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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 09:29

 I. DU RENONCEMENT

Quand au commencement, Dieu créa l'homme, « il le plaça dans le paradis », comme dit la sainte Écriture (Gen. 2, 15), après l'avoir orné de toute vertu, et il lui donna le précepte de ne pas manger de l'arbre qui se trouvait au milieu du paradis (Gen. 2, 16-17). Et l'homme vivait dans les délices du paradis, dans la prière et la contemplation, comblé de gloire et d'honneur, possédant l'intégrité de ses facultés, dans l'état naturel où il avait été créé. Car Dieu a fait l'homme à son image (Gen. 1, 27), c'est-à-dire immortel, libre et paré de toute vertu. Mais quand il eut transgressé le précepte en mangeant de l'arbre dont Dieu lui avait interdit de manger, il fut chassé du paradis (cf. Gen. 3, 23). Déchu de son état naturel, il se trouvait dans l'état contre nature, c'est-à-dire dans le péché, l'amour de la gloire, l'attachement au plaisir de cette vie et dans les autres passions qui le dominaient, puisqu'il s'en était fait l'esclave par sa transgression. Dès lors, le mal augmenta progressivement et « la mort régna » (Rom. 5, 14). Nulle part on ne rendait de culte à Dieu, partout on l'ignorait. Comme l'ont dit les Pères, seuls quelques hommes, inspirés par la loi naturelle, connaissaient Dieu : tels Abraham et les autres Patriarches, Noé et Job. Bref, ils étaient peu nombreux et fort rares ceux qui connaissaient Dieu. Alors l'Ennemi déploya toute sa méchanceté et « ce fut le règne du péché » (Rom. 5, 21). Alors parurent l'idolâtrie, le polythéisme, la sorcellerie, les meurtres et les autres maléfices du diable.
Mais le bon Dieu enfin eut pitié de sa créature et lui donna par Moïse la loi écrite, dans laquelle il interdit certaines choses et en prescrivit d'autres : Faites ceci, ne faites pas cela. Il donna des commandements et ajouta aussitôt : « Le Seigneur ton Dieu est seul Seigneur » (Deut. 6, 4), afin de détourner du polythéisme l'esprit des Israélites, puis : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme et de tout ton esprit » (Deut. 6, 5). Partout il proclame que Dieu est unique et qu'il n'en est point d'autre. Car en disant : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », il montre qu'il est seul Dieu et seul Seigneur. Il dit encore dans le Décalogue : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras lui seul. Tu t'attacheras à lui et jureras par son nom » (Deut. 6, 13). Et enfin : « Tu n'auras pas d'autres dieux, ni aucune image de ce qui est en haut dans le ciel et de ce qui est en bas sur la terre » (Deut. 5, 7-8). Car les hommes adoraient toutes les créatures.
Le bon Dieu a donc donné la loi pour secourir, pour convertir, pour corriger le mal : pourtant le mal ne fut pas corrigé. Dieu envoya des prophètes, mais eux-mêmes ne purent rien. Car le mal dépassa toute limite. Selon la parole d'Isaïe : « Ce n'est ni une blessure, ni une meurtrissure, ni une plaie vive : point d'onguent à y appliquer, ni huile, ni pansements » (Is. 1, 6). Autrement dit, le mal n'est pas partiel ni localisé, mais répandu dans tout le corps, il enveloppe l'âme tout entière et enserre toutes ses facultés. « Point d'onguent à y appliquer », etc., puisque tout était asservi au péché, tout était en son pouvoir. Jérémie déclarait aussi : « Nous avons soigné Babylone, et elle n'a pas guéri » (Jér. 28, 9), comme s'il disait : Nous avons manifesté ton nom, nous avons proclamé tes commandements, tes bienfaits, tes promesses ; nous avons annoncé à Babylone des assauts d'ennemis, et pourtant « elle n'a pas guéri », c'est-à-dire, elle ne s'est pas repentie, elle n'a pas eu peur, elle ne s'est pas détournée de sa malice. Il est encore dit ailleurs : « Ils n'ont pas accepté la leçon » (Jér. 2, 30), c'est-à-dire, l'avertissement, l'instruction. Et dans le psaume : « Leur âme prit en horreur toute nourriture, et ils touchèrent aux portes de la mort. » (Ps. 106, 18).
Alors donc, dans sa bonté et son amour des hommes, Dieu envoie son Fils unique (cf. Jn 3, 16), car Dieu seul pouvait guérir et vaincre un tel mal. Les prophètes ne l'ignoraient pas. David le disait clairement : « Toi qui trônes sur les Chérubins, montre-toi. Réveille ta force et viens nous sauver ! » (Ps. 79, 2-3). « Seigneur, abaisse les cieux et descends ! » (Ps. 143, 5), et tant d'autres paroles semblables. Tous les autres prophètes, chacun à sa manière, ont ainsi souvent élevé la voix, soit pour le supplier de venir, soit pour se dire assurés de sa venue.
Notre Seigneur est donc venu, se faisant homme à cause de nous, « pour guérir, dit saint Grégoire, le semblable par le semblable, l'âme par l'âme, la chair par la chair. Car il s'est fait homme en tout, sauf le péché. » Il a pris notre être même, les prémices de notre nature, et il est devenu un nouvel Adam « à l'image de celui qui l'avait créé » (Col. 3, 10), restaurant l'état de nature, et rendant aux facultés leur intégrité première. Homme, il a renouvelé l'homme déchu, il l'a délivré de l'esclavage et de l'entraînement violent du péché. Car c'est par une contrainte tyrannique que l'homme était entraîné par l'ennemi, et ceux-là mêmes qui voulaient éviter le péché étaient presque forcés de le commettre. Comme le disait l'Apôtre en notre nom : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le commets » (Rom. 7, 19).
Dieu, fait homme pour nous, a donc libéré l'homme de la tyrannie de l'ennemi. Il a renversé toute sa puissance, brisé sa force même, et nous a soustraits à son emprise et à son esclavage, pourvu que nous-mêmes nous ne consentions pas à pécher. Car il nous a donné, comme il l'a dit, « le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions et toute la puissance de l'ennemi » (Lc 10, 19), en nous purifiant de toute faute par le saint baptême. Le saint baptême, en effet, remet et efface tout péché. De plus, connaissant notre faiblesse et prévoyant que, même après le saint baptême, nous commettrions encore le péché — n'est-il pas écrit : « L'esprit de l'homme est porté au mal dès sa jeunesse » ? (Gen. 8, 21) —, Dieu nous a donné dans sa bonté de saints commandements qui nous purifient. Ainsi nous pouvons, si nous le voulons, être de nouveau purifiés par la pratique des commandements et non seulement de nos péchés, mais même de nos passions. Car les passions sont différentes des péchés. Les passions sont la colère, la vaine gloire, l'amour du plaisir, la haine, le désir mauvais, et toutes dispositions de ce genre. Les péchés, eux, sont les actes mêmes des passions, lorsqu'on met à exécution et qu'on accomplit corporellement les œuvres impérées par les passions. Et certes, il est possible d'avoir des passions et de ne pas les mettre en œuvre.
Dieu nous a donc donné, comme je l'ai dit, des préceptes qui nous purifient même de nos passions, des mauvaises dispositions de notre homme intérieur (cf. Rom. 7, 22 ; Éphés. 3,16). Il donne à celui-ci le discernement du bien et du mal, il lui fait reprendre conscience et lui montre les causes de son péché : « La loi disait : ne commets pas d'adultère ; et moi je dis : N'aie pas de mauvais désirs (Matth. 5, 27 ; cf. Ex. 20, 14). La loi disait : Ne tue pas ; et moi je dis : Ne te mets pas en colère » (Matth. 5, 21 ; cf. Ex. 20, 13). Car si tu as de mauvais désirs, bien qu'actuellement tu ne commettes point d'adultère, la convoitise ne cessera de te harceler intérieurement jusqu'à ce qu'elle t'ait entraîné à l'acte même. Si tu t'irrites et t'excites contre ton frère, il arrivera un moment où tu diras du mal de lui, puis tu lui dresseras des embûches, et ainsi peu à peu tu en viendras finalement au meurtre.
La loi disait encore : « Œil pour œil, dent pour dent », etc. (Ex. 21, 24). Mais le Seigneur exhorte non seulement à recevoir avec patience le coup de celui qui nous gifle, mais encore à lui présenter humblement l'autre joue (cf. Matth. 5, 38-39). Car le but de la loi était de nous apprendre à ne pas faire ce que nous ne voulions pas souffrir. Elle nous empêchait donc de faire le mal par la peur de souffrir. Mais ce qui est demandé maintenant, je le répète, c'est de rejeter la haine même, l'amour du plaisir, l'amour de la gloire et les autres passions.
En un mot, le dessein du Christ notre Maître est précisément de nous apprendre comment nous en sommes venus à commettre tous ces péchés, comment nous sommes tombés dans tous ces mauvais jours. Il nous a donc d'abord libérés par le saint baptême, comme je l'ai déjà dit, en nous accordant la rémission des péchés ; puis il nous a donné le pouvoir de faire le bien, si nous voulons, et de n'être plus entraînés comme par force dans le mal. Car les péchés oppriment et entraînent celui qui leur est asservi, selon la parole : « Chacun est enserré dans les liens de ses propres fautes » (Prov. 5, 22). Le Christ nous apprend ensuite par les saints commandements comment être purifiés même de nos passions, afin qu'elles ne nous fassent plus retomber dans les mêmes péchés. Il nous montre enfin la cause qui fait aller jusqu'au mépris et à la transgression des préceptes de Dieu ; il nous en fournit ainsi le remède pour que nous puissions obéir et être sauvés.
Quel est donc ce remède et quelle est la cause du mépris ? Écoutez ce que dit Notre Seigneur lui-même : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes » (Matth. 11, 29). Voici que brièvement, d'une seule parole, il nous montre la racine et la cause de tous les maux, avec son remède, source de tous les biens ; il nous montre que c'est relèvement qui nous a fait tomber, et qu'il est impossible d'obtenir miséricorde sinon par la disposition contraire, qui est l'humilité. De fait relèvement engendre le mépris et la funeste désobéissance, tandis que l'humilité engendre l'obéissance et le salut des âmes, j'entends l'humilité véritable, non pas un abaissement tout en paroles et en attitudes, mais une disposition vraiment humble, dans l'intime du cœur et de l'esprit. C'est pourquoi le Seigneur dit : « que je suis doux et humble de cœur ».
Que celui qui veut trouver le vrai repos pour son âme, apprenne donc l'humilité ! Puisse-t-il voir qu'en elle se trouvent toute la joie, toute la gloire et tout le repos, comme dans l'orgueil se trouve tout l'opposé ! Et en effet comment sommes-nous venus dans toutes ces tribulations ? Pourquoi sommes-nous tombés dans toute cette misère ? N'est-ce pas à cause de notre orgueil ? A cause de notre folie ? N'est-ce pas pour avoir suivi notre mauvais propos et pour nous être attachés à l'amertume de notre volonté ? Mais pourquoi cela ? L'homme n'a-t-il pas été créé dans la plénitude du bien-être, de la joie, du repos et de la gloire ? N'était-il pas au paradis ? On lui a prescrit : Ne fais pas ceci, et il l'a fait. Voyez-vous l'orgueil ? Voyez-vous l'arrogance ? Voyez-vous l'insoumission ? « L'homme est fou, dit Dieu en voyant cette insolence ; il ne sait pas être heureux. S'il ne traverse pas des jours mauvais, il ira se perdre tout à fait. S'il n'apprend pas ce qu'est l'affliction, il ne saura pas ce qu'est le repos. » Alors Dieu lui donna ce qu'il méritait, en le chassant du paradis. Il fut désormais livré à son égoïsme et à ses volontés propres, afin qu'en s'y brisant les os, il apprît à suivre non plus son propre sens, mais le précepte de Dieu. Ainsi la misère même de la désobéissance lui enseignerait le repos de l'obéissance, selon la parole du prophète : « Ta rébellion t'instruira » (Jér. 2, 19).
Cependant la bonté de Dieu, comme je le répète souvent, n'a pas abandonné sa créature, mais elle se tourne encore vers elle et de nouveau la rappelle : « Venez à moi, vous tous qui êtes las et accablés, et je vous soulagerai » (Matth. 11, 28). C'est-à-dire : Vous voilà fatigués, vous voilà malheureux, vous avez fait l'expérience du mal de votre désobéissance. Allons, convertissez-vous enfin ; allons, reconnaissez votre impuissance et votre honte, pour revenir à votre repos et à votre gloire. Allons, vivez par l'humilité, vous qui étiez morts par l'orgueil. « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes » (Matth. 11, 29).
Oh ! Mes frères, que ne fait pas l'orgueil ? Oh ! Quel pouvoir possède l'humilité ! Qu'avait-on besoin de tous ces détours ? Si dès le commencement, l'homme s'était humilié et avait obéi à Dieu en gardant son commandement, il ne serait pas tombé. Après sa déchéance, Dieu lui a encore fourni une occasion de se repentir et d'obtenir miséricorde, et il a gardé la tête haute. Dieu, en effet, est venu lui dire : « Adam, où es-tu ? » (Gen. 3, 9), c'est-à-dire : De quelle gloire es-tu tombé ? Et dans quelle honte ? Puis il lui demanda : « Pourquoi as-tu péché ? Pourquoi as-tu désobéi ? » Voulant par là lui faire dire : « Pardonne-moi ». Mais où est-il ce « Pardonne-moi »? Il n'y a ni humilité ni repentir, mais le contraire. L'homme réplique : « La femme que tu m'as donnée, s'est jouée de moi » (Gen. 3, 12). Il ne dit pas : « Ma femme », mais « La femme que tu m'as donnée », comme on dirait : « Le fardeau que tu m'as mis sur la tête. » Il en est ainsi, frères : quand un homme ne s'attache pas au blâme de soi, il ne craint pas d'accuser Dieu lui-même. Dieu s'adresse ensuite à la femme et lui dit : « Pourquoi n'as-tu pas gardé, toi non plus, le commandement ? », comme s'il disait précisément : « Toi au moins, dis : Pardonne-moi, pour que ton âme s'humilie et obtienne miséricorde. » Mais là encore pas de « Pardonne-moi » ! La femme répond à son tour : « Le serpent m'a trompée » (Gen. 3, 13), comme pour dire : « Si lui a péché, en quoi suis-je coupable, moi ? » Que faites-vous, malheureux ? Faites au moins une métanie, reconnaissez votre faute, ayez pitié de votre nudité ! Mais aucun des deux ne daigna s'accuser, et ni l'un ni l'autre ne montra la moindre humilité.
Et maintenant, vous voyez clairement à quel état nous sommes parvenus, dans quels maux nombreux nous a portés la manie de se justifier, la confiance en soi, et l'attachement à la volonté propre : ce sont là rejetons de l'orgueil, ennemi de Dieu, comme ceux de l'humilité sont le blâme de soi, la défiance de son jugement et la haine de la volonté propre qui, eux, permettent de se reprendre et de revenir à l'état de nature par la purification des saints commandements du Christ. Car sans humilité, il est impossible d'obéir aux commandements ni d'arriver à un bien quelconque, comme le dit l'abbé Marc : « Sans contrition du cœur, il est impossible de s'affranchir du mal, il est absolument impossible d'acquérir une vertu. » C'est donc par la contrition du cœur qu'on accepte les commandements, qu'on s'éloigne du mal, qu'on acquiert les vertus, et qu'on revient enfin dans son repos.
Cela, tous les saints le savaient ; aussi cherchaient-ils, par une vie toute d'humilité, à s'unir à Dieu. Car il y eut des amis de Dieu qui, après le saint baptême, non seulement renoncèrent aux actes des passions, mais voulurent vaincre les passions elles-mêmes et devenir impassibles : tels saint Antoine, Pacôme et les autres Pères théophores4. Ayant pour dessein de se purifier « de toute souillure de la chair et de l'esprit », comme dit l'Apôtre (II Cor. 7, 1), et sachant que c'est par la garde des commandements, nous l'avons déjà dit, que l'âme est purifiée, et que l'esprit, purifié aussi pour ainsi dire, recouvre la vue et revient à son état de nature — n'est-il pas écrit : « Le commandement du Seigneur est limpide, il illumine les yeux » (Ps. 18, 9) —, les Pères comprirent que, dans le monde, ils ne pourraient facilement parvenir à la vertu. Ils conçurent donc pour eux-mêmes une existence à part, une conduite spéciale, je veux dire la vie monastique, et ils commencèrent à fuir le monde pour habiter les déserts et vivre dans les jeûnes, les chameunies, les veilles et autres macérations, dans un renoncement total à la patrie, aux parents, aux richesses et aux biens. En un mot, ils crucifièrent le monde à eux-mêmes. Et non seulement ils gardèrent les commandements, mais ils offrirent à Dieu des présents. Voici comment : Les commandements du Christ ont été donnés à tous les chrétiens, et tout chrétien est tenu de les observer. Ce sont, pourrait-on dire, des impôts dus à un roi. Celui qui refuse de payer des impôts au roi, échappera-t-il au châtiment ? Mais il y a dans le monde de grands et illustres personnages qui, non contents de payer des impôts au roi, lui font encore des présents, et méritent par là beaucoup d'honneur, de faveurs et de dignités.
Et c'est ainsi que les Pères, non contents de garder les commandements, offrirent à Dieu des présents ; ces présents sont la virginité et la pauvreté. Ce ne sont pas des commandements, ce sont des présents. Nulle part il n'est écrit : « Tu ne prendras pas femme, tu n'auras pas d'enfant. » Le Christ n'a pas non plus donné un commandement, lorsqu'il a dit : « Vends ce que tu possèdes. » Certes quand le docteur de la loi l'aborda en disant : « Maître, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? », il répondit : « Tu connais les commandements : tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain », etc. Mais son interlocuteur lui disant qu'il avait observé tout cela depuis sa jeunesse, le Christ ajouta : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres », etc. (Matth. 19, 16-21 ; cf. Mc 10, 17-20). Vous voyez, il n'a pas dit : « vends ce que tu possèdes » comme un ordre, mais comme un conseil. Car dire « si tu veux », n'est pas commander, mais conseiller.
Nous disions donc que les Pères offrirent à Dieu comme présents, en plus des autres vertus, la virginité et la pauvreté, et, comme nous l'avions dit auparavant, ils crucifièrent le monde à eux-mêmes et luttèrent ensuite pour se crucifier au monde, selon la parole de l'Apôtre : « Le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde » (Gal. 6, 14). Quelle est donc la différence ? Le monde est crucifié pour l'homme, quand un homme renonce au monde pour vivre dans la solitude, et qu'il abandonne parents, richesses, biens, occupations, affaires : le monde est alors crucifié pour lui, puisqu'il l'a abandonné, et c'est ce que dit l'Apôtre : « Le monde est crucifié pour moi. » Puis il ajoute : « et moi pour le monde ». Comment l'homme est-il crucifié au monde ? Quand après avoir quitté les choses extérieures, il fait la guerre aux plaisirs et aux convoitises des choses ainsi qu'à ses volontés, et mortifie ses passions, il est alors lui-même crucifié au monde et peut dire avec l'Apôtre : « Le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde. »
Ainsi les Pères, disions-nous, après avoir crucifié le monde à eux-mêmes, s'efforcèrent par des combats de se crucifier aussi au monde. Nous, nous avons paru crucifier le monde à nous-mêmes, en le quittant pour venir au monastère, mais nous refusons de nous crucifier au monde : car nous jouissons encore de ses plaisirs, nous gardons ses affections, nous éprouvons de l'attrait pour sa gloire, du goût pour des aliments, pour des vêtements. Qu'un outil soit bon, et nous nous y attachons : nous laissons cet outil de rien prendre chez nous la place d'un centenier1, comme dit l'abbé Zosime. Apparemment nous avons quitté le monde et abandonné ce qui est du monde en venant au monastère, et par des bagatelles nous assouvissons la convoitise du monde ! C'est une grande sottise de notre part de souffrir qu'après avoir renoncé à des choses considérables, nous satisfaisions nos passions avec les plus insignifiantes. Chacun de nous, en effet, a laissé ce qu'il possédait, de grands biens si nous en avions, ou le peu qui nous appartenait, chacun selon ses moyens ; puis nous sommes venus au monastère, et là, comme je l'ai dit, nous satisfaisons notre convoitise par des choses misérables et sans valeur. Nous ne devons pas agir ainsi. Nous avons renoncé au monde et aux choses du monde ; il faut de même renoncer à l'attachement aux choses matérielles. Il faut savoir ce qu'est ce renoncement, pourquoi nous sommes venus au monastère, et aussi quel est l'habit que nous prenons, afin de nous y conformer et de lutter à l'exemple de nos Pères.
L'habit que nous portons se compose d'une tunique sans manches, d'une ceinture de cuir, d'un scapulaire et d'une cuculle. Mais ce sont des symboles, et nous devons savoir ce qu'ils signifient pour nous.
Pourquoi   portons-nous  une  tunique  sans  manches ?
Pourquoi n'avons-nous pas de manches, alors que tous les autres en ont ? Les manches sont le symbole des mains, et les mains signifient la pratique. Aussi quand nous vient la pensée d'accomplir par les mains quelque chose du vieil homme, par exemple voler, frapper ou commettre n'importe quel autre péché par les mains, nous devons être attentifs à notre habit et reconnaître que nous n'avons pas de manches, c'est-à-dire que nous n'avons pas de mains pour faire ce qui est du vieil homme.
De plus, notre tunique porte une marque de pourpre. Que signifie cette marque ? Tous les soldats au service du roi ont de la pourpre sur leur manteau. Le roi en effet portant la pourpre, tous ses soldats mettent sur leur manteau de la pourpre, c'est-à-dire l'insigne royal, pour montrer qu'ils sont au roi et font la guerre pour lui. Nous aussi, nous portons la marque de pourpre sur notre tunique, pour montrer que nous sommes soldats du Christ et que nous devons supporter toutes les souffrances qu'il a endurées pour nous. Car pendant sa Passion, notre Maître a porté le manteau de pourpre (cf. Jn 19, 2) : d'abord comme Roi, car il est « le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs » (Apoc. 19, 16) ; ensuite parce qu'il fut tourné en dérision par ces impies. En portant la marque de pourpre, nous faisons donc profession, comme je le disais, d'endurer toutes ses souffrances ; et, de même que le soldat ne quitte pas son service pour se faire cultivateur ou commerçant — ce qui serait déchoir de son métier, puisque, selon l'Apôtre, « aucun soldat ne s'embarrasse des affaires de la vie civile, s'il veut donner satisfaction à qui l'a enrôlé » (II Tim. 2, 4) —, ainsi devons-nous, nous aussi, lutter pour n'avoir plus aucun souci des choses de ce monde et vaquer à Dieu seul, assidûment et sans distraction, comme il est dit de la vierge (cf. I Cor. 7, 34-35).
Nous avons aussi une ceinture. Pourquoi portons-nous une ceinture ? La ceinture que nous portons est d'abord le signe que nous sommes prêts au travail. Quiconque en effet veut travailler commence par se ceindre, puis se met ainsi à l'ouvrage, selon la parole : « Que vos reins soient ceints » (Lc 12, 35). D'autre part, la ceinture étant faite d'une peau morte, montre que nous devons mortifier notre amour du plaisir. Car la ceinture se place sur les hanches : or, c'est là que sont les reins, où réside, dit-on, la puissance concupiscible de l'âme. C'est ce que dit l'Apôtre : « Mortifiez vos membres terrestres, fornication, impureté, etc. » (Col. 3, 5).
Nous avons également un scapulaire. Il se place sur les épaules à la manière d'une croix ; c'est dire que nous portons sur nos épaules le symbole de la croix, suivant la parole : « Prends ta croix et suis-moi » (cf. Matth. 16, 24). Et qu'est-ce que cette croix, sinon la mort parfaite que réalise en nous la foi au Christ ? Car « la foi, dit encore le Géronticon, couvre toujours les obstacles et nous rend aisée la pratique », celle qui nous conduit à cette mort parfaite, laquelle consiste à mourir à tout ce qui est de ce monde : après avoir quitté ses parents, il faut aussi lutter contre l'affection qu'on a pour eux ; de même après avoir renoncé à ses richesses, à ses biens et à toute chose, il faut encore renoncer à leur attrait même, comme nous l'avons déjà dit. Tel est le parfait renoncement.
Nous prenons aussi une cuculle : c'est un symbole de l'humilité. Car les petits enfants, qui sont innocents portent des cuculles, mais l'homme adulte n'en porte pas. Si donc nous en portons, c'est pour être comme des petits enfants quant à la malice, selon la parole de l'Apôtre : « Ne soyez pas enfants par le jugement, mais montrez-vous petits enfants quant à la malice » (I Cor. 14,20). Que signifie donc « être petit enfant quant à la malice » ? Le petit enfant, étant sans malice, ne se met pas en colère si on l'injurie il n'éprouve pas de vanité si on l'honore, et il ne s'afflige pas si on lui prend ses affaires, car il est petit enfant quant à la malice ; il n'entretient pas une passion, il ne revendique pas de gloire.
La cuculle est encore un symbole de la grâce de Dieu. De même que la cuculle protège et tient au chaud la tête de l'enfant, ainsi la grâce divine protège notre esprit, comme le dit le Géronticon : « La cuculle est le symbole de la grâce de Dieu notre Sauveur, qui protège la partie supérieure de l'âme et entoure de soins notre enfance dans le Christ, à cause de ceux qui s'efforcent toujours de frapper et de blesser. »
Ainsi nous avons sur les hanches la ceinture, ce qui signifie la mortification de l'appétit irrationnel. Nous avons sur les épaules le scapulaire, qui est une croix. Et nous avons aussi la cuculle, qui est un symbole de l'innocence et de l'enfance dans le Christ. « Vivons donc conformément à notre habit, comme disent les Pères, pour ne pas porter un habit qui nous soit étranger. » Nous avons abandonné les grandes choses, abandonnons aussi les petites. Nous avons quitté le monde, quittons aussi ses affections, car, comme je l'ai dit, celles-ci, par des choses infimes et misérables qui ne méritent aucun intérêt, nous attachent encore au monde à notre insu.
Si donc nous voulons être parfaitement affranchis et libérés, apprenons à retrancher nos volontés, et ainsi progressant peu à peu avec l'aide de Dieu, nous parviendrons au détachement. Car rien n'est aussi profitable à l'homme que de retrancher sa volonté propre. En vérité, par ce moyen, on progresse pour ainsi dire au-delà de toute vertu.  Comme le voyageur qui, en chemin, trouvé un raccourci et l'empruntant gagne ainsi une bonne parties de la route, tel est celui qui marche par cette voie du retranchement de la volonté : car en retranchant sa volonté, on obtient le détachement, et du détachement, on parvient, Dieu aidant, à une parfaite apatheia.
Or, il est possible, en un court espace de temps, de retrancher dix volontés. Voici comment : Un frère fait un petit tour, il aperçoit quelque chose. Une pensée lui dit : « Regarde là », mais lui répond : « Non, je ne regarde pas. » Il retranche sa volonté et ne regarde pas. Il trouve ensuite des frères en train de parler. Une pensée lui suggère : « Dis, toi aussi, ton mot. » Il retranche sa volonté et ne parle pas. Une autre pensée surgit alors : « Va donc demander au cuisinier ce qu'il prépare. » Il n'y va pas, mais retranche sa volonté. Il voit par hasard un objet : l'idée lui vient de demander qui l'a apporté. Il retranche sa volonté et n'interroge pas. Ainsi par ces retranchements répétés, il acquiert une habitude, et, après les petites choses, il se met à retrancher même les grandes avec aisance. De la sorte il parvient enfin à n'avoir plus du tout de volonté propre. Quoi qu'il arrive, cela le contente, comme si cela venait de lui. Alors qu'il ne veut plus faire sa volonté, il se trouve la faire toujours. Car tout ce qui arrive et ne dépend pas de lui, lui convient. Il se trouve ainsi sans attache, et de ce détachement, comme je l'ai dit, il parvient à l'apatheia.
Voyez à quels progrès conduit peu à peu le retranchement de la volonté propre, voyez ce qu'était ce bienheureux Dosithée ! De quelle vie molle et sensuelle ne venait-il pas, lui qui n'avait même pas entendu dire un mot de Dieu ? Et pourtant, vous savez à quels sommets l'ont porté en peu de temps la pratique fidèle de l'obéissance et du retranchement de la volonté propre. Vous savez aussi comment Dieu l'a glorifié et n'a pas laissé tomber en oubli pareille vertu. Il l'a révélée à un saint Vieillard qui vit Dosithée au milieu de tous les saints, jouissant de leur félicité.
Je vais vous conter un autre fait dont je fus aussi le témoin, pour que vous appreniez que l'obéissance et l'absence de toute volonté propre délivre l'homme même de la mort. Alors que j'étais au monastère de l'abbé Séridos, un disciple d'un grand Vieillard de la région d'Ascalon vint y faire une commission de la part de son abbé. Celui-ci lui avait donné l'ordre de rentrer le soir même dans sa cellule. Mais survint alors une très violente tempête, des averses et des coups de tonnerre ; le torrent voisin était en pleine crue. Pourtant, le frère voulait repartir à cause de la parole du Vieillard. Nous lui demandions de rester, tenant pour impossible qu'il se tirât du fleuve sain et sauf ; mais lui ne voulait pas se laisser convaincre. Nous finîmes par dire : « Allons avec lui jusqu'au fleuve. Quand il l'aura vu, de lui-même il fera demi-tour. » Nous sortîmes donc avec lui. Quand nous atteignîmes le fleuve, le frère ôta ses vêtements, les attacha sur sa tête, se ceignit de sa pèlerine et se jeta dans le fleuve, en plein dans ce courant terrible. Nous restions là, frappés de terreur et tremblant pour sa vie, mais lui continua de nager et se trouva bientôt sur l'autre rive. Il remit ses vêtements, nous fit de loin une métanie, prit congé et partit en courant. Nous, nous demeurions stupéfaits et remplis d'admiration devant la puissance de la vertu : alors que nous avions eu peur, rien qu'à regarder, lui avait traversé sans danger grâce à son obéissance.
Il arriva quelque chose de semblable à un frère que son abbé avait envoyé pour leurs besoins au bourg, chez son commissionnaire. Se voyant entraîné au mal par la fille de ce personnage, il dit seulement : « O Dieu, par les prières de mon père, délivre-moi ! » Aussitôt, il se trouva sur la route de Scété, revenant vers son père. Voyez la puissance de la vertu, voyez le pouvoir d'une parole, quel secours procure le seul fait d'en appeler aux prières de son père ! Ce frère a dit : « O Dieu, par les prières de mon père, délivre-moi ! » et aussitôt, il s'est trouvé sur la route. Considérez leur humilité et leur prudence à tous deux. Ils étaient dans la gêne et le vieillard voulait envoyer le frère chez celui qui faisait leurs commissions. Il ne lui dit pas : « Va ! », mais : « Veux-tu y aller ? » De même le frère ne répondit pas : « J'y vais », mais : « Je ferai ce que tu veux. » Car il redoutait à la fois les occasions de chute et la désobéissance à son père. Plus tard, la gêne se faisant plus pressante, le vieillard lui dit : « Va ! mets-toi en route », et il ne lui dit pas : « J'ai confiance que mon Dieu te protégera », mais : « J'ai confiance par les prières de mon père qu'il te protégera. » De même le frère, au moment de la tentation, ne dit pas : « Mon Dieu, délivre-moi ! » mais : « O Dieu, par les prières de mon père, délivre-moi ! » Ainsi chacun d'eux mettait son espérance dans les prières de son père.
Voyez comment ils ont joint l'humilité à l'obéissance. De même en effet que, dans l'attelage d'un char, l'un des chevaux ne peut devancer l'autre, sinon le char se brise : ainsi l'humilité doit-elle aller de pair avec l'obéissance. Et comment peut-on obtenir cette grâce, sinon, comme je l'ai dit, en usant de violence pour briser ses volontés et en s'abandonnant, après Dieu, à son père, sans jamais douter, mais en faisant tout comme ces deux frères, avec la pleine assurance d'obéir à Dieu ? Alors on est digne de miséricorde, on est digne d'être sauvé.
On rapporte qu'un jour, saint Basile visitant ses monastères, demanda à l'un des higoumènes : « As-tu quelqu'un qui soit sur la voie du salut? » — « Grâce à tes prières, Monseigneur, répondit l'abbé, nous voulons tous être sauvés. » Mais le saint demanda encore : « As-tu quelqu'un qui soit sur la voie du salut ? » Cette fois, l'abbé comprit, car il était lui aussi un spirituel, et il répondit : « Oui ». — « Amène-le moi », dit le saint. Le frère arrive et le saint lui dit : « Donne de quoi me laver. » Le frère s'en va et lui rapporte le nécessaire. Après s'être lavé, saint Basile prit l'eau à son tour et dit au frère : « Accepte, et lave-toi aussi. » Sans discuter, le frère reçut l'eau versée par le saint. Après l'avoir ainsi éprouvé, saint Basile lui dit encore : « Quand j'entrerai dans le sanctuaire, viens me rappeler que je veux t'imposer les mains. » Le frère obéit encore sans discuter. Quand il vit saint Basile dans le sanctuaire, il vint le lui rappeler. L'évêque lui imposa les mains et le prit avec lui. Qui en effet méritait plus que ce bienheureux frère de vivre avec ce saint homme de Dieu ?
Quant à vous, vous n'avez pas l'expérience de cette obéissance qui ne raisonne pas, et vous ne connaissez pas non plus le repos qu'on trouve en elle. J'interrogeai un jour le vieillard, l'abbé Jean, disciple de l'abbé Barsanuphe : « Maître, l'Écriture dit que c'est par beaucoup de tribulations qu'il nous faut entrer dans le Royaume des cieux (Act. 14, 22). Or, je constate que je n'ai pas la moindre tribulation. Que dois-je donc faire pour ne pas perdre mon âme ? » Car je n'avais aucune tribulation, aucun souci. S'il m'arrivait d'avoir une pensée, je prenais ma tablette et j'écrivais au vieillard, — c'est en effet par écrit que je l'interrogeais, avant d'être à son service — et je n'avais pas fini d'écrire que j'en ressentais déjà soulagement et profit. Tels étaient donc mon insouciance et mon repos. Cependant, comme j'ignorais la puissance de la vertu et que j'entendais dire que c'est par beaucoup de tribulations qu'on entre dans le Royaume des cieux, je m'inquiétais de n'être pas éprouvé. Mais quand je fis part de ma crainte au vieillard, il me déclara : « Ne te tracasse pas : toi, tu n'es pas en cause. Tous ceux qui se livrent à l'obéissance des Pères, possèdent cette insouciance et ce repos. »


  II. DE L'HUMILITÉ

 « Avant tout, dit un vieillard, nous avons besoin de l'humilité, et devons être prêts à dire : Pardon ! Pour toute parole que nous entendons, car c'est par l'humilité que sont anéantis tous les maléfices de notre ennemi et antagoniste. » Cherchons quel est le sens de cette parole du vieillard. Pourquoi dit-il : « Avant tout, nous avons besoin de l'humilité », et non pas plutôt : « Avant tout, nous avons besoin de la tempérance » ? L'Apôtre dit en effet : « Le lutteur se prive de tout » (I Cor. 9, 25). Ou pourquoi le vieillard ne dit-il pas : « Avant tout, nous avons besoin de la crainte de Dieu », puisque l'Écriture affirme que « le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur » (Ps. 110, 10) et qu'« on se détourne du mal par la crainte du Seigneur » (Prov. 15, 27) ? Pourquoi pas non plus : « Avant tout, nous avons besoin de l'aumône, ou de la foi » ? Il est écrit en effet : « Par les aumônes et la foi, les péchés sont purifiés » (Prov. 15, 27). L'Apôtre dit aussi que « sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu » (Héb. 11, 6). Si donc « il est impossible de plaire sans la foi », si « par les aumônes et la foi les péchés sont purifiés », si « par la crainte du Seigneur l'homme se détourne du mal », si « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse », si enfin « le lutteur se prive de tout », pourquoi le vieillard dit-il : « Avant tout, nous avons besoin de l'humilité », en laissant de côté tout cela, qui est si nécessaire ? C'est qu'il veut nous montrer que ni la crainte de Dieu elle-même, ni l'aumône, ni la foi, ni la tempérance, ni aucune autre vertu, ne peut exister sans l'humilité. Et c'est pour cette raison qu'il dit : « Avant tout, nous avons besoin de l'humilité, et devons être prêts à dire : Pardon ! pour toute parole que nous entendons, car c'est par l'humilité que sont anéantis tous les maléfices de notre ennemi et antagoniste. »
Vous voyez, frères, quelle est la puissance de l'humilité. Vous voyez combien il est efficace de dire : « Pardon ! » Mais pourquoi le diable est-il appelé non seulement « ennemi », mais encore « antagoniste » ? On l'appelle « ennemi » à cause de sa haine insidieuse pour l'homme et pour le bien ; « antagoniste », parce qu'il s'efforce d'entraver toute bonne œuvre. Quelqu'un veut-il prier ? Il s'y oppose et y met obstacle par des mauvaises pensées, par la distraction obsédante, par l'acédie. Un autre veut-il faire l'aumône ? Il l'arrête par l'avarice, par la ladrerie. Un autre veut-il veiller ? Il l'empêche par la paresse, par la nonchalance. Bref, il s'oppose à tout ce que nous entreprenons de bon. C'est pourquoi on l'appelle non seulement « ennemi », mais aussi « antagoniste ». Donc « par l'humilité sont anéantis tous les maléfices de notre ennemi et antagoniste ».
Car elle est vraiment grande, l'humilité. Tous les saints ont marché par cette voie de l'humilité et en ont abrégé le parcours par la peine, selon la parole : « Vois mon humilité et ma peine, et enlève tous mes péchés » (Ps. 24, 18). « Même seule, l'humilité peut, comme le disait l'abbé Jean, nous introduire, quoique plus lentement. » Humilions-nous donc un peu, nous aussi, et nous serons sauvés. Même si nous ne pouvons, faibles comme nous le sommes, accomplir de pénibles travaux, tâchons de nous humilier. Et j'ai confiance en la miséricorde de Dieu que le peu que nous aurons fait humblement nous vaudra d'être, nous aussi, parmi ces saints qui ont beaucoup peiné au service de Dieu. Oui, nous sommes faibles et incapables de nous livrer à ces labeurs, mais ne pouvons-nous pas nous humilier ?
Bienheureux, frères, celui qui possède l'humilité ! Grande est l'humilité, et il désignait fort bien celui qui possède une véritable humilité, ce saint qui disait : « L'humilité ne s'irrite pas et n'irrite personne. » Ceci pourtant ne semble pas convenir, car l'humilité s'oppose à la seule vaine gloire, dont elle préserve l'homme. Or, on s'irrite à propos de richesses et à propos de nourritures. Comment peut-on dire alors que « l'humilité ne s'irrite pas et n'irrite personne » ? C'est que l'humilité, nous l'avons dit, est grande. Elle est si puissante qu'elle attire la grâce de Dieu dans l'âme, et la grâce de Dieu une fois présente, protège l'âme contre ces deux graves passions. Qu'y a-t-il en effet de plus grave que de s'irriter et d'irriter le prochain ? Evagre le disait : « Il ne convient absolument pas au moine de se mettre en colère. » Oui, vraiment, si celui qui s'irrite n'est pas aussitôt défendu par l'humilité, il glisse peu à peu dans un état démoniaque, troublant les autres et se troublant lui-même. Et c'est pour cette raison que le vieillard dit : « L'humilité ne s'irrite pas et n'irrite personne. »
Mais que dis-je ? Est-ce seulement de ces deux passions que l'humilité protège ? C'est bien plutôt de toute passion, de toute tentation qu'elle protège l'âme. Quand saint Antoine eut contemplé toutes les embûches tendues par le diable, il demanda à Dieu en gémissant : « Qui les surmontera ? » Que lui répondit Dieu ? « L'humilité les surmontera. » Et quelle autre parole admirable ajouta Dieu? « Et elles n'ont pas prise sur elle. » Voyez-vous, Révérends, la puissance, voyez-vous la grâce d'une vertu ? En venté, rien n'est plus puissant que l'humilité, rien ne l'emporte sur elle. Si quelque chose de fâcheux arrive à l'humble, aussitôt il s'en prend à lui-même, aussitôt il juge qu'il l'a mérité, il ne souffre pas d'en faire reproche à quelqu'un, ni d'en rejeter la faute sur un autre. Il supporte simplement, sans trouble, sans accablement, et en toute quiétude. C'est pourquoi « l'humilité ne s'irrite pas et n'irrite personne ». Aussi le saint a-t-il bien fait de dire : « Avant tout, nous avons besoin de l'humilité. »
Il y a deux espèces d'humilité, comme il y a deux espèces d'orgueil. La première espèce d'orgueil consiste à mépriser son frère, à ne faire aucun cas de lui, comme s'il n'était rien, et à se croire supérieur à lui. Si l'on ne fait pas preuve aussitôt d'une sérieuse vigilance, on en vient peu à peu à la seconde espèce qui consiste à s'élever contre Dieu même, et à attribuer ses bonnes œuvres à soi et non à Dieu.
En vérité, mes frères, j'ai connu quelqu'un qui était tombé dans cet état pitoyable. Au début, quand un frère lui parlait, il le méprisait et disait : « Qu'est-ce que celui-là ? Il n'y a au monde que Zosime et ses disciples. » Puis ceux-là aussi, il se mit à les mépriser et à dire : « Il n'y a que Macaire », et peu après : « Qu'est-ce que Macaire ? Il n'y a que Basile et Grégoire ! » Mais il les méprisa bientôt, eux aussi : « Qu'est-ce que Basile ? Qu'est-ce que Grégoire, disait-il. Il n'y a que Pierre et Paul. » — « Certainement, frère, lui dis-je, tu mépriseras aussi Pierre et Paul. » Et croyez-moi, peu de temps après, il se mit à dire : « Qu'est-ce que Pierre et qu'est-ce que Paul ? Il n'y a que la Sainte Trinité. » Finalement, il s'éleva contre Dieu même, et ce fut sa ruine. C'est pourquoi, mes frères, nous devons lutter contre la première espèce d'orgueil, pour ne pas tomber peu à peu dans l'orgueil complet.
Il y a aussi un orgueil mondain et un orgueil monastique. L'orgueil mondain consiste à s'élever contre son frère parce qu'on est plus riche, plus beau, mieux vêtu ou plus noble que lui. Quand nous voyons que nous nous glorifions de ces choses, ou de ce que notre monastère est plus grand, plus riche ou plus nombreux, sachons que nous sommes encore dans l'orgueil mondain. Il en est de même quand on tire vanité de qualités naturelles : par exemple, on se glorifie d'avoir une belle voix et de bien psalmodier, ou d'être habile, de travailler et de servir correctement. Ces motifs sont plus élevés que les premiers, pourtant c'est encore de l'orgueil mondain. L'orgueil monastique consiste à se glorifier de ses veilles, de ses jeûnes, de sa piété, de ses observances, de son zèle, ou encore à s'humilier par gloriole. Tout cela est de l'orgueil monastique. Si nous devons nécessairement nous enorgueillir, il convient que notre orgueil porte du moins sur des choses monastiques et non sur des choses mondaines. Nous avons donc expliqué quelle est la première espèce d'orgueil et quelle est la seconde ; nous avons défini également l'orgueil mondain et l'orgueil monastique. Montrons maintenant quelles sont les deux espèces d'humilité.
La première consiste à tenir son frère pour plus intelligent que soi et supérieur en tout ; c'est en somme, comme le disait un saint, « se mettre au-dessous de tous ». La seconde espèce d'humilité, c'est d'attribuer à Dieu les bonnes œuvres. Telle est la parfaite humilité des saints. Elle naît naturellement dans l'âme de la pratique des commandements. Voyez en effet les arbres abondamment chargés de fruits : ces fruits font plier et baisser les branches. Au contraire, la branche qui ne porte pas de fruit se dresse en l'air et pousse droite. Il y a même certains arbres dont les branches ne portent pas de fruit, tant qu'elles poussent droit vers le ciel. Mais si on y suspend une pierre pour les attirer en bas, alors elles produisent du fruit. Ainsi en est-il de l'âme : quand elle s'humilie, elle porte du fruit, et plus elle en produit, plus elle s'humilie. Car plus les saints approchent de Dieu, plus ils se voient pécheurs.
Je me souviens que nous parlions un jour de l'humilité, et un notable de Gaza nous entendant dire que plus on approche de Dieu, plus on se voit pécheur, était dans l'étonnement : « Comment est-ce possible ? » disait-il. Il ne comprenait pas et voulait avoir l'explication. — Monsieur le notable, lui demandai-je, dites-moi, que pensez-vous être dans votre cité ? — Un grand personnage, me répondit-il, le premier de la cité. — Si vous alliez à Césarée, pour qui vous tiendriez-vous là-bas ? — Pour inférieur aux grands de cette ville. — Et si vous alliez à Antioche ? — Je m'y considérerais comme un villageois. — Et à Constantinople, auprès de l'Empereur ? — Comme un miséreux. — Et voilà, lui dis-je. Tels sont les saints : plus ils approchent de Dieu, plus ils se voient pécheurs. Abraham, quand il vit le Seigneur, s'appela « terre et cendre » (Gen. 18, 27). Isaïe disait : « O misérable et impur que je suis ! » (Is. 6, 5). De même lorsque Daniel était dans la fosse aux lions et qu'Habacuc arriva avec le déjeuner, en lui disant : « Prends le déjeuner que Dieu t'envoie », que dit Daniel ? « Le Seigneur s'est donc souvenu de moi ! » (Dan. 14, 36-37). Voyez-vous quelle humilité possédait son cœur? Il était dans la fosse, au milieu des lions, ceux-ci ne lui faisaient aucun mal, et cela non seulement une première fois, mais une seconde (cf. Dan. 6 et 14) ; cependant, après tout cela, il s'étonnait et disait : « Le Seigneur s'est donc souvenu de moi ! »
Voyez l'humilité des saints ! voyez les dispositions de leur cœur ! Même envoyés par Dieu au secours des hommes, ils refusaient par humilité et fuyaient l'honneur. Si l'on jette une loque malpropre sur un homme tout habillé de soie, il cherche à l'éviter pour ne pas salir son précieux vêtement. De même les saints, revêtus des vertus, fuient la gloire humaine de peur d'en être souillés. Au contraire, ceux qui désirent la gloire ressemblent à un homme nu qui ne cesse de chercher un lambeau d'étoffe ou n'importe quoi pour couvrir son indécence. Ainsi celui qui est dénué de vertus recherche la gloire des hommes.
Envoyés par Dieu au secours d'autrui, les saints refusaient donc par humilité. Moïse disait : « Je vous en supplie, prenez un autre qui soit capable ; moi, je suis bègue, et ma langue est embarrassée. » (Ex. 4, 10). Et Jérémie : « Je suis trop jeune ! » (Jér. 1, 6). Tous les saints en général, ont acquis cette humilité, nous l'avons dit, par la pratique des commandements. Comment elle est ou comment elle naît dans l'âme, nul ne peut l'exprimer par des mots à quiconque ne l'a pas apprise de l'expérience ; personne ne saurait l'apprendre par de simples paroles.
Un jour, l'abbé Zosime parlait de l'humilité, et un sophiste qui se trouvait là, entendant ses propos, voulut en avoir le sens précis : « Dis-moi, lui demanda-t-il, comment peux-tu te croire pécheur ? Ne sais-tu pas que tu es saint, que tu possèdes des vertus ? Tu vois bien que tu pratiques les commandements ! Comment, dans ces conditions, peux-tu croire que tu es un pécheur ? » Le vieillard ne trouvait pas la réponse à lui donner, mais il lui dit : « Je ne sais pas comment te le dire, mais c'est ainsi ! » Le sophiste cependant le harcelait pour avoir l'explication. Mais le vieillard, ne trouvant toujours pas comment lui exposer la chose, se mit à dire avec sa sainte simplicité : « Ne me tourmente pas ; je sais bien, moi, qu'il en est ainsi. »
Voyant que le vieillard ne savait que répondre, je lui dis : « N'est-ce pas comme la sophistique ou la médecine ? Lorsqu'on apprend bien ces arts et qu'on les pratique, on acquiert peu à peu par cet exercice même, une sorte d'habitus de médecin ou de sophiste. Nul ne pourrait dire, ni ne saurait expliquer comment lui est venu cet ' habitus '. Peu à peu, comme je l'ai dit, et inconsciemment l'âme l'a acquis par l'exercice de son art. On peut penser la même chose de l'humilité : de la pratique des commandements naît une disposition d'humilité, qui ne peut être expliquée par des paroles. » A ces mots, l'abbé Zosime fut rempli de joie et m'embrassa aussitôt en me disant : « Tu as trouvé l'explication. C'est bien comme tu le dis. » Quant au sophiste, il fut satisfait et admit lui aussi le raisonnement.
En effet, certaines paroles des vieillards nous font bien entrevoir cette humilité, mais la disposition psychique elle-même, nul ne saurait dire ce qu'elle est. Lorsque l'abbé Agathon fut près de sa fin, les frères lui dirent : « Toi aussi, Père, tu as de la crainte ? » Il répondit : « Sans doute, j'ai fait mon possible pour garder les commandements, mais je suis un homme ; et comment pourrais-je savoir si mes œuvres ont plu à Dieu ? Car autre est le jugement de Dieu, autre celui des hommes. » Voyez, ce vieillard nous a ouvert les yeux pour entrevoir l'humilité et nous a indiqué une voie pour l'atteindre. Mais comment elle est ou comment elle naît dans l'âme, je l'ai dit souvent, nul ne saurait le dire ; et on ne peut non plus la saisir par un raisonnement, si l'âme par ses œuvres n'a pas mérité de l'apprendre. Ce qui la procure, les Pères l'ont dit. Il est raconté en effet dans le Géronticon qu'un frère demanda à un vieillard : « Qu'est-ce que l'humilité ? » Le vieillard répondit : « L'humilité est une œuvre grande et divine. La voie de l'humilité, ce sont les labeurs corporels accomplis ' avec science ', c'est se tenir au-dessous de tous, et prier Dieu sans cesse. » Telle est la voie de l'humilité, mais l'humilité elle-même est divine et incompréhensible.
Mais pourquoi est-il dit que les labeurs corporels portent l'âme à l'humilité? Comment les labeurs corporels sont-ils vertu de l'âme ? Car se tenir au-dessous de tous, nous avons dit plus haut que cela s'opposait à la première espèce d'orgueil. Comment, en effet, celui qui se met au-dessous de tous, pourrait-il se croire plus grand que son frère, s'élever en quelque chose, blâmer ou mépriser quelqu'un ? De même pour la prière continuelle, c'est évident aussi, puisqu'elle s'oppose à la seconde espèce d'orgueil. Car il est manifeste que l'homme humble et pieux, sachant que rien de bon ne peut se faire en son âme sans le secours et la protection de Dieu, ne cesse jamais de l'invoquer pour qu'il lui fasse miséricorde. Et celui qui prie Dieu sans cesse, quelque bonne œuvre qu'il lui soit donné d'accomplir, il en connaît la source et il ne peut en concevoir de l'orgueil ni l'attribuer à ses propres forces. C'est à Dieu qu'il attribue toute bonne œuvre, et il ne cesse de le remercier et de l'invoquer, craignant que la perte d'un tel secours ne laisse apparaître sa faiblesse et son impuissance à lui. Ainsi l'humilité le fait prier et la prière le rend humble, et toujours plus il fait de bien, toujours plus il s'humilie ; et plus il s'humilie, plus il reçoit de secours et progresse par son humilité.
Pourquoi donc est-il dit que les labeurs corporels aussi procurent l'humilité ? Quelle influence peut avoir le labeur du corps sur une disposition de l'âme? Je vais vous le dire. Lorsque l'âme s'est écartée du précepte pour tomber dans le péché, elle a été livrée, la malheureuse, dit saint Grégoire, à la concupiscence et à la pleine liberté de l'erreur. Elle a aimé les biens corporels et, d'une certaine manière, s'est trouvée faire comme une seule chose avec le corps, devenue chair tout entière, selon la parole : « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, car ils sont chair » (Gen. 6, 3). Ainsi la malheureuse âme souffre avec le corps, elle est affectée elle-même de tout ce qu'il fait. C'est pourquoi le vieillard dit que même le labeur corporel conduit à l'humilité. De fait, les dispositions de l'âme ne sont pas les mêmes chez le bien portant et chez le malade, chez celui qui a faim et chez celui qui est rassasié. Elles ne sont pas les mêmes non plus chez l'homme monté sur un cheval et chez l'homme monté sur un âne, chez celui qui est assis sur un trône et chez celui qui est assis par terre, chez celui qui porte de beaux vêtements et chez celui qui est vêtu misérablement. Donc, le labeur humilie le corps, et quand le corps est humilié, l'âme l'est aussi avec lui, de sorte que le vieillard a eu raison de dire que même le labeur corporel conduit à l'humilité. C'est pourquoi quand Evagre fut tenté de blasphème, n'ignorant pas dans sa sagesse que le blasphème vient de l'orgueil et que l'humiliation du corps entraîne l'humilité de l'âme, il passa quarante jours sans entrer sous un toit, de sorte que son corps, rapporte le narrateur, produisait de la vermine comme les bêtes sauvages Cette peine n'était pas pour le blasphème, mais pour l'humilité. Le vieillard a donc bien fait de dire que les labeurs corporels aussi conduisent à l'humilité. Que le bon Dieu nous donne la grâce de l'humilité qui arrache l'homme à de grands maux et le protège de grandes tentations !

 

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