église) les victimes impures des sacrifices et il a placé en toi son corps comme vie et le calice de son sang comme gage, afin que par lui leurs crimes leur soient pardonnés" ». 

L'idée est claire : les sacrifices de l'Ancien Testament pour le pardon des péchés sont remplacés dans le Nouveau Testament par la communion. 

L'auteur de l'« Expositio Officiorum Ecclesiæ » a expliqué le rite du "sancta sanctis" d'une manière instructive pour nous : 

« Il y en a qui pensent que c'est du saint qui est sur l'autel que (le prêtre) dit qu'il convient dans la perfection, parce que c'est dans la perfection de la conscience que nous devons y participer et parce qu'il convient (seulement) à des saints.

Ils n'ont pas compris que "la communion est donnée aux pécheurs pour le pardon des péchés".  Le Christ quand il le donna, dit à ses apôtres : "Ceci est mon Corps, qui est rompu pour vous pour la rémission des péchés" et "ceci est mon sang du nouveau testament, qui est versé pour la rémission des péchés". Mais pour tout ce que le prêtre dit sans l'expliquer, il faut s'adresser au peuple, qui en donne l'explication...

«... Et ainsi quand le prêtre dit : le saint convient aux saints dans la perfection, c'est le peuple qui fait savoir qui sont les saints dont il parle ; et le peuple dit : un Père saint, un Fils saint, un Esprit-Saint » 

L'« Expositio » témoigne donc clairement de la communion pour le pardon des péchés, mais le contexte ne nous offre aucune précision. 

Saint Jean Maron dans son explication de la liturgie de saint Jacques interprète les paroles de l'Institution comme suit : 

« C'est pour deux raisons qu'il affirme nous donner Son corps, d'abord pour la rémission des péchés, ensuite pour donner la vie éternelle dans les cieux, comme Il a dit : celui qui mange Mon corps, vivra éternellement ». 

Saint Ambroise dans son « Expositio in Psalmum 118 » parle de la rémission des péchés, qui est dans la communion : « Soit prêt à recevoir ta protection, à manger le corps du Seigneur Jésus, qui contient la rémission des péchés, l'exigence de la réconciliation avec Dieu et de la protection éternelle ». 

Le « De Sacramentis » de saint Ambroise contient encore quatre témoignages : 

« Mais réfléchis: qu'est-ce qui est plus grand, la manne du ciel ou le corps du Christ ? Assurément c'est le corps du Christ, qui est l'auteur du ciel. Puis, celui qui a mangé la manne est mort; celui qui aura mangé ce corps obtiendra la rémission de ses péchés et il ne mourra jamais ».

« Si nous annonçons la mort du Seigneur, nous annonçons la rémission des péchés. Si, chaque fois que Son sang est répandu, il est répandu pour la rémission des péchés, je dois toujours le recevoir, pour que toujours il remette mes péchés. Moi qui pèche toujours, je dois avoir toujours un remède ».

« J'ai mangé mon pain avec mon miel ». Tu vois qu'il n'y a nulle amertume dans ce pain, mais qu'il est toute douceur. « J'ai bu mon vin avec mon lait ». Tu vois que c'est une sorte de joie qui n'est salie par aucune souillure de péché. Chaque fois, en effet, que tu bois, tu reçois la rémission des péchés et tu es enivré par l'Esprit. « Ainsi le saint Job offrait chaque jour un sacrifice pour ses fils, de peur qu'ils n'eussent commis quelque péché dans leur cœur ou en paroles. Toi donc, tu entends dire que chaque fois qu'on offre le sacrifice, on représente la mort du Seigneur, l'ascension du Seigneur, ainsi que la rémission des péchés, et tu ne reçois pas chaque jour le pain de vie ? Celui qui a une blessure cherche un remède. C'est une blessure pour nous d'être soumis au péché ; le remède céleste, c'est le vénérable sacrement ». 

Saint Augustin en répondant aux questions de Janvier, oppose deux avis sur la fréquence de la communion, qu'il approuve toutes deux ; le second se présente comme suit : 

« Si la plaie du péché et la violence de la maladie sont telles, qu'il faille remettre l'utilisation de pareils médicaments, c'est de l'autorité du pontife qu'il faut être écarté de l'autel pour faire pénitence et c'est de la même autorité qu'il faut être réconcilié. Car ceci veut dire recevoir indignement (la communion), si quelqu'un la reçoit au moment où il devrait faire pénitence ». 

Ce qui rend la communion indigne, c'est le défaut de pénitence, mais l'eucharistie en soi est un médicament. 

La question 44 des "Quæstiones et responsiones ad orthodoxes" attribués à saint Justin en témoigne également : 

«La vision du prophète Isaïe signifiait le Christ, assis sur le trône de gloire, "purifiant par la participation à sa chair les péchés des hommes impies", qui partout glorifient la sainte Trinité à cause de la grandeur de ses dons divins». 

Saint Jean Damascène l'a exprimée dans une belle comparaison théologique : 

« Pour ceux qui y participent dignement avec foi, l'eucharistie est pour le pardon des péchés et pour la conservation de l'âme et du corps ; mais pour ceux qui y participent indignement et sans foi elle est punition et châtiment, comme la mort de notre Seigneur devint pour les croyants la vie et l'incorruptibilité pour atteindre à la béatitude éternelle, mais pour ceux qui n'ont pas cru et qui ont tué le Seigneur une punition et un châtiment éternel ». 

Le principe de l'eucharistie pour le pardon des péchés y est clairement exprimé ; en outre, les indignes ne semblent pas être les pécheurs, mais ceux qui n'ont pas la foi. 

Puis l'auteur fait une analyse fidèle de la position théologique de Thomas d'Aquin. 

« Saint Thomas d'Aquin dans sa "Somme théologique" se demande si l'eucharistie a comme effet de remettre les péchés mortels. L'usage et l'enseignement de son temps disent qu'on ne peut s'approcher de la communion avec des péchés mortels ; plutôt que la rémission ce serait la condamnation (Sed contra). Cependant il s'est rendu compte que des prières liturgiques montrent que l'eucharistie remet des péchés mortels (ad 3m). Il résout cette opposition en expliquant que les "scelera" sont ceux, dont on n'a pas conscience, ou que ce qu'on demande, par l'"absolutio scelerum", c'est d'avoir une meilleure contrition, ou de mieux les éviter. En pratique pour saint Thomas, l'eucharistie ne pardonne pas le péché mortel. En théorie cependant il n'a pas abandonné le principe que l'eucharistie en soi pardonne le péché : "Respondeo dicendum quod virtus hujus sacramenti potest considerari dupliciter. Uno modo, secundum se. "Et sic hoc sacramentum habet virtutem ad remittendum quoecumque peccata", ex passione Christi, quoe est fons et causa remissionis peccatorum" ». 

L'auteur souligne l'unité intime entre les sacrements d'initiation, en particulier le baptême et la communion. Le problème de la confirmation est estompé chez lui. Cette unité des trois sacrements d'initiation est fidèlement sauvegardée par l'Église orthodoxe, mais elle s'est perdue dans l'Église catholique romaine. En effet, ces trois sacrements se sont détachés l'un de l'autre par la pratique de la confirmation et de la communion tardives. 

         N'oublions pas que nous sommes lavés autant par le sang du Christ que par l'eau du baptême. L'auteur écrit : 

« Aphraate nous donne dans un passage de sa IVe démonstration sur l'oraison l'exposé suivant: 

« (Isaïe) leur a dit (aux Juifs) : vos mains sont pleines de sang. Quel est ce sang qu'Isaïe a prévu, sinon le sang du Christ, qu'ils ont fait descendre sur eux et sur leurs enfants... Mais s'ils étaient lavés dans l'eau, s'ils recevaient le corps et le sang du Christ, leur sang serait expié par le Sang et leur corps serait purifié par le Corps ; leurs péchés seraient lavés... ». 

Il s'agit dans ce texte du péché des Juifs qui ont crucifié Jésus-Christ. Ils pourront obtenir le pardon de leur péché par la cérémonie qui se compose du baptême et de la communion. A côté du baptême qui "lave les péchés" se trouve la communion au corps et au sang du Christ qui "purifie le corps et le sang". 

Saint Cyprien dans son "Liber de lapsis (XV-XVI) parle d'un mal nouveau qui vient de se faire jour dans l'Église. Certains, ayant participé aux sacrifices des démons (ab aris diaboli revertentes) s'approchent de la communion ; ils ne se préoccupent pas de pénitence, mais oublient tout simplement leur crime (penitentia de pectoribus excussa est, gravissimi extremique delicti memoria sublata est). Ils méprisent la monition de l'Apôtre aux Corinthiens : « Quiconque mange le pain ou boit le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur » (I Corinthiens 2, 27). Il continue : "Spretis his omnibus atque contemptis, ante expiata delicta, ante exomologesim factum criminis, "ante purgatam conscientiam sacraficio et manu sacerdolis"..., vis infertur corpori ejus et sanguini, et plus modo in Dominum manibus atque ore delinquunt quam cum "Dominum negaverunt". Il est donc question ici du péché d'apostasie dont le remède doit être la pénitence, la confession, l'imposition des mains et le sacrifice eucharistique. Nous voyons donc que le sacrifice eucharistique, comprenant sans doute la communion, sous les conditions préalables de la pénitence, de la confession et de l'imposition des mains, joue un rôle dans la rémission du péché, même du péché d'apostasie ».                                              

L'auteur termine son étude par "L'application du principe", paragraphe moins réussi que les autres, mais à sa décharge disons que ce sujet a été très peu étudié en général dans la théologie : 

« Théodore de Mopsueste lui aussi sait que la communion opère la rémission des péchés, mais va faire des distinctions. Dans sa deuxième homélie sur la messe (XVIe homélie) il nous parle des effets de la communion : 

« Le corps et le sang de notre Seigneur et la grâce de l'Esprit-Saint, qui par là nous sera donnée, nous procureront des secours pour les œuvres bonnes, et nous fortifieront dans nos dispositions, repoussant les vains calculs et éteignant aussi absolument les fautes - si toutefois ce n'est pas volontairement que nous avons agi, mais qu'elles nous ont assailli sans que nous y pensions, et que par la faiblesse de notre nature, sans le désirer, nous y sommes tombés, mais que nous en avons ressenti une grande tristesse et avec une vive contrition nous prions de Dieu à cause de ces fautes que nous avons commises. "Sans doute", en effet, "la communion aux saints mystères nous donnera la rémission de telles fautes, puisque lui-même notre Seigneur a dit clairement : "Ceci est Mon corps, qui pour vous a été rompu en vue de la rémission des péchés", et : "ceci est Mon sang, qui pour vous a été répandu en vue de la rémission des péchés" (Matthieu 26, 26-28), et : "Je suis venu, dit-il, non pour appeler les justes mais les pécheurs à la pénitence" (Matthieu 9, 13). Si donc c'est sans y prendre garde que nous péchons, il nous sera dur de nous approcher des saints mystères ; (si) avec zèle nous faisons le bien et avons horreur du mal et nous nous repentons sincèrement des fautes qui nous arrivent, - à - "certainement nous aurons, par la réception des saints mystères, le don de la rémission des fautes" selon la parole de notre Seigneur le Christ ... ». 

Pour Théodore, le pardon des fautes par la Communion, promise par Jésus-Christ dans les paroles de l'institution, s'applique aux péchés de négligence et de faiblesse. Il dit encore : 

« Si, en effet, le "charbon ardent" qui fut présenté au moyen dune pince par le Séraphin, approchant les lèvres enleva absolument les péchés et ne brûla ni ne consuma selon la nature de l'objet visible, bien plus - quand tu vois le pontife, à cause de la grâce de l'Esprit qui est en lui en vue de ce ministère, te donner de ses mains ce don (la communion) avec une grande assurance -, te faut-il, toi, avoir confiance et le recevoir avec grande espérance». 

Mais il y a d'autres péchés : 

« Si nous avons commis un grand péché, qui rejette la loi, à jamais - ceci n'est pas dit n'importe comment - il nous faut nous abstenir de la communion... ». 

Ces "grands péchés" pour Théodore sont de l'ordre de celles que saint Paul énumère dans I Cor. 5. 

C'est Philoxène de Mabboug qui nous donne l'information la plus claire et la plus complète. Philoxène veut prouver que l'Esprit-Saint (= la grâce) ne quitte pas l'âme du pécheur. Un de ses arguments est précisément fondé sur la communion pour la rémission des péchés : si l'Esprit-Saint quittait le pécheur, celui-ci deviendrait comme un non-baptisé et il ne pourrait plus s'approcher de la communion ; or c'est précisément comme pécheurs que le prêtre et le peuple communient : 

« Et après avoir achevé ces sacrifices divins et accompli ces mystères par la descente du Saint-Esprit, il ne distribue pas l'Eucharistie aux autres, avant de l'avoir prise lui-même d'abord, comme un indigent, reconnaissant devant toute l'Église, que lui le premier, il prend l'Eucharistie, "pour être purifié par elle" ; puis il la distribue aux autres, afin que soit accomplie réellement la parole, que d'abord il offre le sacrifice pour lui-même et ensuite pour le peuple. Car s'il n'avait pas sacrifié d'abord pour lui-même, il ne se serait pas approché le premier de l'Eucharistie. Donc son sacrifice témoigne contre lui qu'il est pécheur, car "c'est en tant que pécheur qu'il prend l'Eucharistie pour elle, purifié par elle" et il la distribue à tous ceux qui sont dans ces dispositions. Pour cette raison, au moment de leur distribuer les Mystères, il dit : "Le corps de Dieu pour le pardon des péchés" et : "Le sang du Fils de Dieu pour la purification des fautes", rappelant par cette parole ce que notre Seigneur dit à Ses disciples lorsqu'il leur distribua Ses Mystères : "Ceci est Mon corps, qui est rompu pour vous pour le pardon des péchés" et "Ceci est Mon sang qui est versé pour le pardon des péchés" ». 

Il est intéressant de noter que pour Philoxène : « il n'y a pas de péché qui puisse nous dépouiller de notre baptême (c'est-à-dire, de l'Esprit et de la grâce) ni l'adultère, ni le vol, ni la fornication, sauf la négation de Dieu et de la communication avec les démons, parce que l'Esprit n'entend pas rester là où habite Satan » 

Toutefois l'argument de Philoxène est affaibli par le fait qu'en son temps certains théologiens ou pasteurs prétendaient que le péché empêche le fidèle de s'approcher de l'eucharistie. C'est pourquoi il dit : 

« Comment alors le pécheur s'approche-t-il de la communion des saints mystères, si l'Esprit-Saint qui lui permettait de le faire n'est pas en lui ? - Comme le non-baptisé ne peut pas s'approcher des Mystères, ainsi le pécheur (ne le peut pas), si le Saint-Esprit l'a quitté selon la parole stupide de ceux qui disent : il ne peut pas s'approcher des Mystères. Et si le pécheur ne s'approche pas des Mystères, pourquoi ont-ils été donnés ? Que devient cette parole : "Ceci est Mon corps qui est rompu pour la rémission des péchés" et "Ceci est Mon sang qui est versé pour la rémission (des péchés) ». 

À comparer Philoxène de Mabboug avec Théodore de Mopsueste, on constate que les deux sont d'accord pour affirmer en général que l'eucharistie pardonne les péchés. Mais alors que pour Philoxène c'est la rémission de tous les péchés, sauf la négation de Dieu et la communication avec les démons, qui enlèvent l'Esprit-Saint, pour Théodore il y a plusieurs péchés graves qui empêchent de s'approcher des Mystères ; ce sont des péchés considérés comme graves en soi, commis sans crainte, non par faiblesse ou par négligence, qui enlèvent l'Esprit quand on y persévère et y demeure. La différence entre Philoxène et Théodore ne porte essentiellement que sur le point de savoir quels sont les péchés qui enlèvent l'Esprit. 

Un dernier témoignage très explicite nous est donné par une page que le copiste du manuscrit syriaque 201 de la Bibliothèque Nationale a inséré dans le texte du "Liber Graduum". En voici la traduction française : 

« Du livre du paradis. L'abbé Pémen a dit : ...Les péchés commis avant le baptême, sont remis par le baptême purificateur; comme il est dit : faites pénitence et que chacun de vous se laisse baptiser au nom de notre Seigneur Jésus-Christ pour le pardon des péchés (Actes 21, 38). Les péchés commis après le baptême (sont remis) par les saints mystères du corps et du sang de notre Seigneur : ceci est Mon corps et ceci est Mon sang qui est rompu et qui est versé pour la rémission des péchés. C'est ainsi qu'ils seront remis : si ce sont des péchés que l'Écriture Sainte condamne sévèrement, que saint Paul commande d écarter du royaume des cieux ceux qui les commettent, ceux-là seront remis, quand après un certain temps de (pénitence) dans des sacs et la cendre selon les canons et les lois imposées aux transgresseurs par les supérieurs, on reçoit la communion, le cœur plein de repentir sur ses transgressions. Mais si on commet quelque faute envers les frères, et si en toute humilité on fait une métanie en demandant le pardon avec repentir, immédiatement Dieu lui pardonne, puisqu'il dit : va te réconcilier avec ton frère, et : pardonne et on te pardonnera ». 

Ce manuscrit est du XIIème siècle. Et ce texte sort évidemment d'un milieu monastique, où cette théologie s'est peut-être conservée plus longtemps. Peut importe ici, il exprime très clairement le principe que tous les péchés commis après le baptême sont remis par la communion, à condition certes qu'il y ait pénitence et componction. 

La conclusion de l'auteur est un point d'interrogation : « si la rémission est accordée par l'eucharistie, on comprend difficilement quelle soit en même temps l'effet du sacrement de pénitence. On peut espérer ainsi que l'étude historique et approfondie de cet aspect enrichisse notre connaissance et de l'eucharistie et de la pénitence ». 

Nous sommes d'accord avec l'auteur qu'une étude approfondie sur l'évolution des sacrements s'impose. Pourtant, nous pensons que le caractère médical et purificateur de la communion n'affaiblit nullement la confession, ne la rend point inutile, ne fait pas d'elle un double emploi. N'est-elle pas le "deuxième baptême", le "baptême de l'âme" ? Mais c'est un autre sujet, que nous ne pouvons traiter ici. 

Nous nous sommes permis de présenter largement cet article, car il fait ressortir avec une honnêteté toute orthodoxe et un sentiment très catholique ce qui est "supra-essentiel" pour notre vie chrétienne : le double aspect des dons divins, qui remettent nos péchés et nous procurent la vie éternelle, nous libèrent du joug de Satan et nous unissent au Christ, combattent en nous la mort et nous remplissent de l'Esprit de vie, nous arrachent à l'ignorance et nous éclairent par la connaissance de la vérité, nous sauvent et nous déifient.

 

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 08:57

LA COMMUNION FREQUENTE

 

Saint Jean de Saint-Denis

 


 La communion fréquente, même quotidienne, est conforme à l'enseignement des Pères de l'Eglise et aux Sacrés Canons. 

L'Eglise primitive, ainsi que la majorité des Pères de l'Eglise, appelaient les fidèles à la communion fréquente et même quotidienne. Les Pères de l'Eglise, tels que Tertullien, Clément et Origène d'Alexandrie, saint Cyprien, saint Cyrille de Jérusalem, saint Ambroise, saints Hilaire de Poitiers, Chromacé d'Aquilée, Augustin, Cassien... voyaient dans les paroles de la prière dominicale : «Donne-nous aujourd'hui notre pain substantiel», en plus du pain terrestre le pain eucharistique de chaque jour. 

Tous les Pères des premiers siècles conseillaient la communion quotidienne : 

- Tertullien : «Les mains des Chrétiens touchent chaque jour le Corps du Seigneur» (P.L.t.1 ; col. 669). 

- Saint Cyprien : «Les Chrétiens communient chaque jour, sauf faute grave». 

- Saint Clément et Origène d'Alexandrie parlent dans le même sens (P.G.t. IX ; col. 628 et T. XII ; col. 218). 

- Saint Basile nous dit que les fidèles «communient jeudi, vendredi et dimanche et tous les jours de mémoire des Saints». Il préfère la communion quotidienne et cite le cas des fidèles et des moines qui, le jour où ils ne peuvent pas se rendre à l'église, communient de leurs propres mains, chez eux (93ème épître, P.G.t.XXXII ; col. 484). 

- Saint Jean Chrysostome, parlant du Sacrifice quotidien, regrette qu'on ne communie pas chaque jour (P.G.t.LXII ; col. 2889). 

Mais déjà au IVème siècle la communion se raréfie. Saint Jean Chrysostome constate que certains Chrétiens ne communient qu'à l'Épiphanie, Carême et Pâques. Si la majorité des moines, selon le témoignage de Rufin, de Saint Barsanuphe (IVe) et de saint Théodore Studite, communie quotidiennement, la pratique de la communion chez les fidèles varie entre la communion quotidienne, fréquente, trois fois par an ou une fois l'année. Ainsi, les Pères de l'Eglise, tout en plaçant comme idéal la communion quotidienne, tolèrent les variations. 

Les Règles canoniques n'obligent pas à la communion quotidienne, mais les 8ème et 9ème règles apostoliques ordonnent la communion aux prêtres et fidèles assistant à la liturgie et désapprouvent ceux qui, sans cause valable, s'y dérobent, car celui qui ne communie pas est un excommunié et se trouve hors de l'Eglise. Les Règles apostoliques reflètent la vie des trois premiers siècles, mais elles restent en vigueur jusqu'à notre époque, car le droit canonique orthodoxe les a placées au-dessus des sept conciles oecuméniques. Le premier concile oecuménique n'a pris plusieurs décisions qu'en les soumettant à l'autorité des Canons apostoliques. Ainsi, la non communion des prêtres ou des fidèles assistant à la liturgie reste une attitude irrégulière. Mais le IVème siècle, par économie, adoucit cette règle et réclame la communion au moins tous les trois dimanches. 

Les époques se succèdent et la communion dégénère aussi bien en Orient qu'en Occident pour tomber enfin dans la tragique décadence des XV et XVIèmes siècles où les évêques même ne célébraient ni ne communiaient pendant des années, préférant la chasse et les banquets à l'eucharistie et préparant ainsi l'athéisme.

Heureusement, cet état déplorable fut combattu par des esprits éclairés d'en-haut, aussi bien en Orient qu'en Occident. 

Guidé par le Saint-Esprit, le Patriarche Athenagoras de Constantinople a canonisé récemment saint Nicodème l'Hagiorite, maître spirituel qui prêcha à temps et contre-temps parmi les fidèles et les moines la communion quotidienne. Ce saint fut accusé, d'ailleurs, par des moines aveuglés, d'être un agent des Jésuites qui prônaient eux aussi la communion fréquente ; canoniste éminent, intime de la pensée patristique, saint Nicodème puisait en réalité sa doctrine dans la source orthodoxe. Saint Séraphin, Flamme de l'Esprit, Jean de Crondstadt, ce thaumaturge à la vertu d'Élie, et tant d'autres maîtres et guides spirituels incontestés, appellent à la communion fréquente, car elle procure une force spirituelle incomparable, introduit la chasteté des mœurs, fortifie les âmes dans leurs luttes, dévoile les ruses du démon. 

Un des théologiens russes dit, à juste titre, que le régime normal d'un fidèle est la communion à la liturgie et qu'en cela il diffère d'un catéchumène, d'un pénitent ou d'un schismatique. Ainsi, actuellement, selon sa pensée, l'Eglise est composée du prêtre célébrant qui tient la place du fidèle et de la masse du peuple qui ne communie pas, semblable aux catéchumènes, pénitents et schismatiques. 

Les Pères de l’Eglise «égaux aux apôtres et docteurs de l'univers», sont les «canons de la foi». En les imitant, nous appelons à la communion fréquente et n'osons pas réclamer la communion quotidienne, sauf dans les cas très exceptionnels. 

Nous devons noter que les anciens catholiques romains devenus orthodoxes sont profondément choqués par la rareté de la communion chez les orthodoxes orientaux, particulièrement chez les Grecs. Lorsque la délégation française, par exemple, se rendit à Constantinople, elle fut la seule à communier, à la grande joie du Patriarche Athénagoras. 

Quelques orientaux peuvent s'étonner, étant donné leur habitude, de la communion fréquente des occidentaux. Tout en désirant la propagation de la communion fréquente dans l'Eglise universelle, nous pensons qu'il faut s'en tenir à l'esprit de tolérance, disant avec l'apôtre Paul «ne jugez pas ceux qui mangent ou ceux qui ne mangent pas». 

Saint Photius précise cette attitude : «Comme les usages diffèrent selon les lieux, que personne, s'il veut juger avec équité, ne s'avise de blâmer ceux qui les observent non plus que ceux qui ne les observent pas quand ils ne les ont pas reçus, pourvu qu'on ne touche pas à la foi ni aux ordonnances prises d'un commun accord». 

Mais c'est saint Augustin qui s'exprime de la façon la plus claire : «Les uns communient chaque jour, les autres à certains jours déterminés seulement. Ici, aucun jour ne se passe sans qu'on célèbre le Saint Sacrifice ; là, on ne célèbre les Mystères que les samedis et dimanches, ou le dimanche seulement. Les coutumes de ce genre sont librement observées et, pour un chrétien grave et prudent, le mieux est de faire ce qu'il voit faire là où il se trouve. Car il faut regarder comme indifférent ce qui n'est pas contre la foi ou les mœurs, et juger les choses du point de vue du milieu où l'on vit». 

Ainsi, conformément à l'esprit orthodoxe, que les Occidentaux qui prient dans les Églises orientales respectent leur discipline et que les Orientaux qui prient chez nous fassent de même, car saint Augustin ajoute : «Comme le centurion et Zachée honorèrent tous deux le Sauveur, quoique diversement, ici et là, on honore le sacrement ici, en n'osant par respect le recevoir chaque jour, là, en n'omettant pas de le recevoir chaque jour pour l'honorer». 

Que notre tolérance témoigne de la «liberté intérieure des enfants de Dieu», mais réjouissons-nous de ce que la faim et la soif du Christ aient reparu ces derniers temps. Si les masses ne sont pas encore parvenues à la communion quotidienne, les chrétiens progressent de plus en plus vers la communion fréquente et les âmes se réveillent, le diable faiblit, les péchés sont combattus, un souffle de vie divine parcourt le peuple chrétien. 

Quelle joie spirituelle se propage lorsque toute la communauté participe au Banquet Divin ! 

Monseigneur Jean, évêque de Saint Denis

 

 

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 08:24

 

VINGT-HUITIÈME DEGRÉ


De la prière, sainte et féconde source de vertus; du recueillement de l'esprit et du repos du corps qui lui sont nécessaires.


1. Si vous envisagez la prière en elle-même, dites que c'est une sainte conversation, une douce union avec Dieu; mais si vous considérez sa vertu et sa puissance, il faut dire que c'est elle qui conserve le monde, réconcilie la terre avec le ciel, produit les larmes sincères du repentir et en naît quelquefois, efface les péchés, triomphe des tentations, nous console et nous protège pendant le temps fâcheux des afflictions, met une fin et un terme aux guerres cruelles que nous font nos ennemis, exerce dans nous les fonctions des anges, devient la nourriture des esprits, procure les joies futures, entretient le coeur dans une action continuelle, fait acquérir les vertus, obtenir les dons célestes, et avancer à grands pas dans les voies de la perfection; il faut ajouter qu'elle est le vrai froment de l'âme, la lumière de l'esprit, la ruine du désespoir, la maîtresse de l'espérance, le fléau de la tristesse, la fortune des religieux, le trésor des solitaires, lÕextinction de la colère, le miroir des progrès dans la vertu, la démonstration certaine des règles qu'on doit suivre, la manifestation de l'état de notre âme, la notion claire des biens futurs et l'indice de la gloire éternelle; il faut enfin avouer qu'elle est, dans la personne qui prie, une espèce de palais et de tribunal où le souverain Juge, sans attendre le dernier jour, rend à tout moment ses arrêts de justice et de miséricorde.


2. Levons-nous et écoutons avec attention cette reine des vertus qui nous appelle et qui nous adresse ces paroles à haute voix :
Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Moi je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et vous trouverez le repos pour vos âmes et la guérison de vos blessures. Car mon joug est doux, (Mt 11,28-30) et J'ai le pouvoir d'effacer les plus grandes fautes.

3. Lorsque nous nous présentons devant notre Roi et notre Dieu, pour Lui adresser nos vÏux et nos supplications, ayons soin de nous être préparés à cette importante action, et craignons que, nous voyant venir de loin sans les armes spirituelles et sans les autres ornements qu'Il exige de nous, Il ne commande aux exécuteurs de sa justice de nous chasser honteusement de sa Présence, de nous charger de chaînes et de nous conduire en exil, après avoir déchiré sous nos yeux et jeté au visage nos requêtes et nos prières.


4. Allez-vous faire à Dieu quelques prières, revêtez avec soin votre âme des habits qui lui conviennent, dépouillez votre esprit et votre coeur de tout souvenir et de tout sentiment des injures que vous auriez reçues de vos frères; car ce souvenir et ce sentiment paralyseraient absolument l'effet de votre supplication.


5. Faites en sorte qu'elle soit simple, sincère et sans affectation — une seule parole eut jadis le pouvoir de réconcilier avec Dieu le publicain et l'enfant prodigue.


6. Les personnes qui se présentent devant Dieu pour prier, y paraissent presque toutes dans la même posture; mais elles ne prient pas toutes de la même manière, car les formes et les variétés de la prière sont innombrables. En effet les unes parlent et agissent avec Dieu, comme elles le feraient avec un ami ou un maître plein de bienveillance; et, en Lui offrant l'encens de leurs vÏux et de leurs louanges, elles ne pensent pas seulement à elles, mais s'occupent des besoins et des nécessités de leurs frères; d'autres conjurent avec ardeur le Seigneur de leur accorder les grâces, les faveurs spirituelles, la gloire céleste, et d'augmenter en elles la confiance qu'elles ont en sa Bonté; d'autres lui demandent tous les secours dont elles ont besoin pour triompher, et se délivrer entièrement des efforts de leurs ennemis; d'autres sollicitent avec instance quelque avantage spirituel qu'elles désirent avec beaucoup d'ardeur; d'autres expriment à Dieu combien elles désirent pouvoir êtres déchargées des inquiétudes cruelles que leur fait éprouver le souvenir des dettes qu'elles ont eu le malheur de contracter vis-à-vis de sa justice; d'autres énoncent combien elles souhaitent de sortir de la prison de leur corps; d'autres se contentent de postuler le pardon des fautes qu'elles ont commises.


7. Témoigner à Dieu une vive et sincère reconnaissance des bienfaits que nous avons reçus de Lui, est la première chose que nous avons à faire et à laquelle nous ne devons jamais manquer au commencement de nos prières; une humble et humiliante confession de nos péchés, est la seconde; exprimer à Dieu de tout notre coeur l'horreur et la douleur que nous avons de ms péchés, est la troisième. Or, après que nous aurons rempli ces trois premières qualités de la prière, nous continuerons ce saint exercice, en demandant au Roi de l'univers toutes les grâces que nous désirons et dont nous sentons que nous avons besoin. C'est sûrement là la meilleure manière de faire nos prières; aussi un ange l'a-t-il révélée à un fervent moine.


8. Avez-vous jamais comparu devant un juge de la terre ? Rappelez-vous de quelle manière vous en avez agi pour gagner votre procès, et conduisez-vous de même en vous présentant devant Dieu. Si au contraire vous n'avez point paru en présence d'un juge mortel ou que vous n'ayez pas eu occasion de voir les autres à son tribunal, que les malades à qui l'on va faire une opération par le fer et par le feu, vous apprennent à prier Dieu. Voyez avec quelle ardeur, et quelles paroles ils conjurent leur médecin de prendre soin d'eux et de ne pas trop les faire souffrir.


9. Gardez-vous bien de rechercher dans vos prières des mots élégants et bien arrangés; car très souvent les paroles simples et entrecoupées des enfants leur ont attiré l'amitié et les bonnes grâces de leur Père qui est dans les cieux.


10. N'employez pas non plus de longs discours, lorsque vous priez; car le soin et la peine que vous prendriez pour trouver les mots capables d'exprimer vos pensées et vos sentiments, dissiperaient votre esprit et vous feraient perdre le recueillement qui vous est nécessaire. Une seule parole ne mérita-t-elle pas au publicain la plénitude des Miséricordes du Seigneur ? Une seule parole ne procurât-elle pas le salut au bon larron sur la croix et au moment d'expirer ? Les grands mots et les belles phrases ne sont propres qu'à remplir l'esprit d'illusion et de dissipation; tandis que quelques paroles dictées par un coeur plein de foi, ont forcé l'esprit à rentrer dans le recueillement et dans l'attention.


11. Vous Sentez-vous ému et touché par quelque pensée ou quelque sentiment que vous exprimez à Dieu, ne passez pas outre : demeurez-y, arrêtez-vous-y; car c'est une preuve que votre ange gardien prie avec vous.


12. Avez-vous de solides raisons de croire que votre coeur est pur et innocent, ne parlez pas pour cela à Dieu avec trop de familiarité, mais avec une humilité profonde, et cette humilité fortifiera votre confiance en sa Miséricorde.
13. Quand même vous auriez acquis toutes les vertus, ne cessez de demander pardon à Dieu de vos péchés. Saint Paul ne dit-il pas lui-même qu'il est le premier des pécheurs (cf. 1 Tim 1,15) ?


14. On assaisonne les viandes avec du sel et de l'huile; mais c'est avec la tempérance et les larmes de la pénitence, qu'on assaisonne la prière.


15. Lorsque vous aurez acquis une douceur parfaite, et que vous aurez complètement triomphé de l'aigreur et de la colère, vous n'aurez que peu de violence à vous faire pour être délivré de tout trouble et de toute agitation dans vos prières.


16. Tant que nous n'avons pas acquis la véritable prière, nous sommes semblables aux petits enfants à qui l'on apprend à marcher.


17. Travaillez donc à élever votre esprit jusqu'au ciel, ou plutôt, à le fixer dans la méditation de certaines paroles qui se trouvent dans vos prières; et, bien qu'à cause de la faiblesse de votre enfance spirituelle, il vous arrive de faire des chutes, relevez-vous promptement et reprenez courageusement votre chemin. Hélas ! Malheureusement l'inconstance n'est que trop le funeste apanage de l'esprit humain ! Mais le Tout-Puissant peut changer cette inconstance en une constance et une fermeté inébranlables. Or, si vous ne cessez pas de lutter contre l'instabilité de votre esprit, Dieu, qui a fixé des bornes aux flots agités de la mer, en donnera Lui-même aux agitations de votre esprit, et leur dira :
Vous viendrez jusque là, mais vous n'irez pas plus loin. (Job 38,11) Il est impossible à l'homme d'enchaîner la légèreté de l'esprit; mais tout est possible à Dieu, car c'est Lui qui a créé l'esprit.


18. Si vous avez jamais considéré Dieu, qui est le soleil de justice, vous pourrez vous entretenir avec Lui selon le respect qui Lui est dû; mais si vous n'avez pas encore eu le bonheur de Le voir et de Le connaître, comment vous sera-t-il donné de pouvoir traiter avec Lui ?


19. Pour mériter ce grand bien, ayez soin de ne jamais commencer vos prières qu'après avoir désavoué et rejeté d'un grand courage toutes les distractions qui vous arriveraient; continuez-les ensuite en appliquant fortement votre esprit à la méditation des paroles dont elles sont composées; enfin tâchez de les terminer par un saint ravissement en Dieu.


20. Les douceurs et la joie qu'éprouvent dans le saint exercice de la prière les religieux qui vivent avec leurs frères, sont toutes différentes des douceurs et de la joie que goûtent les religieux qui vivent dans la solitude. Les premiers, se trouvent exposés aux illusions de la vanité; tandis que les solitaires n'y sont point exposés, puisqu’ils n'ont que Dieu pour témoin de leur prière, la sainte humilité, devient l'âme de leurs communications avec le Seigneur.


21. Vous serez recueilli partout, même à table, si, par des efforts constants et par une attention soutenue, vous vous entretenez dans le recueillement, et que vous veniez à bout de ramener promptement votre esprit, quand il s'égare. Si, au contraire, vous laissez à votre imagination la liberté de folâtrer et de se dissiper, vous serez incapable de la maîtriser, quand même il s'agira de remplir un devoir avec une sérieuse attention.


22. Voilà pourquoi saint Paul, cet homme d'une prière si sainte et si parfaite, n'hésite pas de nous assurer qu'il préfère dans
la prière ne dire que cinq paroles du fond du coeur, que d'en dire dix mille de la bouche. (1 Cor 14,19). Mais cette perfection ne peut pas être de suite le partage des jeunes religieux, ni de ceux qui ne font que de commencer à servir Dieu. Ainsi il nous convient, tant que nous serons obligés de nous compter parmi les imparfaits, de nous servir dans nos prières d'un certain nombre de paroles : cette manière de prier nous conduira peu à peu à une autre plus parfaite. En effet, Dieu voyant nos efforts pour rendre nos prières dignes de Lui, bien que réellement elles soient imparfaites, nous accordera le secours dont nous avons besoin pour prier comme il faut.


23. Mais ici faisons attention qu'il y a une grande différence entre ce qui souille nos prières, ce qui les anéantit, ce qui nous les dérobe, et ce qui les dissipe. En effet, nous souillons nos prières en nous laissant aller à des pensées vaines et ridicules; nous les anéantissons, en devenant les esclaves et les jouets des soins inutiles et superflus; nous nous laissons dérober nos prières, en livrant notre esprit, sans vouloir nous en apercevoir, à des pensées vagues et indifférentes; enfin nous nous faisons illusion dans nos prières, lorsqu'en priant, nous nous laissons emporter par quelques mouvements impétueux.


24. Faisons-nous nos prières en présence de plusieurs personnes, efforçons-nous intérieurement d'humilier notre âme de la même manière que ceux qui adressent et présentent des requêtes aux princes, humilient extérieurement leur corps. Sommes-nous seuls, lorsque nous prions et sans directeur, ne nous dispensons pas des dispositions corporelles et extérieures qui conviennent à la prière; car l'esprit se conforme assez au corps dans les personnes qui ne sont pas encore fort avancées dans les voies de Dieu.


25. Tous ceux qui se présentent devant le Roi éternel, mais surtout les personnes qui veulent obtenir le pardon de leurs péchés, doivent, dans leurs intérêts spirituels, Lui offrir les sentiments sincères d'un coeur contrit et humilié. Tant que nous serons dans notre corps, nous sommes obligés d'observer l'ordre et le conseil que l'ange donna autrefois à saint Pierre (cf. Ac 12,8).


26. Ceignez-vous donc de la ceinture de l'obéissance; dépouillez-vous entièrement de votre propre volonté, et, mort à vous-même, présentez-vous devant Dieu pour Lui offrir l'encens de vos prières. Car si nous ne nous étudions qu'à connaître et à suivre la Volonté du Seigneur, nous sentirons qu'Il viendra visiter notre âme et la conduire sans danger jusqu'à la vie éternelle.


27. Si vous vous élevez au dessus de l'amour du siècle et des plaisirs de la terre, vous rejetterez loin de vous toutes les inquiétudes de la vie présente, vous débarrasserez votre esprit de toutes les pensées vaines et inutiles, et vous renoncerez à votre propre corps. La prière, en effet, n'est autre chose qu'un renoncement parfait à tout ce qui tient à ce mondé présent; c'est un oubli de toutes les choses que nous y voyons ou que nous n'y voyons pas, de celles qui sont corporelles, ainsi que de celles qui sont incorporelles. Disons donc à Dieu :
Qu'y a-t-il dans le ciel pour moi, ô mon Dieu ? rien; eh ! qu'ai-je à désirer sur la terre, si ce n'est vous, ô le Dieu de mon coeur et mon unique partage pour l'éternité ? Ce que je désire uniquement, c'est d'être si fortement uni à vous par la prière, que je ne puisse jamais en être séparé. Que les uns souhaitent et cherchent les richesses et les grandes possessions; les autres, la gloire et les honneurs : pour moi je n'ai d'autre bien ni d'autre avantage à désirer que d'être uni et attaché à mon Dieu et de placer en Lui seul toutes mes espérances et toute l’impassibilité de mon âme. (cf. Ps 72,25-28).


28. C'est la foi qui donne des ailes à la prière; car sans elle, elle ne pourrait pas pénétrer jusqu'au ciel.


29. Qui que nous soyons, éprouvons-nous les troubles et les agitations que donnent les passions et les mauvais penchants, ne nous décourageons pas, mais demandons à Dieu avec une foi ferme et avec instance d'en être délivrés, et ne perdons pas de vue que toutes les personnes qui sont enfin parvenues à la tranquillité du coeur, n'y sont arrivées qu'en passant par cette mer de troubles et d'agitations.


30. Quoiqu'un juge puisse ne pas craindre le Seigneur, il rend néanmoins justice à cause des instantes importunités dont il se voit fatigué; ainsi en agit le Seigneur à notre égard : en voyant notre âme, que nous Lui exposerons, dépouillée de sa grâce par le péché, Il lui accordera de triompher de son corps, qui est son redoutable adversaire, et de se venger des démons, ses cruels ennemis.


31. Ce bon et charitable dispensateur de dons et de faveurs exauce, sans différer, les âmes ferventes et reconnaissantes, et les fait entrer de suite dans le palais sacré de son Amour; mais Il laisse les âmes froides et sans reconnaissance souffrir longtemps la faim et la soif, afin que ces douleurs les forcent, pour ainsi dire, à persévérer dans la prière. Ces âmes malheureuses ne ressemblent que trop à des chiens qui n'ont pas plus tôt reçu un morceau de pain, qu'ils s'éloignent de la personne qui le leur a donné.


32. Ne dites pas que, quoique vous ayez fait de longues prières, vous n'avez cependant fait aucun progrès, ne devez-vous pas voir que cette constance, fut-elle toute seule, serait déjà pour vous un très grand avantage ? En effet peut-il y avoir pour vous rien de plus précieux que cette union que vous avez avec Dieu et que cette persévérance dans le saint exercice de la prière ?


33. Un criminel et un condamné au supplice tremblent moins au souvenir de la sentence qui a été ou qui sera prononcée par leurs juges, qu'un chrétien qui est possédé du désir de faire de bonnes prières, ne tremble de les faire d'une manière qui soit indigne du Seigneur. Aussi la seule pensée de la prière dans une personne sage et fervente pour son salut, suffit pour étouffer en elle tout ressentiment et tout souvenir des injures qu’elle a reçues, réprimer les mouvements de la colère, bannir les soins superflus, négliger les affaires purement temporelles, ne donner aucune attention aux afflictions et aux peines de la vie, garder une exacte tempérance, triompher des tentations, et se préserver des mauvaises pensées.


34. C'est par une prière continuelle du coeur que vous devez vous préparer à la prière intérieure et extérieure par laquelle vous voulez, en vous présentant devant Dieu, Lui offrir vos voeux et vos supplications. En vous conduisant de la sorte, n'en doutez pas, vous ferez de grands progrès en peu de temps. J'ai vu des personnes éminentes dans la vertu d'obéissance, qui, selon les forces et l'attention dont elles pouvaient jouir, se conservaient fidèlement en la présence de Dieu, lesquelles en se présentant avec leurs frères pour prier, avaient en un instant recueilli et leur esprit et leur coeur, et répandaient des torrents de larmes. C'était l'obéissance qu'elles pratiquaient avec tant de perfection, qui les avait si bien préparées à la prière.


35. La psalmodie qui a lieu dans la communauté, peut, il est vrai, exposer à des distractions et à des pensées de trouble, tandis que la psalmodie des solitaires n'est pas sujette aux mêmes inconvénients; mais la présence de nos frères recueillis et fervents peut nous procurer de la ferveur et nous tirer de la négligence, tandis que la paresse et la lâcheté des solitaires n'ont pas les mêmes remèdes.


36. La guerre que soutient un roi contre ses ennemis, lui fait connaître l'amour et l'attachement que les soldats lui portent; la prière manifeste l'amour et la tendresse que nous avons pour Dieu.


37. Elle montre à nous-mêmes le véritable état de notre âme. Ce n'est donc pas sans raison que les théologiens l'appellent le miroir de l'âme du moine.
38. Quiconque, ayant commencé un ouvrage, le continue, lorsque l'obéissance l'appelle à la prière, se trompe grossièrement : il ne suit que l'inspiration des démons; car ces infâmes voleurs nous dérobent, une à une, les heures de notre vie.


39. Quoique -vous n’ayez pas le don de prière, si quelqu'un se recommande à vous lorsque vous prierez Dieu, ne refusez pas cette recommandation; car souvent la foi vive de la personne qui nous demande le secours de nos prières, obtient pour celui à qui cette recommandation a été faite, la grâce d'une sincère contrition qui justifie et qui sauve.


40. Dieu, lorsque vous priez pour vos frères, exauce-t-Il vos prières, prenez bien garde de vous livrer à la vaine gloire : pensez que c'est leur foi qui a donné cette vertu et cette efficacité.


41. Chaque jour les précepteurs obligent leurs élèves à rendre un compte exact des leçons qu'ils leur donnent; de même Dieu nous demandera compte de la force et de la vertu qu'Il aura données à toutes nos prières. C'est pourquoi, lorsque nous prions avec le plus de ferveur, nous devons veiller sur nous avec une attention toute particulière; car c'est alors que les démons nous attaquent avec le plus de violence par des mouvements d'impatience, afin de nous faire perdre le fruit de nos prières.


42. Nous devons, sans aucun doute, pratiquer toutes les bonnes Oeuvres avec une grande affection de coeur; mais c'est surtout à la prière que nous devons cette disposition de notre âme; et nous pouvons dire qu'une âme prie avec cette sainte affection du coeur, lorsqu'elle a parfaitement triomphé de là colère.
43. Ah ! Qu’ils sont solides et durables les biens spirituels que nous avons acquis par beaucoup de prières et par de longues années d'épreuves, de travaux et de peines !


44. Quand on a le bonheur d'être uni à Dieu, on ne s'inquiète guère de quelles paroles on se servira pour Lui parler dans l'oraison; car l'Esprit saint prie Lui-même, par des gémissements ineffables dans une, personne qui se trouve dans cet heureux état. (cf. Rom 8,26).


45. Lorsque vous priez, chassez exactement de votre esprit toutes les représentations et les images qui s'y présentent, afin de ne pas tomber dans l'aveuglement et dans l'insensibilité.


46. C'est la prière, même qui vous fera connaître, et qui vous donnera l'assurance, que vos prières auront été exaucées. Or cette assurance est une grâce que nous fait le saint Esprit, par laquelle Il nous ôte tout doute et toute hésitation.


47. Avez-vous un véritable désir que vos prières soient exaucées ? Soyez bon et rempli de commisération pour vos frères; car ce sera la miséricorde que nous aurons exercée envers le prochain, qui nous fera obtenir le centuple en ce monde, et la vie éternelle en l'autre. (cf. Mt 19,29).


48. Le feu céleste enflamme de ses bienfaisantes ardeurs les prières que nous sommes résolus de faire avec amour et révérence; et, une fois qu'elles sont ainsi réchauffées, elles montent jusqu'au ciel, et en font descendre dans une âme qui prie dans ces heureuses dispositions, des flammes nouvelles, qui, la purifient et la sanctifient de plus en plus.


49. Il est des personnes qui pensent que la prière est plus utile que la méditation de la mort et de ce qui la suivra; pour moi, je loue ces deux pratiques de piété, et les regarde comme également salutaires. Je crois même qu’elles ont toutes deux la même nature.


50. Observons, que plus un cheval fort et ardent s'avance vers le but où on le dirige, plus il s'anime, s'élance et, par la rapidité de sa course, s'efforce d'arriver. Telle doit être la conduite d'une âme dans l'exercice sacré de la prière. Or par la course que fait, cette âme qui prie, j'entends les louanges qu'elle rend à Dieu. Ainsi, lorsque cette âme généreuse et ardente voit arriver l'heure du combat, elle s'anime, s'encourage, saisit ses armes, vole sur le champ de bataille et se montre invincible.


51. Il est bien pénible pour une personne dévorée par les ardeurs d'une soif brûlante, de se voir enlever l'eau dont elle allait se désaltérer; mais il est bien plus cruel pour une âme qui prie avec de grands sentiments de componction, être obligée d'interrompre son union et sa conversation avec Dieu, lesquelles lui faisaient goûter tant de douceurs et de consolations et qu'elle avait désirées avec une si grande ardeur.

 

 52. Ne mettez pas fin à votre prière, pendant que vous éprouverez en vous-même les ardeurs du feu que Dieu y a mis, et qu'il ne fera pas tarir Lui-même la source des larmes que sa grâce vous fait répandre; car peut-être dans toute votre vie vous ne rencontrerez pas une occasion aussi favorable pour vous faire mériter et pour obtenir le pardon de vos fautes.


53. Il n'arrive que trop souvent que des personnes, après avoir reçu de Dieu le don d'une oraison parfaite, après avoir même goûté quelque temps les délices et les consolations célestes, souillent misérablement leur conscience par des paroles inconsidérées et téméraires, et cherchent ensuite sans succès ce qu'elles avaient coutume de trouver dans leurs prières.


54. Il y a une grande différence entre méditer intérieurement en s'entretenant avec son propre coeur, et conduire ce même coeur en suivant les lumières de la partie supérieure de l'âme qui, étant éclairée par la foi, devient reine et capable d'offrir au Christ des hosties qui lui soient agréables. C'est donc avec raison qu'un de nos pères qui, par leur science, ont mérité le titre de théologiens, a dit, qu'un feu saint et céleste descend dans les personnes qui se livrent à la méditation pour les enflammer, et les purifier des impuretés et des souillures qui leur restent encore, et que ce même feu descend aussi dans les âmes de celles qui ont réglé leur coeur selon les lumières de la foi, pour les éclairer de plus en plus et les faire avancer dans les voies de la perfection. C'est pourquoi ce feu salutaire est justement appelé une lumière qui consume et qui éclaire. Aussi voyons-nous quelquefois des personnes sortir du saint exercice de la prière comme d'une fournaise ardente, et sentir elles-mêmes qu'elles ont été purifiées de leurs souillures et de leurs imperfections, et délivrées de la concupiscence, ce terrible et funeste foyer des péchés; et que d'autres en sortent toutes remplies de lumières, revêtues des riches habits de l'humilité et inondées d'une joie céleste. Ils ont donc prié de corps plutôt que de coeur, ceux qui dans l'oraison n'ont pas éprouvé plus ou moins l'un ou l'autre de ces deux effets; leur prière a donc été une prière judaïque.


55. Si les corps sont capables de changer en touchant d'autres corps, comment pourrait-il demeurer dans le même état, l'homme qui aurait avec une âme et des mains pures touché Dieu dans la prière ?


56. Nous trouvons dans la conduite des rois de la terre une image de la conduite de notre Roi suprême et éternel. En effet Il distribue souvent Lui-même les récompenses qu'Il accorde à ses serviteurs; d'autres fois, il les leur fait distribuer par le ministère de quelques favoris; d'autres fois il n’emploie, pour faire, cette distribution, que le ministère de quelques officiers inférieurs; enfin quelquefois Il ne les donne que d'une manière secrète et cachée. Mais remarquons que toutes ces distributions de récompenses se font selon l'humilité qui règne dans les coeurs.


57. Un roi de la terre ne manquerait pas d’avoir en horreur un sujet qui, tandis qu'il serait devant lui, détournerait le visage pour parler à son ennemi; or quelle horreur le Roi du ciel ne doit-Il pas avoir d'une personne qui dans la prière se détourne de Lui pour s'entretenir avec de mauvaises pensées et les approuver ?


58. Si le démon vient vous distraire pendant vos prières, chassez-le loin de vous, comme vous chasseriez un chien, et ne cédez jamais à ses importunités.


59. Demandez à Dieu ses dons et ses grâces par les larmes du repentir et de la pénitence; mais rappelez-vous que ce sera par l'obéissance que vous les recueillerez, et que c'est par une patience pleine de persévérance que vous devez frapper à la porte de ses Miséricordes : or cette porte est bientôt ouverte à celui qui frappe de cette manière; et tôt ou tard il obtient l'objet de ses désirs et de ses voeux, celui qui prie Dieu dans ces dispositions.


60. Je vous conseille fortement de ne pas vous charger imprudemment de prier pour une femme; car il est à craindre, que le démon ne se serve de cette occasion pour pénétrer dans votre coeur et vous enlever le trésor précieux des grâces dont Dieu vous a orné et vous a doté.


61. Une autre précaution que vous avez à prendre, c'est de ne pas considérer en particulier et de ne pas examiner scrupuleusement les fautes corporelles que vous avez faites; car vous devez craindre que votre ennemi ne vous tende encore des pièges, et ne se serve de vous-même pour vous faire tomber dans ses embuscades.


62. Le temps que vous devez employer aux exercices et aux affaires spirituelles et nécessaires, ne le prenez pas pour le consacrer à la prière; ce serait encore là une ruse par laquelle le démon voudrait vous empêcher d'obtenir ce qu'il y a de plus avantageux et de plus salutaire dans la vie religieuse.


63. Quiconque a soin de marcher en s'appuyant toujours sur le bâton fort et puissant de la prière, ne fera pas de chutes ou, s'il a le malheur de faire quelques faux pas, sa chute ne sera pas entière. Au reste, la prière est une douce et sainte violence que nous faisons à Dieu.


64. Or les victoires et les triomphes que nous remporterons sur eux, nous feront connaître et sentir quelles sont la puissance et la vertu de la prière. Voilà, pourquoi David s'écrie :
J'ai connu, ô mon Dieu, quel a été votre Amour pour moi, parce que vous m'avez donné l'assurance que, dans la guerre que je soutiens, mes ennemis n'auront aucun sujet de s'applaudir des avantages qu'ils auront remportés sur moi ( Ps 40,12). C'est encore pour cette raison que le psalmiste dit : J'ai crié de tout mon coeur, c'est-à-dire de toutes mes forces : Exaucez-moi, Seigneur, et je rechercherai la justice de vos ordonnances (Ps 118,145). C'est enfin pour nous faire comprendre cette importante vérité que le Christ nous fait entendre cette sentence : Lorsque deux ou trois personnes se trouvent réunies ensemble en mon Nom, Je me trouve au milieu d'elles (Mt 18,20).


65. Toutes les personnes, et par rapport au corps et par rapport à l'âme, ne sont pas dans les mêmes dispositions pour chanter les louanges de Dieu; car les unes aiment à chanter les psaumes avec une certaine célérité, et les autres avec une certaine lenteur : les premières en agissent de la sorte, afin, disent-elles, d'éviter les distractions et de s'en délivrer, et les dernières, parce qu'elles ont de la difficulté à bien prononcer et à comprendre les paroles qu'elles chantent.


66. Si vous implorez assidûment le secours du Roi du ciel contre vos ennemis, soyez bien assuré qu'ils ne vous fatigueront pas; car ils se retireront bien vite et d'eux-mêmes ils ne craignent rien tant que de vous fournir des occasions de vous procurer de nouveaux triomphes et de nouvelles couronnes dans les combats où vous les vaincriez en vous servant contre eux de l'arme puissante de la prière. La prière, semblable à un feu brûlant, les éloignera et les fera fuir loin de vous.


67. Ayez donc toujours une ferme confiance en Dieu, et Il sera Lui-même le maître qui vous apprendra l'art salutaire de bien prier. Nous ne pouvons absolument pas nous donner la faculté de voir; c'est Dieu qui nous l'a donnée en nous créant, mais tous les hommes ensemble seront-ils capables de nous faire discerner et connaître quelle est l'excellence de l'oraison ? Ah ! C’est Dieu seul qui peut, dans l'exercice même de la prière, nous faire comprendre et son excellence et les avantages qu'elle nous procure; oui, c'est Dieu qui donne à l'homme toute la science dont il est doué, qui accorde à celui qui prie la grâce de bien prier, et qui répand les bénédictions de sa Tendresse sur les âmes justes et saintes.

 

 

VINGT-NEUVIÈME DEGRÉ


Du ciel terrestre, c'est-à-dire de la paix de l'âme, qui la rend semblable à Dieu en la perfectionnant et en lui procurant la résurrection avant la résurrection générale.


1. Voici que, malgré mon ignorance profonde, malgré les ténèbres épaisses que mes passions répandent sur mon esprit, malgré enfin les ombres de la mort de mon corps, j'ai la témérité et la hardiesse de parler du ciel terrestre. Or si les étoiles sont le superbe ornement du firmament, les vertus sont celui de la tranquillité du coeur. C'est pour cette raison que je pense et dis que la paix ou la tranquillité de l'âme n'est rien d’autre sur la terre qu'un véritable ciel dans lequel une âme qui le possède, ne considère plus les ruses et la méchanceté des démons que comme des jeux et de vains amusements.


2. Il est donc vraiment délivré et maître en même temps de tous les troubles et de toutes les agitations de son âme, l'homme qui a purifié sa chair de toute sorte de taches et de souillures, et qui, par ce moyen, l'a rendue, en quelque façon, incorruptible; qui a su élever ses affections et ses sentiments au dessus des choses créées, et soumettre tous ses sens à l'empire de la raison et de la foi; qui enfin, par une force surnaturelle, a pu placer son âme face à face devant Dieu et la lui consacrer avec une délicieuse confiance.


3. Certains soutiennent que cet heureux état de l'âme est une résurrection, c'est-à-dire un retour de l'âme à son véritable état, avant la résurrection du corps qu'elle anime. Il en est d'autres qui vont jusqu'à dire que la paix et la tranquillité de l’âme donnent de Dieu une connaissance semblable à celle que les anges en ont.


4. Cet heureux état de l'âme, quoiqu’il soit la perfection des coeurs parfaits, est néanmoins susceptible de s'augmenter sans cesse et presque jusqu'à l'infini. C'est cette tranquillité, ainsi que m'en a assuré un grand serviteur de Dieu qui en avait fait lui-même la délicieuse expérience, laquelle sanctifie et purifie tellement une âme, la détache et la délivre si victorieusement de toutes les affections pour les choses de la terre, que, par un ravissement tout divin, elle l'élève jusque dans les cieux, et qu'après l'avoir conduite au port du salut, elle lui fait contempler Dieu même. Eh ! N’est-ce point de ce ravissement céleste qu'il avait peut-être éprouvé, que David veut parler, lorsqu'il dit :
que les dieux puissants de la terre ont été extraordinairement élevés (Ps 46,10). C'est encore ce qu'avait éprouvé ce saint religieux d'Égypte, qui, au milieu de ses frères, priait presque toujours les bras étendus vers le ciel.


5. Cependant cette admirable paix de l'âme n'est pas la même dans tous ceux qui la possèdent; car elle est plus ou moins éminente et parfaite dans les uns que dans les autres. Il y en a, par exemple, qui ont une horreur extrême pour le péché; d'autres, qui sont dévorés par le désir de s'enrichir de vertus. 6. On appelle avec raison la chasteté paix de l'âme; car cette vertu angélique est le principe de la résurrection générale, de l'incorruptibilité et de l'immortalité des créatures devenues par le péché corruptibles et mortelles.


6. Eh ! N’était-ce pas de la tranquillité de l'âme que voulait parler saint Paul, en disant :
Quel est l'homme qui a connu l'Esprit du Seigneur (1 Co 2,16) ? N'était-ce pas encore cette vertu que voulait signaler un solitaire d'Égypte, en disant qu'il n'avait plus de crainte du Seigneur ? Voulait-il marquer une autre chose que la paix de l'âme, ce religieux qui priait Dieu de lui permettre d'être encore éprouvé par le feu des tentations ? Quelle est donc encore la personne qui, avant la gloire future, puisse être jugée plus digne de cette tranquillité du coeur, que ce Syrien qui, tandis que David, si illustre parmi les prophètes, disait à Dieu : Accorde-moi , Seigneur, dans le cours de mon pèlerinage, quelque relâche et quelque repos, afin de recevoir quelque rafraîchissement avant que je parte de ce monde (Ps 38), disait lui même : Modère, Seigneur, les effusions surabondantes de grâces et de consolations dont Tu inondes mon âme ?


7. Une âme possède réellement cette précieuse paix, lorsqu'elle est portée au bien et identifiée avec la vertu, comme les méchants sont portés au mal et absorbés dans les plaisirs des sens.


8. Si le dernier comble de l'intempérance consiste à se faire violence pour manger et boire, quand on est parfaitement rassasié, la perfection de la tempérance et de la sobriété consiste à se priver de manger et de boire, lorsqu'on en a un très grand besoin; or une âme ne parvient à ce degré de vertu que par la puissance et l'autorité qu'elle a prises sur les appétits et les inclinations du corps.

Si le plus exécrable des excès auquel la luxure puisse porter l'homme qu'elle tient dans son honteux esclavage, est de chercher à contenter sa passion avec des bêtes et des objets inanimés, le plus haut degré de la chasteté est de n'être pas plus touché ni ému par les créatures animées que par celles qui ne le sont pas.
Si le dernier terme de l'avarice consiste à ne jamais cesser de travailler pour augmenter les richesses que l'on possède déjà et à ne jamais savoir se contenter, assurément la preuve la plus frappante qu'on aime et qu'on pratique la pauvreté, doit être de ne pas même épargner son propre corps. Se croire dans un état doux et tranquille au milieu des afflictions les plus cruelles, sera la preuve de la plus héroïque patience.


9. Le comble de la fureur et de la colère est bien certainement de se livrer aux emportements, lorsqu'on est seul; le comble de la douceur et de la modération doit donc être de demeurer dans le calme, soit en l'absence, soit en la présence des calomniateurs.
Si le dernier degré du délire auquel puisse faire arriver la vaine gloire, consiste à penser et à croire qu'on mérite d'être loué, et qu'on reçoit des louanges que personne ne donne ni ne peut donner; la marque la plus sûre qu'on a foulé aux pieds tout sentiment de vanité, c'est de ne pas en éprouver le plus léger mouvement au milieu même des éloges qu'on nous donne pour les bonnes Oeuvres que nous avons eu le bonheur de pratiquer.


10. Si le vrai caractère de l'orgueil, cette maudite peste des âmes, est de nous faire élever au-dessus des autres, quelque vils et méprisables que nous soyons, ne faut-il pas convenir que le caractère essentiel de l'humilité, cette mère féconde des vertus, consiste à conserver des sentiments d'abjection et de mépris pour soi-même au milieu des plus grandes entreprises et des actions les plus honorables et les plus éclatantes ?
Si c'est un témoignage irréfragable qu'on est esclave de toutes les passions, quand, sans aucune résistance, on succombe à toutes les tentations du démon, c'est, à mon avis, une marque certaine qu'il est parvenu à la bienheureuse paix de l'âme, l'homme qui peut dire ouvertement avec David :
Je ne connaissais pas le méchant qui s'éloignait de moi, cf. Ps 100,4), et ajouter : Je ne sais ni comment ni pourquoi il est venu, ni comment il s'est retiré ; car étant uni à mon Dieu par des liens si forts qu'ils ne me permettront pas de me séparer de Lui, je suis insensible à toutes ces choses et à d'autres semblables.


11. Or les personnes auxquelles Dieu a daigné accorder cette grâce si sublime, quoique revêtues d'une chair fragile, deviennent et sont des temples vivants de la Divinité, qui les dirige et les conduit dans leurs paroles, leurs actions et leurs pensées, et qui, par les lumières abondantes dont elle éclaire leur esprit, leur fait exactement connaître quelle est son adorable Volonté; et, supérieures à toutes les instructions des hommes, ces âmes fortunées s'écrient dans les sentiments d'un ravissement céleste :
Mon âme est toute brûlante de soif pour mon Dieu, qui est le Dieu fort et vivant; quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de mon Dieu ? (Ps 41,3); et elles ajoutent : Je ne peux plus supporter la violence du désir qui me presse; ô mon Dieu, je désire, je cherche et je demande cette beauté immortelle que Tu m'avais donnée avant cette chair de boue.
11.
Mais que pouvons-nous dire de plus ? Quiconque possède cette suréminente tranquillité de l'âme, n'est-il pas autorisé à dire avec saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus Christ qui vit en moi (Ga 2,20), et à dire encore avec le même apôtre : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. (2 Tm 4,7)


12. Il y a plus d'une pierre précieuse pour orner le diadème des rois, et la paix de l'âme n'est pas formée par une seule vertu, mais par la réunion de toutes les vertus — elle ne pourrait exister par l'absence d'une seule.


13. Soyez bien persuadé que cette paix est, en quelque sorte, la cour et le palais du Roi des cieux : or dans ce palais comparable à une grande cité, il y a différentes habitations pour les âmes justes : le mur qui entoure cette nouvelle Jérusalem, c'est la rémission de nos péchés. Courons donc, ô mes frères, arrivons jusqu'au lit qui nous est préparé dans ce palais céleste : nous devons y trouver un repos parfait. Eh ! si par un malheur à jamais déplorable nous nous trouvons encore chargés du poids de nos mauvaises habitudes, ou que nous soyons embarrassés par les affaires de la vie qui est si courte, appliquons-nous au moins à nous procurer une place autour du lit nuptial de l’Époux céleste. Si notre tiédeur et notre négligence nous privent encore de cet honneur et de cet avantage, faisons du moins en sorte d'entrer dans l'enceinte de ce palais; car, hélas ! il sera condamné à vivre éternellement dans une désespérante solitude avec les démons, l'homme qui, avant sa mort ne sera pas entré dans cette enceinte, ou plutôt qui n'aura pas escaladé les remparts de cette cité céleste pour pénétrer dans son enceinte. Il faut donc de toute nécessité qu'avec une détermination forte et sincère, nous disions avec David :
C'est avec le secours de mon Dieu que je veux traverser le mur, (Ps 17,30); et ce mur, le Prophète nous enseigne que ce sont nos péchés : Vos iniquités, dit-il, ont établi un mur de séparation entre vous et votre Dieu. (Is 59,2) Travaillons avec courage, ô mes amis, pour renverser ce mur de séparation que nous avons si malheureusement élevé par nos désobéissances. Procurons-nous à tout prix la rémission de nos péchés; car personne dans l'enfer ne pourra nous donner les moyens de payer les dettes que nous avons contractées en les commettant. Soyons donc pleins de zèle, ô mes chers frères, pour les intérêts de notre salut; car c'est pour cette fin que Dieu nous fait la grâce de nous enrôler dans sa milice sainte. Soyons bien convaincus que nous ne pouvons nous excuser de n'être pas animés de cette ardeur, ni sur les chutes que nous avons faites, ni sur les circonstances pénibles du temps, ni sur la difficulté de porter le joug du Seigneur; car tous ceux qui, comme nous, ont été revêtus de Jésus Christ dans le sacrement de la régénération, Dieu leur a donné le pouvoir de devenir et d'être ses enfants (cf. Jn 1,12), et c'est à eux qu'Il adresse ces paroles : Quittez vos téméraires entreprises, considérez et reconnaissez que Je suis votre Dieu (cf. Ps 45,11), et que : Je suis la paix solide et véritable des coeurs. Or c'est à ce Dieu de paix que nous devons gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.


Cette sainte tranquillité transporte de la terre au ciel une âme qui connaît et qui sent sa misère, et réveille le courage d'un pécheur rempli d'humilité, pour le faire sortir de l'ordre de ses passions. Mais l’amour, qui est au-dessus de toute louange, accorde aux personnes qui en sont ornées le pouvoir d’être placées parmi les anges qui sont les princes du peuple de Dieu.

 

 

TRENTIÈME DEGRÉ


De la réunion des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité.


1. Après avoir parlé de toutes les choses qui nous ont occupés jusqu'à présent, nous pouvons dire avec l'Apôtre qu'il nous reste à considérer la foi, l'espérance et la charité, vertus qui sont le fondement et le lien de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Or la plus grande et la plus belle de ces trois vertus, c'est la charité; car Dieu même est appelé Amour.


2. Nous envisagerons la foi comme un rayon du soleil qui nous éclaire; l'espérance, comme la lumière de ce rayon qui nous dirige et nous encourage; et la charité, comme ce soleil tout entier qui nous enflamme et féconde en nous tout le bien que nous faisons. Cependant nous devons dire que ces trois vertus concourent à former la même lumière et la même splendeur.


3. La foi nous rend capables d'exécuter tout ce qu'elle nous fait entreprendre. La miséricorde de Dieu affermit et fortifie l’espérance, et ne souffre pas que cette vertu soit troublée ni confondue. La charité ne fait point de chute, ne s'arrête pas dans sa course et ne permet pas à celui qu'elle a blessé de ses divines flèches, de se donner du repos ni de cesser de se livrer à des actions que l'esprit du monde regarde comme déraisonnables et insensées; mais c'est ici une sage et heureuse folie.


4. Toutes les fois qu'on veut parler de la charité, c'est de Dieu même. Qu'on juge par là combien est grande, difficile et périlleuse la chose que désirent entreprendre les personnes qui ne feraient pas attention à la grandeur de ce qu'elles vont commencer, en voulant parler de Dieu.


5. Les anges connaissent l'excellence de la charité selon le degré de lumière que le Seigneur leur a communiqué.


6.
Dieu est amour (1 Jn 4), et celui qui prétendrait expliquer dans ses paroles ce que c'est que Dieu, serait plus insensé et plus aveugle qu'une personne qui voudrait compter tous les grains de sable qui sont sur les bords et dans les abîmes de la mer.


7. La charité est donc quelque chose de semblable à Dieu, et par sa puissance elle rend les hommes qui la possèdent semblables à lui, autant que leur nature peut en être susceptible. Les effets qu'elle produit dans une âme qui en est ornée, c'est de la livrer à une sainte et délicieuse ivresse, d'être pour elle une fontaine intarissable de foi, un abîme de justice et de patience, et un océan d'humilité.


8. La charité chasse de l'esprit toute pensée désavantageuse au prochain;
elle ne pense jamais mal de personne (1 Cor 13,5).


9. La charité, la paix du cœur, et l’adoption que Dieu fait de nous au baptême pour être ses enfants chéris, sont trois choses qui ne diffèrent entre elles que de nom, à peu près de la même manière que le feu, la lumière et la flamme. Elles ont toutes les trois la même nature, la même action et les mêmes effets : telle est l'idée que vous devez en avoir.


10. On a plus ou moins de crainte, selon que la charité est plus ou moins parfaite. Il est rempli de charité, ou bien cette vertu est entièrement éteinte dans lui, le chrétien qui ne craint plus rien.


11. Je crois ne pas faire une chose inutile, que de me servir ici de comparaisons tirées des actions humaines afin de donner à comprendre quelle est la crainte, l'ardeur, le zèle, les soins, l'empressement, le respect, l'obéissance et l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Heureux donc l'homme qui aime Dieu avec une affection aussi ardente qu'un amant insensé chérit la beauté qui a si misérablement ravi son cœur ! Heureux encore celui qui n'a pas pour Dieu moins de crainte, qu'un criminel n’en a pour les juges qui doivent le juger et le condamner ! Heureux encore le chrétien dont le zèle et l'ardeur dans les voies de Dieu enflamment le cœur autant que l'ardeur et le zèle enflamment celui des serviteurs fidèles et dévoués à leurs maîtres temporels ! Heureux encore celui qui n'a pas pour la pratique des vertus une affection moins prononcée ni moins ardente que les maris jaloux n'en ont pour leurs épouses qu'ils adorent ! Heureuses encore les personnes qui, dans leurs prières, se présentent à Dieu avec le même respect que les officiers se présentent devant leur souverain ! Heureuses enfin les âmes qui s'appliquent à plaire à Dieu avec la même attention, que les hommes eux-mêmes s'étudient à plaire à d'autres hommes !

 

12. Une mère dont le cœur est tout de tendresse, n'aime pas tant à serrer dans ses bras et à presser sur son sein maternel l'enfant à qui elle a donné le jour et qu'elle nourrit, qu'un enfant véritable de la charité ne se complaît à s'unir à son Dieu.


13. Une personne qui en aime ardemment une autre, s'imagine voir toujours l'objet de son ardent amour, le couvre dans elle-même des baisers les plus tendres et les plus affectueux, et le sommeil même n'est pas capable de détourner son esprit ni son cœur de cet objet chéri : l'amour qu'elle a pour cette personne, la lui représente dans des songes. Or ce qui arrive ordinairement dans l'ordre naturel, arrive aussi dans les choses d'un ordre surnaturel. C'est ce qu'a merveilleusement bien exprimé une âme qui avait été blessée de la flèche de l'amour de Dieu :
Je dors, disait-elle, parce que je suis obligée de céder aux besoins de mon corps; mais mon cœur veille toujours à cause de la grandeur de mon amour (Cant 5,2).


14. Mais remarquez, ô vous à qui l'on peut se fier, que l'âme, semblable à un cerf, après avoir donné la mort à toutes les bêtes féroces qui voulaient la dévorer, est brûlée d'une soif ardente pour le Seigneur; et, percée du trait de son amour, elle soupire sans cesse après lui comme après une source d'eau rafraîchissante, tombe en défaillance et semble vouloir se perdre et s'anéantir dans Dieu.


15. Il n'est pas toujours facile de reconnaître quelle est la cause et quel est le principe de la faim qu'on éprouve; mais on ne peut pas en dire autant de la soif : elle paraît ouvertement, et fait assez voir au dehors les ardeurs dont elle tourmente intérieurement la personne qui la souffre. C'est pourquoi un grand serviteur de Dieu a dit :
Mon âme est toute brûlante de soif pour Dieu, qui est le Dieu fort et vivant (Ps 118).


16. Si la présence d'un ami que nous chérissons bien tendrement, produit en nous un changement remarquable, si elle nous rend joyeux et contents, et qu'elle soit capable d'éloigner de nos cœurs toute peine et tout chagrin; quel changement, je vous le demande, ne doit pas opérer la Présence de Dieu dans une âme pure, sainte et enflammée d'amour pour Lui, lorsqu'Il se présente à elle d'une manière invisible, il est vrai, mais qui n'en est pas moins sensible ni délicieuse ?


17. La crainte de Dieu qui vient d'un sentiment profond du cœur, a coutume de laver et de purifier une âme de toutes ses souillures. C'est pourquoi le psalmiste adresse au Seigneur cette prière admirable :
Transperce, ô mon Dieu, mes chairs de ta crainte comme avec des clous (Ps 118). Mais il en est que le saint amour de Dieu dévore et consume, selon cette parole de Salomon : Tu m'as percé le cœur, oui, tu m'as percé le cœur. (Cant 4,9). On en rencontre d'autres que l'amour de Dieu éclaire tellement de ses lumières qu'ils sont tout transportés de joie et d'allégresse, et s'écrient : Mon cœur a mis dans le Seigneur, toute son espérance, et j'ai été secouru, et ma chair a comme refleuri (Ps 27). Eh ! N’en soyons pas étonnés : la joie du cœur ne répand-elle pas sur le visage une fraîcheur semblable à celle d'une fleur ? Lorsqu'une personne a le bonheur d'être enflammée par les ardeurs de la charité, et, en quelque sorte identifiée avec cette vertu céleste, on voit dans elle, comme dans un miroir, la beauté de son âme. N'est-ce pas ce qui arriva au conducteur du peuple de Dieu ? Moïse, cet homme extraordinaire avait souvent contemplé la Face de Dieu, mais ne fut-il pas publiquement environné de sa Gloire ?


18. Ceux qui sont parvenues au degré de charité, qui est propre aux anges, oublient jusqu'à la nourriture que réclament les besoins de leur corps, et n'y pensent même pas. Eh ! ne voyons-nous pas souvent que dans le cours des choses purement naturelles, une passion violente est capable de faire perdre la pensée de manger ? Ce que nous avons dit de la charité n’a donc rien d'étonnant.


19. Je pense même que les corps de ceux que la charité rend, en quelque façon incorruptibles, sont moins exposés aux maladies; car la flamme toute pure de la charité les ayant purifiés, après avoir éteint dans eux les feux de la concupiscence, fait qu'ils ne sont pas exposés à la corruptibilité.


20. C'est pourquoi j'ose assurer, parce que j'en suis intimement convaincu, que ces personnes prennent leur nourriture sans goût et sans plaisir; car, si l'humidité de la terre nourrit et conserve les plantes, le feu sacré de l'amour de Dieu nourrit et conserve les âmes.


21. L'accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de la charité; mais la perfection de la chasteté est le commencement des véritables connaissances théologiques.


22. Dieu, par une parole mystérieuse et secrète, instruit Lui-même les personnes qui Lui sont parfaitement unies dans toutes les puissances de leur âme et de leur corps; mais pour celles qui ne sont pas unies à Dieu de cette manière, il leur est très difficile de pouvoir parler de Lui.


23. Le Verbe de Dieu donne une chasteté parfaite, et, par sa Présence dans un cœur, il donne la mort à la mort même. Or la destruction de la mort donne à ceux qui aspirent à la connaissance des mystères, les lumières nécessaires pour y parvenir.


24. Ainsi lorsque c'est par l'Esprit de Dieu que nous parlons à Dieu, nos paroles sont, en quelque sorte, les paroles de Dieu même lesquelles sont toutes saintes et doivent subsister éternellement.


25. La chasteté élève donc véritablement un homme à la connaissance des mystères célestes; de manière qu'il conçoit la doctrine qui nous enseigne le mystère d'un seul Dieu en trois personnes.


26. Quiconque aime Dieu sincèrement, ne manque pas d'aimer son prochain, car c'est l'amour que nous avons pour nos frères qui manifeste et démontre celui que nous avons pour Dieu.


27. Cet amour de notre prochain ne nous permet pas de souffrir que devant nous on parle mal des autres, de nous livrer nous-mêmes à la médisance : ce vice nous fait horreur et nous craignons plus de nous en rendre coupables, que de tomber dans le feu.


28. Nous pouvons comparer une personne qui nous assure qu'elle aime Dieu, et qui néanmoins nourrit dans son cœur des sentiments de colère et d'animosité, à un homme qui pendant son sommeil s'imagine voyager et courir.


29. La charité se fortifie par l'espérance; car c'est cette dernière vertu qui nous fait attendre le prix et la récompense de notre charité.


30. Or l'espérance est un don du ciel qui nous enrichit de biens spirituels et invisibles.


31. C'est un trésor assuré que nous possédons en ce monde, et qui doit nous mettre en possession du trésor immense et éternel que nous attendons dans l'autre.


32. Cette divine vertu nous console et nous soutient dans nos peines et nos travaux, nous ouvre la porte de la charité, chasse de nos cœurs tout sentiment de désespoir; et, quoique les biens éternels ne soient pas encore en notre disposition, elle nous les fait, en quelque façon, posséder et goûter sur la terre.

 

33. La charité périt dès que l'espérance se retire et manque. C'est l'espérance qui nous encourage à supporter avec une héroïque patience les peines et les chagrins de la vie présente; c'est elle qui nous fait aimer nos sueurs et nos travaux; c'est elle qui nous environne des Miséricordes du Seigneur.


34. C'est par sa puissante protection que le religieux étouffe la tiédeur, et triomphe parfaitement de la paresse et de l'ennui.


35. Le goût que nous avons pour les faveurs et les dons célestes fait naître en nous les sentiments de l'espérance. La personne qui ne les goûte pas, dans le fond de son âme, ces dons célestes court de grands dangers de ne pas persévérer.

 

36. L'espérance et la colère sont deux ennemis irréconciliables. En effet l'espérance ne couvre jamais de confusion, et la colère nous couvre de honte.


37. La charité obtient le don de prophétie et de miracles elle est une source intarissable de lumières divines, un foyer de flammes célestes qui plus elles se répandent en abondance dans notre cœur, plus elles l'enflamment et le consument; elle fait maintenant le bonheur des anges, et nous fait avancer nous-mêmes en gloire pour l'éternité.


38. Ô belle vertu ! ô la plus belle des vertus ! Dis-nous, nous t’en supplions, dis-nous : Où tu mènes paître tes chères brebis, où tu prends ton repos pendant les ardeurs du midi. (cf. Cant 1,7). Éclaire-nous ! Répands sur nous ta divine rosée, dirige-nous, conduis-nous et tire-nous enfin à toi; car nous désirons ardemment de monter jusqu'au palais que tu habites. Tu commandes à toute chose, tu règne sur tout; mais tu as blessé mon cœur (cf. Cant 4,9); je ne peux plus contenir les ardeurs dont tu l'as embrasé, et je brûle du désir de vous louer; je vous dirai donc :
Tu domines sur la puissance de la mer, et, quand il te plaît, tu adoucis et calmes le mouvement et la violence de ses flots; tu humilies et tu brises les superbes dans leur orgueil, comme des hommes percés de traits; et par la force de ton bras, tu as dispersé tes ennemis (Ps 88,9-10), et tu as rendu invincibles ceux qui t’aiment. Que ne m'est-il donné de te contempler, comme le saint patriarche Jacob put le faire, lorsque tu étais appuyée sur cette échelle mystérieuse qu'il vit !

Ah ! Aimable charité, daigne te rend

re favorable à ma prière — apprends-moi, s'il te plaît, dans quel état je dois être pour pouvoir monter sur cette échelle et arriver jusqu'à toi ? Quel est le moyen qu'il me faut employer pour cela, quel est le prix et quelle est la récompense que mérite la personne qui t’aime, et qui, pour monter cette échelle dont les échelons sont autant de vertus, les arrange et les dispose dans son cœur avec une grande activité ? Je désirerais encore savoir quel est le nombre de ces échelons, et combien de temps il faut pour parvenir au dernier. Jacob, qui lutta autrefois avec un ange et qui mérita de voir cette échelle, nous a bien dit quels sont ceux qui doivent nous conduire pour y monter; mais il n'a pas voulu, ou plutôt pour parler plus correctement, n'a pas pu nous apprendre quelque chose de plus sur ce mystère.


Après donc que j'eus parlé de la sorte, il me sembla que la charité se montra à moi du haut des cieux et fit entendre ces paroles à mon âme : Tant que tu ne seras pas délivré de la prison de ton corps, il ne te sera pas possible, malgré ton amour pour Dieu, de voir et de contempler les traits de ma beauté : contente-toi donc de savoir que cette échelle, au haut de laquelle tu me vois appuyée, te marque par ses échelons l'ordre et l'enchaînement des vertus, ainsi que vous l'a dit ce grand homme qui, dès son vivant même, fut initié dans les mystères de Dieu; car c'est lui qui t’apprend qu
'à présent ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent et sont nécessaires; mais que la charité est la plus excellente des trois. (1 Co 13,13).

 

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